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Tag - Alan Krueger

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jeudi 28 mars 2019

Alan Krueger est l’un des rares économistes dont les travaux ont amélioré la vie de millions de personnes

« Le lundi 18 mars, le monde a appris la disparition à 58 ans d'Alan Krueger, (…) professeur d’économie politique à l’Université Princeton et l’un des économistes les plus influents de notre époque. Peu de temps après avoir appris cette tragique nouvelle, un ami m’a demandé : "quand as-tu rencontré pour la première fois Alan ?" Sur le coup, je ne m’en souvenais plus. Cela semblait que cela remontait il y a très longtemps. Donc je suis retourné dans ma correspondance avec Alan et j’ai trouvé que nous nous sommes rencontrés pour la première fois en personne assez récemment, en l’occurrence à la conférence de la Society of Labor Economists qui s’est tenue à Vancover en 2011, où nous avions parlé d’une étude que j’avais présentée et qui mesurait l’impact des salaires minima sur la rotation du personnel. J’ai trouvé cela assez surprenant, dans la mesure où j’ai ressenti la présence intellectuelle d’Alan durant l’essentiel de ma vie d’adulte. En effet, peu de gens ont eu autant d’influence qu’Alan sur la façon par laquelle je m’attaque à la recherche économique. (…)

Alan a contribué aux efforts visant à faire de l’économie une science empirique, quelque chose qui a touché chaque pan de la discipline. Vous pouvez ne pas suivre étroitement les études autour du salaire minimum, les rendements de l’éducation, les monopsones sur le marché du travail, l’économie du rock’n’roll ou tout autre domaine spécifique où Alan a réalisé d’importantes contributions. Mais si vous croyez que l’économie comme discipline doit chercher à répondre aux questions relatives ai fonctionnement de l’économie via des études crédibles et sans jamais substituer sacrifier l’empirique à l’idéologie, vous avez une grande dette envers Alan Krueger.

Pour beaucoup des plus jeunes économistes aujourd’hui, c’est comme une seconde nature de se focaliser sur des cadres de recherche transparents pour rechercher des liens causaux. Cependant, ce n’était pas le cas quand j’ai commencé à étudier la science économique au début des années quatre-vingt-dix. La "révolution de la crédibilité" en science économique était un combat difficile à mener en vu de pousser la discipline dans une autre direction. Cela peut sembler surprenant pour certains ; après tout, pourquoi quelqu’un ne voudrait-il pas de preuves empiriques qui soient fiables ?

Comme Alan le savait, la révolution de la crédibilité était profondément sujette à controverses et l’est toujours dans une certaine mesure. "L’idée de faire de l’économie une véritable science empirique, où les théories centrales peuvent être rejetées, est une grande idée révolutionnaire", m’avait-il écrit sur Twitter l’année dernière. Le courage intellectuel d’Alan se retrouvait dans sa volonté de laisser l’empirique nous mener là où il peut nous mener, en toute liberté vis-à-vis de nos idées reçues. Et peut-être qu’aucun autre travail n’illustre mieux cette volonté que le livre qu’il a publié en 1995 avec David Card, Myth and Measurement, qui envoya des ondes de choc à l’ensemble de la communauté des économistes.

Dans ce livre, Card et Krueger soutiennent avec force que les preuves empiriques selon lesquelles le salaire minimum détruit des emplois (une idée largement acceptée jusqu’alors) étaient étonnamment fragiles. Leur propre étude de cas (déjà publiée dans la revue American Economic Review) comparait les restaurants de fast-food dans le New Jersey et en Pennsylvanie après une hausse du salaire minimum dans le New Jersey. Ils constatèrent que l’emploi avait augmenté dans le New Jersey après la hausse du salaire minimum. Ce résultat était cohérent avec celui d’une autre étude qu’Alan avait réalisée avec Lawrence Katz, un économiste de Harvard qui était l’un de ses collaborateurs de longue date. Mais Myth and Measurement était bien plus que cela. Ce livre fournissait un vaste éventail de preuves empiriques sur des questions plus larges relatives au travail et poursuivait en affirmant que la totalité des preuves empiriques suggéraient que le modèle simple d’offre et de demande était inadéquat pour comprendre le marché du travail des bas salaires. Card et Krueger affirmaient que les employeurs avaient un certain pouvoir pour décider de leurs politiques salariales et ne se voyaient pas entièrement dicter leurs décisions par les forces invisibles du marché. Ils peuvent augmenter leurs salaires pour améliorer leur capacité à recruter et retenir les travailleurs, même si cela se traduit par des coûts du travail plus élevés. Ils appelaient cela le modèle de monopsone dynamique et ils affirmaient que celui-ci collait mieux aux données que le modèle simple d’offre et de demande.

Globalement, le livre visait à utiliser les meilleures preuves empiriques disponibles pour tester les théories fondamentales relatives au marché du travail. Et c’était une chose courageuse à faire : aller contre de ce qui faisait consensus en science économique à l’époque. En effet, la réaction de la part de certains économistes a été incroyablement hostile. Cependant, elle apporta une nouvelle énergie à la discipline. L’idée selon laquelle les preuves empiriques peuvent être utilisées pour tester différentes théories sur le fonctionnement de l’économie m’a enthousiasmé lorsque j’avais lu, encore étudiant, Myth and Measurement au milieu des années quatre-vingt-dix et cet ouvrage m’emmena dans ce champ. Et c’était également le cas pour beaucoup d’autres.

Un quart de siècle riche en événements s’est écoulé depuis la publication de Myth and Measurement. Selon moi, ses principaux constats ont plutôt bien résisté à l’épreuve du temps et restent en accord avec l’essentiel des analyses empiriques réalisées dans les études ultérieures. Cependant, même si l’on est en désaccord avec les preuves empiriques concernant le salaire minimum et l’emploi, on ne peut contester le fait que Myth and Measurement a exercé une énorme influence sur la discipline et qu’il a permis de mettre en avant un programme de recherche fructueux. Premièrement, il a aidé à catapulter le cadre de recherche « quasi-expérimental » (une approche qui se focalise sur l’utilisation de modifications exogènes de politique et qui soigne particulièrement la constitution de groupes de contrôle) au devant de l’analyse économique. Deuxièmement, ce livre permit de considérer un ensemble plus large de modèles du marché du travail. En d’autres mots, il contribua à pousser la science économique dans la direction où nous considérons la théorie fondamentale comme vérifiable, et non comme quelque chose découlant de la seule déduction. Et si l’essor de la littérature sur la concurrence imparfaite au cours des dernières années est un guide, Myth and Measurement a été un franc succès.

Alan a réalisé d’autres contributions à la fois méthodologiques et de substance, qui ont permis à la science économique de progresser. Un thème commun connectant l’essentiel de ses travaux est la combinaison de sa curiosité intellectuelle avec sa capacité à glaner des preuves empiriques à partir de sources inattendues. En 1991, avec son collègue de Princeton Orley Ashenfelter, il visita le seizième festival annuel de la journée des jumeaux à Twinsburg, dans l’Ohio, pour collecter des données sur des jumeaux identiques avec différents niveaux d’éducation. Ce fut une façon ingénieuse de contrôler les différences de capacité qui pourraient biaiser les estimations du taux de rendement de l’éducation. Son article avec Alex Mas, un autre collègue de Princeton, utilisa les bandes de roulement des pneus Firestone produits à la suite d’une grève au cours de laquelle l’entreprise remplaça les travailleurs grévistes pour montrer l’importance des relations de travail sur la qualité du produit. Son travail avec Stacy Dale de la Mathematica Policy Research utilisa de l’information à propos des diverses universitaires auxquelles chaque étudiant est admis de façon à prendre en compte les facteurs inobservés qui pourraient affecter le salaire de chacun. En procédant ainsi, ils aboutirent à un constat surprenant : dans plusieurs cas, aller dans une université d’élite n’accroît pas la rémunération future. Dans un travail antérieur avec Josh Angrist (désormais au MIT), il utilisa des bizarreries comme le trimestre de naissance ou la loterie de l’époque du Vietnam pour estimer l’effet causal de l’éducation sur les rémunérations. Ces études ont suscité de nombreux travaux postérieurs, notamment des études qui ont pu être en désaccord avec leurs constats. Mais c’est exactement la façon par laquelle la science progresse et Alan a contribué à nous pousser dans cette direction. (…) »

Arindrajit Dube, « Alan Krueger was the rare economist whose work improved the lives of millions », in Slate, 19 mars 2019. Traduit par Martin Anota

jeudi 19 novembre 2015

Y a-t-il un lien causal entre éducation, pauvreté et terrorisme ?

« Les preuves empiriques que nous avons assemblées et analysées suggèrent qu’il y a un faible lien direct entre la pauvreté, l’éducation et la participation au terrorisme et à la violence à caractère politique. En effet, les données empiriques disponibles indiquent que, en comparaison avec la population concernée, les participants à l’aile dure du Hezbollah à la fin des années quatre-vingt et au début des années quatre-vingt-dix étaient aussi bien susceptibles de provenir de familles économiquement favorisées et dotées d’un niveau relativement élevé d’éducation que de provenir de familles modestes peu éduquées. Nous devons cependant faire attention au fait que les preuves empiriques que nous avons considérées restent fragiles en raison du manque de données. En outre, nous nous sommes focalisés principalement sur le Moyen-Orient, donc nos conclusions peuvent ne pas être généralisées aux autres régions ou à d’autres circonstances.

Néanmoins des études moins qualitatives des participants à diverses formes de terrorisme dans divers cadres différents ont abouti à une conclusion similaire. Nous sommes particulièrement frappés par les travaux de Russell et Miller (1983) à ce propos. Pour tirer un profil des terroristes, ils avaient assemblé des informations démographiques relatives à plus de 350 individus engagés dans des activités terroristes menées en Amérique latine, en Europe, en Asie et au Moyen-Orient, de 1966 à 1976, en se basant sur les comptes-rendus de journaux. Leur échantillon se composait d’individus appartenant à 18 groupes révolutionnaires connus pour s’être engagés dans le terrorisme urbain, notamment l’Armée Rouge japonaise, le groupe Baader-Meinhof en Allemagne, l’Armée Républicaine Irlandaise, les Brigades rouges en Italie et l’Armée de Libération du Peuple en Turquie. Russell et Miller constatèrent que "la vaste majorité de ces individus impliqués dans des activités terroristes comme cadres ou dirigeants est assez éduquée. En fait, approximativement les deux tiers de ceux identifiés comme terroristes sont des personnes ayant une certaine formation universitaire, des diplômés de l’université ou des étudiants postuniversitaires". Ils rapportent aussi que plus des deux tiers des terroristes qui ont été arrêtés "proviennent des classes moyennes ou supérieures dans leurs pays ou zones respectifs".

De même, Taylor (1988) conclut de sa propre revue de la littérature que "ni l’environnement social, ni les opportunités éducatives, ni la réussite scolaire ne semblent être particulièrement associées au terrorisme". Similairement, nous montrons que les membres du mouvement clandestin juif qui terrorisa les civils palestiniens à la fin des années soixante-dix et au début des années quatre-vingt furent dans leur majorité très éduqués et avaient des professions assez prestigieuses. Bien que d’autres études n’ont pas systématiquement comparé les caractéristiques sociales de ceux impliqués dans le terrorisme avec celles de la population générale, ces constats suggèrent que la plupart des terroristes n’ont pas tendance à provenir de milieux modestes et que cette conclusion ne se limite pas au Hezbollah.

Même si la pauvreté économique n’est peut-être pas associée à la participation au terrorisme et à la violence à caractère politique au niveau individuel, elle peut néanmoins importer au niveau national. Par exemple, si un pays est appauvri, une minorité des bien lotis dans ce pays peut se tourner vers le terrorisme pour chercher à améliorer les conditions de leurs concitoyens. On peut se demander, cependant, si le but final de plusieurs organisations terroristes est vraiment d’installer un régime politique susceptible de réduire la pauvreté. En outre, il y a des cas bien documentés de terrorisme dans les pays économiquement avancés (par exemple, l’Irlande, l’Espagne et l’Italie), donc il est loin d’être clair que la pauvreté au niveau national soit associée au soutien du terrorisme. Néanmoins, cette question ne peut être traitée qu’avec des analyses transnationales.

En outre, la pauvreté peut affecter indirectement le terrorisme à travers l’apparente connexion entre les conditions économiques et la propension des pays à subir des guerres civiles. Fearon et Laitin (2001) constatent que le PIB par tête est inversement corrélé au déclenchement de guerres civiles et Collier et Hoeffler (2000) constatent que le taux de croissance du PIB par tête et la réussite des hommes dans le secondaire sont inversement corrélés avec la fréquence de guerres civiles. Le Liban, l’Afghanistan et le Soudan sont de bons exemples de pays où la guerre civile a fourni un environnement propice aux terroristes internationaux. Il y a d’autres cas, cependant, où les pays subissant une guerre civile n’ont pas fourni un terrain propice au terrorisme international, donc il n’est pas clair jusqu’où l’on doit extrapoler à partir de la relation entre le développement économique et la guerre civile. Et le terrorisme a pris son essor dans plusieurs pays qui ne subissaient pas de guerre civile. Avant que trop de choses ne soient inférées à propos du terrorisme à partir de la relation entre guerre civile et pauvreté, nous pensons qu’il serait utile pour les études futures d’examiner directement la relation entre les incidents terroristes et le PIB au niveau national, en utilisant des analyses transnationales similaires à celles utilisées dans la littérature sur les guerres civiles.

Suffisamment de preuves empiriques sont accumulées pour qu’il soit fructueux de commencer à conjecturer sur les raisons expliquant pourquoi la participation au terrorisme et à la violence à caractère politique n’est apparemment pas liée, ou alors positivement liée, au revenu et à l’éducation des individus. Le modèle économique standard de la criminalité suggère que ce sont les personnes accordant la plus faible valeur au temps qui doivent s’engager dans l’activité criminelle. Mais nous ferions l’hypothèse que, dans la plupart des cas, le terrorisme s’apparente moins à un crime contre la propriété et plus à une forme violente d’engagement politique. Des individus plus éduqués provenant de milieux privilégiés sont davantage susceptibles de participer à la politique, probablement en partie parce que la participation politique requiert un niveau minimum d’intérêt, d’expertise, d’engagement et d’efforts, choses dont les personnes éduquées et riches font davantage preuve que les autres. Ces facteurs peuvent au final se révéler plus important que l’effet du coût d’opportunité sur les décisions des individus à s’impliquer dans le terrorisme.

L’analyse doit aussi bien prendre en compte la demande que l’offre de terroristes. Les organisations terroristes peuvent préférer des individus hautement éduqués plutôt que des individus peu éduqués, même pour les attaques suicides à la bombe. En outre, les individus éduqués provenant de classes moyennes ou supérieures sont mieux préparés à perpétrer des actes de terrorisme international que les illettrés des classes populaires car les terroristes doivent parvenir à s’adapter à un environnement étranger pour être efficaces. Cette considération suggère que les terroristes qui menacent les pays développés vont être tirés de façon disproportionnée des rangs des couches riches et éduquées de la société.

Dans l’ensemble, nous concluons qu’il y a peu de raisons d’être optimistes à l’idée qu’une baisse de la pauvreté ou qu’une hausse de la réussite scolaire puissent entraîner une réduction significative du terrorisme international s’il n’y a pas d’autres changements en parallèle. Stern (2000) a observé que plusieurs madrasas, ou écoles religieuses, au Pakistan sont financées par des riches industriels, et que ces écoles éduquent délibérément les étudiants pour devenir des fantassins et des opérateurs d’élite dans divers mouvements extrémistes autour du monde. Elle constate également que "la plupart des madrasas offraient seulement de l’instruction religieuse et ignoraient les maths, la science et d’autres sujets profanes importants pour le fonctionnement des sociétés modernes". Ces observations suggèrent que, pour utiliser l’éducation comme axe d’une stratégie de réduction du terrorisme, la communauté internationale ne doit pas se contenter d’accroître la durée de scolarité, mais qu’elle doit aussi faire attention au contenu des savoirs enseignés. »

Alan B. Krueger et Jitka Maleckova, « Education, poverty, political violence and terrorism: Is there a causal connection? », NBER, working paper, n° 9074, juillet 2002. Traduit par Martin Anota