« Durant l’été 2001, ma femme et moi avons fait un tour en Bourgogne. Nous avons aimé le paysage, le vin, la nourriture (sauf l’andouillette, beurk !) et les prix. Le récent euro était à un faible niveau, pesant moins de 90 centimes de dollar et tout en France nous semblait bon marché. L’euro n’est pas resté faible. Son taux de change vis-à-vis du dollar a fluctué au cours du temps, parfois allant jusqu’à 1,60 dollar, mais il n’est presque jamais revenu à proximité de la valeur symbolique d’un dollar. Jusqu’à présent.

GRAPHIQUE 1 Taux de change de l'euro vis-à-vis du dollar

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source : FRED

A l’instant où j’écris ceci, l’euro et le dollar sont à la même parité. C’est en soi symbolique : cela ne fait pas de différence qu’un euro vaille 1,01 dollar ou 0,99 dollar. Ce qui est important est la saisissante glissade de la valeur de l’euro. Que se passe-t-il ? Et pourquoi cela est important ?

Un déclin de l’euro vis-à-vis du dollar peut rendre les exportations européennes plus attrayantes aux acheteurs en-dehors de la zone euro, mais cela alimente une inflation européenne déjà élevée en augmentant les prix en euros des biens que la zone euro importe, des céréales aux produits industriels.

La plupart des analyses modernes des taux de change s’appuient sur un article classique, "Expectations and exchange rate dynamics", écrit par feu Rudiger Dornbusch, économiste au MIT, qui a eu une énorme et salutaire influence dans le domaine ; j’ai affirmé qu’il avait sauvé la macroéconomie internationale. Dornbusch estime que les taux de change sont déterminés à long terme par les fondamentaux, c’est-à-dire en l’occurrence que la valeur de la devise d’une économie tend à aller au niveau auquel son industrie est compétitive sur les marchés mondiaux.

Mais la politique monétaire peut éloigner temporairement une devise de sa valeur de long terme. Supposons que la Réserve fédérale relève ses taux d’intérêt tandis que sa consœur la Banque Centrale Européenne ne le fait pas. La hausse des rendements sur les actifs en dollar va attirer des capitaux aux Etats-Unis, poussant la valeur du dollar à la hausse. Cependant, les investisseurs financiers vont normalement s’attendre à ce que la valeur du dollar finisse par revenir à sa valeur de long terme, si bien que les rendements plus élevés sur les actifs en dollar seront compensés par les pertes en capital attendus de la baisse future du dollar. Et ces pertes seront d’autant plus importantes que le dollar ira haut. Le taux de change du dollar vis-à-vis de l’euro augmente donc seulement au niveau auquel les pertes en capital attendues compensent juste la différence de rendements entre les obligations en dollar et les obligations en euro.

A première vue, cela semble bien expliquer les événements récents. La Fed a relevé son taux directeur (le taux d’intérêt de court terme qu’elle contrôle) à plusieurs reprises cette année, mais pas la BCE (bien que la BCE ait indiqué qu’elle projetait une modeste hausse la semaine prochaine). Et il y a des raisons à cette divergence entre les politiques monétaires. Bien que l’inflation européenne soit comparable à l’inflation américaine, plusieurs économistes affirment qu’elle est moins fondamentale, conduite par des chocs temporaires plutôt que par une économie en surchauffe, donc qu’il y a moins besoin d’un resserrement monétaire dans la zone euro.

Mais plus je me penche sur cette question, plus je suis convaincu que ce n’est avant tout pas une question de taux d’intérêt. Il y a, selon moi, des causes plus profondes derrière la chute de l’euro. On sait qu’une faible devise n’est pas forcément le symptôme d’une économie affaiblie. Mais, dans le cas qui nous intéresse, le faible euro reflète probablement des faiblesses économiques réelles, en particulier le mauvais pari que l’Europe et en particulier l’Allemagne ont fait en se rendant dépendants de la raison des autocrates.

Commençons avec des taux directeurs. Oui, ils ont divergé. Mais ils l’ont déjà fait par le passé. De 2016 à 2019, la Fed a davantage relevé ses taux qu’elle ne l’a fait jusqu’à présent cette année, craignant (à tort, comme nous le montrèrent les événements ultérieurs) que l’économie était en surchauffe, tandis que la BCE ne les relevait pas. Pourtant, il n’y a pas eu quelque chose s’apparentant au récent plongeon de l’euro.

GRAPHIQUE 2 Principal taux directeur de la BCE et de la Réserve fédérale

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source : FRED

En outre, les taux d’intérêt de court terme contrôlés par les banques centrales ne sont seulement qu’indirectement pertinents pour la plupart des choses qui importent pour l’économie réelle, des choses comme les logements, l’investissement des entreprises et le taux de change. Les taux d’intérêt qui importent pour de telles choses sont généralement les taux de plus long terme, par exemple ceux sur les obligations à dix ans, et ces taux dépendant davantage des anticipations à propos de la politique monétaire future de la Fed ou de la BCE que de ce qu’elles font à présent.

(...) Alors que la BCE n’en a pas fait autant que la Fed pour l’instant, les taux d’intérêt de long terme ont autant augmenté en Europe qu’aux Etats-Unis. Voici une comparaison des taux sur les obligations à dix ans en Allemagne et aux Etats-Unis pour décembre 2021 et aujourd’hui (oui, les taux allemands étaient négatifs ; c’est une tout autre histoire).

GRAPHIQUE 3 Taux d'intérêt à dix ans en Allemagne et aux Etats-Unis (en %)

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Des deux côtés de l’Atlantique, les taux d’intérêt ont augmenté d’environ 1,5 point de pourcentage. En effet, bien que la BCE ait été lente à agir, les investisseurs financiers semblent croire qu’elle va finir par fortement resserrer sa politique monétaire. Peut-être parce que l’Europe, plus que les Etats-Unis, semble vulnérable à une spirale prix-salaires, dans laquelle la hausse des prix pousse les salaires à la hausse, ce qui alimente en retour la hausse des prix, et ainsi de suite. C’est en partie parce qu’en Europe les syndicats restent puissants : ces derniers peuvent demander une hausse des salaires pour compenser la hausse du coût de la vie. C’est en partie parce que l’impact inflationniste de la hausse des prix de l’énergie a été bien plus élevé en Europe qu’aux Etats-Unis, essentiellement en raison de la dépendance du continent au gaz naturel russe.

Ce qui m’amène à ce que je soupçonne être la raison centrale du plongeon de l’euro : non pas les taux d’intérêt, mais une majeure révision à la baisse des estimations de la compétitivité européenne par les investisseurs financiers et donc de ce qu’ils pensent être la valeur soutenable à long terme de la devise européenne.

C’est un peu simplifié, mais pas au point de s’éloigner de la vérité, de dire qu’au cours des deux dernières décennies l’Europe (en particulier l’Allemagne, le cœur de l’économie du continent) a essayé de fonder sa prospérité sur deux piliers : le gaz naturel bon marché provenant de Russie et, dans une moindre mesure, sur les exportations de biens manufacturés à destination de la Chine. L’un de ces piliers s’est complètement écroulé, en raison de l’invasion de l’Ukraine menée par Vladimir Poutine. L’autre pilier s’effrite, dans la mesure où l’économie chinoise vacille, en partie en raison des politiques erratiques qui ont été adoptées contre la propagation de l’épidémie de Covid-19, mais aussi dans la mesure où les violations des droits humains par la Chine font qu’il est de plus en plus toxique de faire affaires avec son régime. Donc, l’Europe a un problème et le faible euro peut être un symptôme de ce problème.

Maintenant, l’économie européenne n’est pas sur le point de tomber dans l’abîme. Nous parlons d’économies incroyablement sophistiquées, compétentes qui sont technologiquement au même niveau que les Etats-Unis. Avec le temps, elles devraient être capables de trouver une façon de faire sans le gaz russe et de réduire leur dépendance vis-à-vis des marchés chinois.

Mais pour l’instant, elles sont piégées dans une mauvaise situation, en grande partie parce que leurs dirigeants politiques (en particulier en Allemagne) ont refusé de prendre conscience que le problème avec les régimes autocratiques n’est pas juste qu’ils font des choses horribles, c’est qu’ils ne sont pas dignes de confiance. L’Europe paye à présent le prix pour cet aveuglement volontaire et le faible euro est un symptôme de ce prix. »

Paul Krugman, « The meaning of the plunging euro », 15 juillet 2022. Traduit par Martin Anota



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