« Les chiffres de l’inflation globale dans la zone euro et aux États-Unis sont assez similaires, dans l’intervalle des 8 à 9 %. Mais ces chiffres dissimulent d’importantes différences et, en raison de celles-ci, les implications sont différentes pour la politique monétaire et la lutte contre l’inflation. En résumé, la Réserve fédérale fait face à un plus gros problème que la Banque centrale européenne (BCE), ce qui va se traduire par une différence de trajectoire des taux d’intérêt pour un certain temps.

A propos de l’inflation

Il y a quatre grandes forces derrière l’inflation:

La première force tient aux tensions sur le marché du travail, le fait que le marché du travail soit en surchauffe ou en sous-régime. Le marché du travail américain est clairement en surchauffe ; ce n’est en général pas le cas des marchés du travail dans la zone euro.

La deuxième force correspond aux chocs sur les prix, des prix de l’énergie aux prix des produits de base en passant par les perturbations des chaînes de valeur, et à leurs effets de premier tour sur l’inflation. Pour les Etats-Unis, l’avenir semble s’éclaircir : les prix des produits de base sont à la baisse, les chaînes de valeur se reconstituent, les prix du pétrole peuvent ne pas décliner avec la décision de l’OPEP de réduire sa production, mais il est peu probable qu’ils augmentent beaucoup. Les nouvelles sont moins réjouissantes pour la zone euro, principalement en raison du prix du gaz (j’y reviendrai).

La troisième force correspond aux effets de second tour, via lesquels les chocs initiaux sur les prix se répercutent sur d’autres prix et sur les salaires nominaux, comme les travailleurs cherchent à reconstituer une partie du pouvoir d’achat qu’ils ont perdu. La croissance des salaires a été forte aux Etats-Unis, si bien qu’elle contribue de plus en plus à l’inflation sous-jacente. Elle a été bien plus modérée dans la zone euro.

La quatrième force est celle du "désancrage", c’est-à-dire du risque que l’inflation, à mesure qu’elle persiste, amène la population à remettre en question la crédibilité de la politique monétaire et de l’engagement de la banque centrale à ramener l’inflation à sa cible, ce qui peut entraîner une hausse autoréalisatrice de l’inflation. Jusqu’à présent, les nouvelles ont été bonnes des deux côtés de l’Atlantique : les anticipations d’inflation à long terme ont à peine changé.

Comment ces facteurs se combinent-ils ? Aux Etats-Unis, au cours des prochains mois, l’inflation globale peut diminuer, mais l’inflation sous-jacente rester trop forte, en raison de la surchauffe du marché du travail et de forts effets de second tour. Dans la zone euro, l’inflation globale est susceptible de s’aggraver, mais l’inflation sous-jacente devrait moins poser problème qu’aux Etats-Unis.

A propos de l’activité


En ce qui concerne l’activité économique, il y a également de claires différences entre les deux côtés de l’Atlantique.

Malgré l’énigmatique tension entre les chiffres du chômage et les chiffres du PIB, la demande sous-jacente aux Etats-Unis reste forte. La combinaison d’une forte inflation sous-jacente et d’une forte demande implique que la Fed va avoir à faire l’essentiel du travail pour freiner l’économie. Ce ralentissement ne va pas venir de lui-même.

Dans la zone euro, il y a plus de risques que la demande ralentisse par elle-même. Parce que la zone euro importe l’essentiel de son énergie, la hausse des prix a entraîné une forte baisse du pouvoir d’achat, qui va en partie se refléter dans la consommation et l’investissement. Parce que les programmes budgétaires liés à la Covid était moins importants qu’aux Etats-Unis, les ménages européens ont une plus faible épargne sur laquelle s’appuyer. Le principal problème tient aux effets probables d’une réduction de l’offre de gaz. Ils sont doubles, les effets sur les prix et les effets de rationnement.

La réduction de l’offre mène à des prix du gaz extrêmement élevés en Europe et, par implication, à des coûts d’électricité élevés. Laisser les ménages et les entreprises faire face à des prix de marché (temporairement mais extrêmement) élevés pourrait entraîner de graves problèmes de liquidité, des faillites inefficientes, de graves problèmes de répartition du revenu et des désordres politiques. A différents degrés, les gouvernements ont donc à réduire les coûts via une série de mesures budgétaires.

L’outil idéal dans ce cas serait que chaque consommateur puisse acheter un certain volume de gaz à un faible prix, pour ensuite acheter toute quantité supplémentaire aux prix du marché ou presque. Il est cependant difficile de trouver le bon volume pour chaque consommateur. Par conséquent, les gouvernements ont typiquement opté pour une combinaison de transferts ciblés et de réductions d’impôts ou des plafonnements de prix sans seuil. Ces actions ont réduit l’inflation (par exemple, de 2 ou 3 points de pourcentage dans le cas français). Comme davantage de pays adoptent de telles mesures, en premier lieu l’Allemagne, les effets des prix de marché du gaz sur l’inflation vont être moins forts que ce qu’ils auraient été en l’absence de ces mesures. Mais les réductions d’impôts et les plafonnements de prix réduisent les incitations à économiser l’énergie, si bien que cela accroît le risque de rationnement cet hiver.

Le rationnement (et son effet sur l’activité économique) constitue la plus grosse et la plus incertaine menace à laquelle l’Europe fait face cet hiver. (…) Malheureusement, même s’il serait mieux de rationner le gaz pour les ménages et de protéger la production, les contraintes technologiques impliquent que seul l’opposé est possible : il est possible de couper et de relancer le gaz fourni aux grosses entreprises, tandis que c’est presque impossible de le faire pour les petites entreprises et les ménages. Une source majeure d’incertitude est par conséquent de savoir quelles entreprises seront rationnées et ce que pourraient être les effets dérivés sur l’économie.

Bien que cette situation soit assez différente de l’expérience avec la Covid, on se souvient des effets étonnamment larges des perturbations des chaînes de valeur au cours de cette période. Le fait que nous en sachions peu s’est reflété dans la très large dispersion des prévisions de croissance pour l’année prochaine ; dans le cas de l’Allemagne, celles-ci vont de -0,7 % selon l’OCDE à -3,5 % selon la Deutsche Bank.

Même en prenant cette incertitude en compte, il est raisonnable de penser que la production est susceptible de chuter indépendamment de la politique monétaire et, par conséquent, que le chômage va probablement augmenter, ce qui ferait pression à la baisse l’inflation salariale. L’implication est que la BCE peut, contrairement à la Fed, ne pas avoir à freiner davantage la demande.

A propos des taux d’intérêt

Ces conclusions ont des implications directes pour la dynamique des taux d’intérêt. En raison de la surchauffe et de la forte demande sous-jacente, la Fed va devoir garder des taux d’intérêt élevés. Je pense que, même si les anticipations des marchés se sont largement ajustées, les taux d’intérêt peuvent augmenter davantage que ce que suggère la courbe des taux. La BCE, d’un autre côté, peut ne pas avoir besoin d’accroître autant ses taux d’intérêt. La BCE peut se souvenir de sa hausse des taux en réponse aux prix de l’énergie en 2008, qui a été largement perçue comme une erreur, et veiller à ne pas la reproduire. En fonction de ces trajectoires et des différentiels de taux d’intérêt qui en découlent, l’appréciation du dollar semble justifiée.

En ce qui concerne les tout prochains mois, on peut avoir deux motifs d’inquiétude, sur lesquels je vais brièvement me pencher. La protection des travailleurs et des entreprises se fait à un coût budgétaire substantiel, d’environ 2 % du PIB en moyenne. De telles actions vont pour l’essentiel être financées par endettement, ce qui va alimenter les inquiétudes des investisseurs financiers à propos de la soutenabilité de la dette publique. Pour le moment, et en faisant l’hypothèse que les prix du gaz et de l’électricité vont baisser d’ici un an, ces inquiétudes ne sont pas justifiées, même pour les pays comme l’Italie : parce que l’inflation est élevée, les taux d’intérêt réels sur la dette publique sont toujours bien plus faibles que les taux de croissance, si bien que la dynamique de la dette publique permet de larges déficits primaires avec peu ou pas de hausse des ratios d’endettement. Cependant, si les prix du gaz restaient extrêmement élevés pendant une période de temps bien plus longue, certains gouvernements feraient face à un choix difficile et pourraient avoir à réduire les mesures de protection à un coût politique élevé.

Je ne doute pas que la Fed et la BCE vont s’assurer à ce que l’inflation retourne à de faibles niveaux, voire à la cible initiale ; cela dit, je crois qu’elles pourraient finalement rechercher un chiffre plus élevé que les 2 %. Lorsque l’inflation baissera, les taux d’intérêt nominaux diminueront. La question, essentiellement pour l’évaluation de la marge budgétaire aujourd’hui, est de savoir ce qui va se passer pour les taux d’intérêt réels. Vont-ils se retrouver dans un nouveau régime, où ils resteront élevés, comme certains le croient, ou vont-ils revenir aux faibles niveaux prépandémiques ? Je pense que les facteurs qui ont mené aux faibles taux d’intérêt réels ces quarante dernières années sont toujours présents et je m’attends à un retour aux faibles nivaux, en-deçà des taux de croissance. Les problèmes de stagnation séculaire vont probablement revenir au premier plan, avec des implications pour les politiques budgétaire et monétaire. »

Olivier Blanchard, « The United States and the eurozone face different challenges in battling inflation », PIIE, Realtime Economic Issues Watch (blog), 11 octobre 2022. Traduit par Martin Anota



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