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Tag - Allemagne

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jeudi 16 novembre 2023

Les trois peurs allemandes

« J’ai passé une semaine extrêmement mouvementée et intellectuellement stimulante à Berlin. Malgré mon suivi de la politique allemande (toute personne intéressée par l’Europe ne peut se permettre d’ignorer la politique allemande), je ne m’attendais pas à voir un tel malaise transparaître dans pratiquement chaque conversation. (…)

Quels sont les sujets qui ont alimenté ce pessimisme ? Voici une liste approximative : l’inflation et les problèmes énergétiques, la stagnation économique (une croissance quasi nulle), l’essor de l’extrême-droite, la paralysie politique, l’écroulement des exportations vers la Chine, le déclin de la technologie automobile allemande, les fortes inégalités de patrimoine, l’assimilation imparfaite des personnes nées à l’étranger, l’inefficacité du réseau ferroviaire allemande, l’obscurité des rues de Berlin (en raison des économies d’énergie), la pleine dépendance politique vis-à-vis Etats-Unis. On peut continuer, selon la personne avec qui j’ai pu parler, les aléas de la conversation et l’humeur du jour.

Pour un observateur étranger qui aurait débarqué en Allemagne sans en savoir autant, ce pessimisme semble exagéré. Du côté positif du bilan, on pourrait lister la richesse globale du pays, l’acceptation de plus d’un million de réfugiés syriens et presque autant d’Ukraine et le plein emploi. Pourtant, le ton négatif l’emporte.

Je pense que le pessimisme domine non seulement à cause des guerres qui ont actuellement cours en Ukraine et en Palestine et de l’incertitude générale qui a enveloppé le monde, et l’Europe en particulier, mais en raison de la résonance des inquiétudes actuelles avec les événements qui se sont produits en Allemagne depuis un siècle. Il me semble que les événements actuels ont joué sur trois grandes peurs allemandes : l’inflation galopante, l’ébranlement de la démocratie et la hausse de l’antisémitisme. Ces trois événements ont eu lieu au cours de la période de Weimar ; et comme une personne qui a déjà été empoisonnée, la peur que des événements similaires se répètent n’est pas évaluée à l’aune de la force du "poison" actuel, mais à l’aune des souvenirs des événements passés.

La peur de l’inflation qui a largement détruit la crédibilité de la République de Weimar est bien connue. Elle a expliqué l’orientation excessive que les politiques monétaire et budgétaire allemandes ont pu présenter depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. La différence entre l’inflation de 1921-1923, qui attint à son pic le rythme mensuel de 30.000 %, et l’actuelle inflation, à un chiffre, est énorme. Pourtant l’inflation actuelle est tirée par la hausse de produits de base comme l’énergie et l’alimentaire. Son impact, bien que numériquement faible, semble disproportionné. Elle affecte bien davantage les segments les plus pauvres de la population que les riches.

Cela met en lumière, de façon plus crue, la question des inégalités et de la redistribution des richesses. Malgré plusieurs années de régime social-démocrate et d’un large Etat-providence, les inégalités de richesse sont très élevées en Allemagne. Selon l’enquête que le SOEP a réalisée auprès des ménages, 39 % des Allemands ont une richesse financière nette nulle ou quasi nulle et presque 90 % de la population une richesse financière, non immobilière, assez négligeable (…). Cela rend les inégalités de richesses allemandes (selon l’indicateur utilisé) égales ou même supérieures à celles, déjà très élevées, observées aux Etats-Unis. Le sentiment que beaucoup de grandes fortunes sont dissimulées ou jouissent de privilèges fiscaux grâce aux dispositifs européens et à la concurrence fiscale entre les pays-membres de l’UE vient alimenter le sentiment d’injustice.

La deuxième peur est celle d’une fragilisation de la démocratie. Cette crainte semble aussi, au regard des chiffres, très exagérée. Mais l’ancrage de l’Alternativ für Deutschland comme parti parlementaire stable avec environ 10 % des suffrages, et non une mode passagère comme les Républicains par le passé, rappelle qu’il y a une chance non négligeable d’un brutal basculement à droite ou de l’influence indirecte de la droite sur les gouvernements de coalition (quelle qu’en soit la couleur partisane). Il n’y a bien sûr pas de déni direct du mode démocratique du gouvernement par l’AfD, ni (a priori) de chances que ce parti vienne au pouvoir comme membre dominant d’une coalition, mais la peur naissante que l’on détecte est davantage une crainte que la démocratie s’érode graduellement comme ce fut le cas en Hongrie et peut-être en Pologne. Mais la forme et certains des attributs essentiels de la démocratie peuvent être conservés, mais d’autres attributs essentiels pourraient se diluer graduellement.

La troisième crainte est, d’une certaine façon, la plus irrationnelle, mais elle ne semble pas absente. Le soutien fort, et peut-être excessif, de l’Allemagne envers Israël dans la guerre qui a actuellement cours au Proche-Orient trouve ses racines dans la Shoah et l’expiation pour ce crime que l’opinion publique et les politiciens allemands ont considérée, depuis la création de la République fédérale, comme un principe presque fondamental, égal à la gouvernance démocratie et à l’indépendance du système judiciaire. L’ironie est qu’un zèle excessif dans l’expiation pourrait conduire à l’acceptation de politiques qui entraînent des crimes contre des populations civiles. L’Allemagne fait donc face à l’équivalent d’un drame grec : le désir de corriger ses erreurs passées pourrait l’amener à comme aujourd’hui des erreurs.

Les trois peurs qui se manifestent dans une atmosphère, déjà bien sombre, du déclin économique global de l’Europe, les pressions migratoires continues depuis le Sud que l’Europe se montre incapable de gérer (comme l’illustre la fermeture des frontières dans les pays nordiques), sa dépendance énergétique et l’absence d’une voix politique distincte, m’ont amené à voir les rues inhabituellement sombres de Berlin (et même les clubs et restaurants bien éclairés et joyeux) avec une plus grande appréhension qu’elles ne le méritent. »

Branko Milanovic, « The three German fears », in globalinequality (blog), 16 novembre 2023. Traduit par Martin Anota



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« Les inégalités de revenu en Allemagne depuis la fin du dix-neuvième siècle »

« Les fruits de la réussite allemande captés par les plus riches »

vendredi 4 octobre 2019

C’est le moment pour l’Allemagne d’adopter une relance budgétaire

« Tant que l’économie allemande va bien, comme elle le fit de la reprise suite à la crise financière mondiale de 2008, il apparaît assez justifié que les autorités allemandes optent pour l’austérité budgétaire. L’engagement national à la discipline budgétaire s’est concrétisé en 2009 à travers le "frein à la dette", qui limite le déficit structurel fédéral à 0,35 % du PIB et en 2011 par la politique du "schwarze Null" (le "zéro noir") visant à pleinement équilibrer le Budget. En effet, le gouvernement d’Angela Merkel a réussi à atteindre un équilibre budgétaire en 2012 et des excédents entre 2014 et 2018.

Avec un faible chômage et une croissance relativement robuste, la peur de se retrouver avec une économie domestique en surchauffe constituait un contre-argument solide que l’Allemagne pouvait lancer aux pays qui l’appellent depuis longtemps à entreprendre une relance budgétaire. Ces pays voulaient plus de dépenses allemandes, ce qui aurait réduit l’excédent de son compte courant (un massif 8-9 % du PIB au cours des dernières années) et permit de créer un supplément de demande pour les autres pays-membres de la zone euro, en particulier ceux au sud.

Il est temps pour l’Allemagne d’adopter une relance budgétaire


Dans tous les cas, les inquiétudes à propos d’une surchauffe ne sont plus d’actualité, comme la croissance allemande a ralenti, en raison d’un secteur manufacturier très dépendant du commerce international. Le pays se retrouve au bord d’une récession : si les rapports allemands publiés en octobre indiquent que la croissance du PIB est négative au troisième trimestre, ce sera le deuxième trimestre consécutif où elle le sera et l’on pourra qualifier cela de récession.

Une baisse des revenus se traduit par une baisse des recettes fiscales et une baisse de l’excédent budgétaire. Berlin ne doit pas chercher à préserver son excédent. Au contraire, le gouvernement allemand doit répondre à une contraction de l’activité en augmentant ses dépenses ou en réduisant ses impôts. Le mieux serait qu’il accroisse ses dépenses dans les infrastructures, ces dernières ayant vraiment besoin d’être maintenues et rénovées en Allemagne, même si elles restent en meilleur état que les infrastructures aux Etats-Unis. Du côté des impôts, le gouvernement pourrait réduire les impôts sur les salaires.

Les contraintes légales du "frein sur la dette" peuvent limiter l’ampleur de la relance, mais elles laissent toujours une certaine marge de manœuvre, plus de marge que le gouvernement ne cherche à utiliser. Le « zéro noir » peut être laissé de côté dans le cas d’une récession. Ou il peut être réinterprété pour creuser le déficit pour financer des dépenses qui iraient à l’investissement (en particulier au niveau municipal), tout en équilibrant le Budget du gouvernement. Après tout, l’investissement dans les infrastructures ne constitue pas un emprunt contre l’avenir dans un sens économique. Le fait que les taux d’intérêt allemands soient négatifs (le gouvernement peut emprunter pour dix ans à -0,5 %) plaide pour investir dans les projets publics avec des rendements positifs, notamment les routes, les ponts et le réseau ferroviaire, sans oublier le réseau de la 5G.

Et le fait que les taux d’intérêt européens soient si faibles signifie aussi que la BCE ne peut guère en faire beaucoup plus, malgré les nouveaux efforts que Mario Draghi a déployés en quittant la présidence. Répondre à une récession dans de telles conditions est une tâche pour la politique budgétaire, comme Draghi l’a récemment suggéré.

Des politiciens procycliques

Comme l’a notoirement dit Keynes : "c’est lors de l’expansion, et non lors de la récession, que le Trésor doit adopter l’austérité".

Si l’Allemagne se convaincre par sa tradition philosophique d’ordolibéralisme qu’elle ne doit pas connaître un déficit budgétaire lors des récessions, ses dirigeants vont se retrouver dans le club des politiciens sottement procycliques. Ils ne manqueront pas de compagnie dans ce groupe. Historiquement, plusieurs pays en développement exportateurs de ressources naturelles ont longtemps suivi une politique budgétaire procyclique, en accroissant leurs dépenses publiques et en creusant leurs déficits budgétaires lors du boom des prix des matières premières, puis en étant forcés de réduire leurs dépenses publiques lorsque les prix des matières premières chutèrent. La Grèce le fit aussi, en creusant d’amples déficits budgétaires lors de ses années de croissance, entre 2003 et 2008, puis en les réduisant brutalement (sous la pression de ses créanciers) au cours de la dernière décennie. Les Républicains, aux Etats-Unis, l’ont également fait, en adoptant une relance budgétaire lorsque l’économie est déjà en expansion, comme avec la baisse d’impôts de Trump en 2017, et en redécouvrant le besoin de combatte le déficit budgétaire lorsque la récession frappe (ce qui fut le cas en 1990 et en 2008).

Alors que certains pays comme la Grèce passèrent d’une politique budgétaire contracyclique à la fin des années quatre-vingt-dix à une politique budgétaire procyclique déstabilisatrice après 2000, d’autres pays ont au contraire adopté une politique budgétaire de plus en plus contracyclique. Prenons deux exemples : le Chili et la Corée du Sud présentaient des dépenses publiques en moyenne procycliques entre 1960 et 1999, mais depuis le tournant du siècle leurs dépenses publiques apparaissent contracycliques. L’Allemagne prendre le chemin qu’avait emprunté la Corée du Sud : après vingt ans d’excédents budgétaires, la Corée su Sud accroît à présent substantiellement ses dépenses pour contenir le ralentissement de sa croissance économique (comme le font d’autres pays disposant d’une marge de manœuvre budgétaire, par exemple les Pays-Bas).

Oui, la responsabilité budgétaire est nécessaire à long terme


La politique budgétaire doit être globalement guidée par certains objectifs en plus de la contracyclicité. L’un de ces objectifs est de maintenir la dette publique sur une trajectoire soutenable à long terme. On peut reconnaître l’erreur qu’a été une austérité excessive dans certains pays au cours de la dernière récession sans pour autant affirmer que les Etats peuvent s’endetter sans limites, comme certains observateurs semblent maintenant le penser.

Les gouvernements doivent toujours vérifier si leur dette est trop importante, même lorsque les taux d’intérêt réels sont négatifs. Beaucoup de pays se sont engagés dans une trajectoire budgétaire qui semblait soutenable lorsque les taux d’intérêt étaient inférieurs au taux de croissance du PIB, mais se sont ensuite retrouvés piégés dans une trajectoire d’endettement insoutenable lorsque les conditions changèrent soudainement.

On peut comprendre l’attitude si décriée de l’Allemagne. Avant la création de l’euro en 1999, les citoyens allemands étaient sceptiques à propos des assurances qu’on leur proposait à travers les critères de Maastricht et la « clause de non-renflouement ». Leur scepticisme s’est révélé justifié. Ils ont affirmé que la crise grecque de 2010 ne se serait pas produite si, après avoir rejoint la zone euro, la Grèce avait maintenu la discipline budgétaire imposée par le Pacte de Stabilité et de Croissance et avait fait les mêmes réformes que celles adoptées par l’Allemagne entre 2003 et 2005 pour contenir ses coûts du travail. Mais éviter une trajectoire d’endettement public (relativement au PIB) qui soit explosive, cela ne signifie pas qu’il faille s’interdire de connaître un déficit à un moment ou à un autre. Il y a de nombreuses possibilités entre ces deux extrêmes.

Bien sûr, la façon par laquelle on dépense l’argent est importante

D’autres fonctions cruciales de la politique budgétaire impliquent la composition des dépenses et impôts. Ces deux leviers peuvent être utilisés pour répondre à des objectifs environnementaux, par exemple. Un nouvel engagement allemand pour atteindre les objectifs fixés à Paris pour réduire les émissions de carbone d’ici 2030 est perçu comme un bélier contre le schwarze Null. En effet, le 20 septembre, le gouvernement a annoncé dépenser près de 54 milliards d’euros pour réduire les émissions. Aux Etats-Unis, certains appelleraient cela un "New Deal vert".

Dépenser sur de telles priorités comme l’énergie et la recherche environnementale peut être utile. Mais en vérité, s’inquiéter du charbon et des autres objectifs environnementaux ne se traduit pas forcément par de plus amples déficits budgétaires. L’élimination des subventions aux énergies fossiles, l’accroissement des taxes sur les émissions et la limitation des permis d’émission peuvent renforcer le Budget, ce qui aurait été approprié au pic des cycles d’affaires américain et allemand. Ou les recettes qui en résultent peuvent être redistribuées pour atteindre d’autres objectifs tels que l’aide aux ménages pauvres, qui peuvent vivre dans le Midwest américain ou dans les länders à l’est de l’Allemagne. Le point important pour la politique climatique est d’accroître le prix du carbone. Le faire est orthogonal au choix à faire entre expansion budgétaire et austérité budgétaire.

Ce choix doit se fonder sur le critère de contracyclicité et la soutenabilité de la dette publique. Les Etats-Unis ont commis certaines erreurs, en réduisant les impôts pour les riches au pic du cycle d’affaires. L’Allemagne ne doit pas faire l’erreur symétrique qui serait de préserver son excédent budgétaire au risque de plonger dans la récession. »

Jeffrey Frankel, « It’s finally time for German fiscal expansion », in Econbrowser (blog), 3 octobre 2019. Traduit par Martin Anota



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« Le cœur de la zone euro aiderait-il la périphérie en adoptant un plan de relance ? »

« Et si l'Allemagne adoptait un plan massif d'investissement public ? »

« L’Allemagne contre la zone euro »

mercredi 28 août 2019

Les obsessions allemandes sont un problème pour l’économie mondiale

« Vous pouvez penser que les récents événements (la chute boursière, le ralentissement de la croissance, le déclin de la production manufacturière) ont entraîné une certaine remise en question au sein de la Maison Blanche, notamment une remise en question de l’idée chère à Trump que "les guerres commerciales sont bonnes et faciles à gagner". C’est ce que vous pourriez penser si vous n’avez pas prêté attention au comportement passé de Trump. Ce que Trump cherche à faire, c’est attribuer les problèmes de l’économie à une vaste conspiration (…). Et ses récentes remarques suggèrent qu’il se prépare à ouvrir un nouveau front dans la guerre commerciale, cette fois-ci vis-à-vis de l’Union européenne qui, selon ses dires, "nous traite de façon horrible : barrières, droits de douane, taxes".

Ce qui est amusant, c’est qu’il y a certains aspects de la politique européenne, en particulier de la politique allemande, qui nuisent à l’économie mondiale et méritent une condamnation. Mais pour le reste Trump se plante. L’Europe ne nous traite pas mal : ses marchés sont pratiquement aussi ouverts aux produits américains que nos marchés sont ouverts à ses produits. (Nous exportons environ trois fois plus à destination de l’Europe qu’à destination de la Chine.)

Le problème est que les Européens et en particulier les Allemands se comportent eux-mêmes mal, avec une ruineuse obsession à propos de la dette publique. Et les coûts de cette obsession se sont répercutés sur l’économie mondiale dans son ensemble.

Le contexte : autour de 2010, les politiciens et les commentateurs des deux côtés de l’Atlantique ont été pris d’une fièvre d’austérité. Ils se désintéressèrent de l’idée de combattre le chômage, même s’il demeurait à un niveau catastrophiquement élevé, et cherchèrent plutôt à réduire les dépenses publiques. Et ces baisses de dépenses publiques, sans précédents dans un contexte d’économie fragile, freinèrent la reprise et retardèrent le retour au plein emploi.

Bien que l’alarmisme autour de la dette publique ait gagné les Etats-Unis et l’Europe, il est devenu manifeste que les motivations n’étaient pas les mêmes des deux côtés de l’Atlantique. Nos faucons anti-déficit sont en fait des hypocrites, qui oublient la question de la dette publique dès lors qu’un Républicain est à la Maison Blanche. Les Allemands, eux, en sont vraiment obsédés. Certes, l’Allemagne a obligé les nations surendettées du sud de l’Europe à opter pour les baisses de dépenses publiques punitives, socialement destructrices, mais elle a aussi embrassé elle-même l’austérité. L’économie des manuels dit que les gouvernements doivent laisser leur déficit se creuser en périodes de chômage élevé, mais l’Allemagne a éliminé son déficit en 2012, quand le taux de chômage de la zone euro était supérieur à 11 %, mais ensuite elle a commencé à générer des excédents de plus en plus importants.

Pourquoi est-ce un problème ? L’Europe souffre d’une insuffisance chronique de demande privée : les consommateurs et les entreprises ne semblent pas vouloir dépenser suffisamment pour maintenir l’économie au plein emploi. Les causes de cette insuffisance sont l’objet de nombreux débats, bien que le principal coupable soit la démographie : une faible fertilité laisse l’Europe avec une main-d’œuvre en déclin, ce qui se traduit par une baisse de la demande de nouveaux logements, de bureaux, et ainsi de suite.

La BCE, la consœur de la Réserve fédérale, a essayé de combattre cette faiblesse chronique avec des taux d’intérêt extrêmement faibles. En fait, elle les a poussés en-deçà de zéro, une chose que les économistes pensaient impossible. Et les investisseurs obligataires s’attendent clairement à ce que ces politiques extrêmes durent pendant un long moment. En Allemagne, même les obligations de long terme (jusqu’à trente ans !) présentent des taux d’intérêt négatifs. Certains analystes pensent que ces taux d’intérêt négatifs nuisent au fonctionnement du secteur financier. Je n’en suis pas certain, par contre il est clair qu’avec une politique monétaire ayant utilisé l’essentiel de sa marge de manœuvre, l’Europe est à court de munitions pour réagir si les choses tournent mal. En effet, il est possible que l’essentiel de l’Europe soit déjà en récession et il y a peu de choses que la banque centrale puisse faire.

Il y a cependant une solution évidente : les gouvernements européens, et celui de l’Allemagne en particulier, pourraient stimuler leur économie en empruntant et en accroissant leurs dépenses. Le marché obligataire compte en effet sur eux pour le faire. En fait, il est prêt à payer l’Allemagne pour qu’elle emprunte, en prêtant à des taux d’intérêt négatifs. Et il y a plein de choses sur lesquelles elle pourrait dépenser : l’Allemagne, comme les Etats-Unis, a laissé ses infrastructures se détériorer. Vous pouvez parier que ces gouvernements ne feront pas de telles dépenses.

L’essentiel du fardeau de l’obstination budgétaire de l’Allemagne est supporté par l’Allemagne et ses voisins, mais le reste du monde n’est pas épargné. Les problèmes de l’Europe ont contribué à affaiblir l’euro, ce qui rend les produits américains moins compétitifs et c’est l’une des raisons pour lesquelles l’industrie américaine décline. Mais c’est une erreur d’affirmer que l’Europe cherche à tirer un avantage sur les Etats-Unis. Et ce ne serait pas constructif.

Qu’est-ce qui pourrait aider ? Les Etats-Unis n’ont vraisemblablement pas les moyens de faire pression sur l’Allemagne pour qu’elle change ses politiques domestiques. (…) Il n’est pas faux de dire que le monde a un problème avec l’Allemagne, mais c’est aux Allemands de le résoudre. Une chose est sûre : lancer une guerre commerciale à l’Europe serait une chose ruineuse pour tout le monde, bien davantage que notre guerre commerciale avec la Chine. C’est la dernière chose dont l’Europe et les Etats-Unis ont besoin. Ce qui signifie que Trump va probablement la déclarer. »

Paul Krugman, « The world has a Germany problem », 19 août 2019. Traduit par Martin Anota

lundi 18 février 2019

Les arguments en faveur d’une relance allemande sont légion

« L’économie allemande ralentit davantage que ne l’implique le ralentissement manifeste de ses exportations (cf. Gavyn Davies, qui, pour être exact, croit que certains des freins à la croissance allemande durant la seconde moitié de l’année 2018 ont été des événements temporaires).

GRAPHIQUE 1 Variation des exportations allemandes (en rythme annuel, moyenne mobile sur trois mois, en %)

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L’Allemagne a fini l’année 2018 avec un excédent budgétaire équivalent à environ 1,75 % de son PIB.

GRAPHIQUE 2 Le solde budgétaire de l’Allemagne (en % du PIB)

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L’Allemagne a sous-investi dans ses infrastructures publiques pendant plusieurs années. Alexander Roth et Guntram Wolff de Bruegel notent que "depuis les années deux mille, l’Allemagne a présenté des ratios de formation nette de capital fixe public très faibles, voire négatifs, inférieurs à ceux de la plupart des autres pays européens". Et le Président Trump n’a pas entièrement tort lorsqu’il critique l’échec de l’Allemagne à honorer ses engagements en matière de dépenses de défense dans le cadre de l’OTAN.

L’accord de la coalition allemande implique une modeste relance cette année. Mais l’Allemagne a régulièrement, par le passé, fourni moins de relance qu’attendu. Le FMI prévoit depuis plusieurs années une baisse de l’excédent budgétaire, or ce dernier a continué d’augmenter. Cette fois les choses pourraient être différentes, mais j’attends de voir que l’Allemagne le montre… et franchement elle devrait adopter dès à présent un peu de relance supplémentaire juste pour nous en assurer.

Le ministre des Finances allemand s’inquiète à l’idée que la marge de manœuvre pour relancer l’économie soit limitée, parce qu’elle pourrait générer un déficit inférieur à 1 % du PIB en 2013, mais ces inquiétudes sont peu justifiées. Shahin Vallee a noté que le ministre des Finances allemand a systématiquement sous-estimé les recettes au cours de la période récente, par environ un demi-point chaque année.

En 2017 et en 2018, l’argument selon lequel l’Allemagne avait besoin de relancer son activité reposait sur le besoin de tendre vers une économie mondiale plus équilibrée et les gains qu’un supplément de relance allemande aurait procuré à ses partenaires. La croissance de la demande en Allemagne était solide et l’économie allemande bénéficiait d’une bonne croissance de la demande domestique et d’une solide demande étrangère. On espérait qu’un peu de relance (ou du moins une politique budgétaire moins restrictive si vous préférez, comme l’Allemagne pouvait stimuler la demande globale tout en continuant de générer un excédent budgétaire) bénéficie aux partenaires de l’Allemagne via la stimulation de ses importations. Et que cela contribue également à soutenir la croissance des salaires en Allemagne.

Aujourd’hui, l’Allemagne voit sa propre activité ralentir et elle peut stimuler son économie.

GRAPHIQUE 3 Croissance du PIB réel de la zone euro et de ses pays-membres (d’un trimestre à l’autre, en rythme annualisé)

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La forte décélération de la croissance provoquée en partie par l’affaiblissement de la demande externe offre à l’Allemagne l’opportunité de mieux équilibrer (sans rencontrer de réels problèmes) son économie en renforçant son moteur interne et donc en commençant naturellement à réduire le rôle excessif que la demande étrangère a joué pour maintenir à flots de l’économie allemande.

Et il n’y a fondamentalement pas de risques à le faire. La relance peut être financée sans emprunt ; l’Allemagne aurait juste à épargner moins. Et si l’Allemagne avait à emprunter un peu, elle le ferait à des taux d’intérêt réels négatifs. Les obligations à dix ans ont un rendement de 10 points de base aujourd’hui ; même si la BCE rate régulièrement sa cible d’inflation, cela impliquerait toujours un taux d’intérêt réel négatif. L’inflation est actuellement faible.

Une relance permettrait à ce que l’excès d’épargne massif de l’Allemagne soit utilisé au sein de son économie, ce qui réduirait les risques que les épargnants allemands prennent actuellement en plaçant leur épargne à l’étranger.

Maintenir le marché du travail sous tensions contribuerait à ce que les salaires allemands continuent de croître (la croissance des salaires réels n’a pas été aussi robuste que cela en 2017 et 2018, comme le suggère le graphique du Financial Times) et contribuerait ainsi à soutenir la demande dans l’ensemble de la zone euro ; et désormais les partenaires européens de l’Allemagne pourraient en profiter un peu. Un marché du travail allemand relativement tendu faciliterait l’intégration des réfugiés de la vague de 2015.

Et une plus forte croissance de la demande domestique donnerait un coup de pouce pour absorber les répercussions d’un Brexit désordonné.

Qu’y a-t-il de regrettable dans tout cela ?

(En passant, le même raisonnement s’applique à d’autres pays "doublement excédentaires" en Europe, notamment les Pays-Bas. La croissance hollandaise a aussi ralenti au troisième trimestre et les Hollandais n’ont vraiment pas besoin de continuer à générer d’amples excédents budgétaires au vu de la faiblesse de leur endettement public.)

Brad Setser, « The case for a significant German stimulus is now overwhelming », in Follow the Money (blog), 11 février 2019. Traduit par Martin Anota



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« Le cœur de la zone euro aiderait-il la périphérie en adoptant un plan de relance ? »

« Et si l'Allemagne adoptait un plan massif d'investissement public ? »

« L’Allemagne contre la zone euro »

dimanche 16 juillet 2017

Pourquoi les salaires allemands doivent augmenter

« Il y a eu un débat intéressant cette semaine entre Martin Sandbu et The Economist, qui suscita une réaction de la part de Philippe Legrain (puis à nouveau une réponse de Sandbu ici). La question qu’ils se posent est si le solde du compte courant allemand, qui a régulièrement augmenté en passant d’un léger déficit en 2000 à un large excédent de plus de 8 % du PIB ces derniers années, est un problème et, en l’occurrence, un frein sur la croissance mondiale.

Pour déterminer si un excédent courant est un problème, il est essentiel de comprendre pourquoi il apparaît. J’en ai parlé en détails à plusieurs reprises par le passé et Peter Bofinger, l’un des cinq membres du Conseils des Experts Economiques en Allemagne, en offre le même récit que moi. Pour résumer, depuis le lancement de la monnaie unique, l’Allemagne a freiné ses salaires, si bien que ceux-ci se sont accrus à un rythme qui n’était pas cohérent avec la cible d’inflation de la zone euro (une inflation inférieure, mais proche, de 2 %). Nous pouvons le voir clairement dans le graphique suivant.

GRAPHIQUE Coûts du travail unitaires relatifs (en indices, base 100 en 2000)

Simon_Wren-Lewis__couts_du_travail_unitaires_relatifs_de_l__Allemagne.png

La ligne bleue montre les coûts du travail unitaires de l’Allemagne relativement à (…) la moyenne de la zone euro. (…) En maintenant l’inflation salariale à un faible niveau entre 2000 et 2009, l’Allemagne a peu à peu acquis un avantage comparatif sur les autres pays-membres de la zone euro. Au même instant, la plupart des gens se focalisèrent sur la forte inflation à la périphérie de la zone euro. Mais comme la ligne rouge le montre, cela n’était qu’une partie de l’histoire, dans la mesure où l’inflation salariale était trop faible en Allemagne relativement aux autres pays-membres. Cet avantage comparatif qu’elle s’est peu à peu constitué eut comme conséquence d’entraîner un excédent du compte courant allemand.

Cependant, cela ne suffit pas en soi pour dire qu’il y a un problème, pour deux raisons connexes. Premièrement, peut-être que l’Allemagne est entrée dans la zone euro à un taux de change sous-évalué, si bien que le graphique ci-dessus présenterait juste une correction de ce phénomène. Deuxièmement, peut-être que l’Allemagne doit cette compétitivité à l’inclinaison du secteur privé à épargner plus qu’il n’investit et par conséquent à acheter des actifs financiers.

Il y a de bonnes raisons, notamment en ce qui concerne le vieillissement démographique que connaît l’Allemagne, de penser que ce deuxième point est exact. (…) Sur le plan démographique, cela fait sens que l’Allemagne génère un excédent de compte courant. La question clé est de savoir quelle devrait être la taille de l’excédent subséquent. Un excédent de 8 % du PIB est très large et j’ai toujours pensé qu’il était bien trop ample pour simplement refléter les préférences sous-jacentes des épargnants allemands.

Je suis heureux de voir que le FMI est d’accord avec cela. Il suggère que l’excédent de compte courant d’équilibre à moyen terme se situerait entre 2,5 % et 5,5 % du PIB. Cela suggère que la correction de compétitivité qui commença en 2009 a encore une certaine marge devant elle. Pourquoi est-ce que cela prend tant de temps ? Certains estiment que l’excédent de 8 % du PIB doit représenter un certain équilibre à moyen terme, dans la mesure où le déséquilibre provoqué par les rigidités des prix et salaires devrait s’être résorbé avec le temps. J'ai déjà taclé un tel argument il y a quelques années.

Or, pour que déséquilibre de compétitivité se résorbe, nous avons besoin soit d’une forte croissance des salaires en Allemagne, soit d’une faible croissance des salaires dans le reste de la zone euro, soit des deux. Etant donné à quel point l’inflation est faible en moyenne dans la zone euro, il est très difficile d’obtenir une plus faible inflation salariale dans le reste de la zone euro qu’en Allemagne. La réticence des entreprises à imposer des réductions de salaires ou des travailleurs à les accepter est bien connue. La réduction des déséquilibres de compétitivité dans la zone euro est restée lente dans la zone euro dans la mesure où celle-ci peinait toujours à sortir de la récession provoquée par l’austérité budgétaire et où l’inflation moyenne de la zone euro restait par conséquent faible. (1)

En ce sens, des excédents de compte courant allemands d’une telle échelle sont un symptôme de deux problèmes sous-jacents : d’une part, la réussite de l’Allemagne à gagner en compétitivité-prix vis-à-vis des autres pays-membres de la zone euro avant la crise financière mondiale et, d’autre part, l’actuelle faiblesse de l’inflation dans la zone euro. L’Allemagne peut rattraper ses erreurs passées en encourageant la hausse des salaires domestiques, soit directement, soit indirectement via une politique budgétaire expansionniste. Non seulement cela accélérerait l’ajustement, mais cela étoufferait aussi une certaine culture en Allemagne consistant à légitimer la réduction des coûts vis-à-vis des autres pays-membres en freinant les salaires. (2)

De ce point de vue, est-ce que cela signifie que les excédents de compte courant allemands freinent la croissance mondiale ? Seulement d’une façon très indirecte. Si une hausse des salaires allemands ou d’éventuelles mesures adoptées pour les accroître stimulaient la demande globale et la production en Allemagne, cela stimulerait ensuite la croissance mondiale. (Rappelez-vous que les taux d’intérêt de la BCE butent sur leur borne inférieure, donc elle se resserrerait peu en réaction à une éventuelle stimulation de la demande globale.) En stimulant ainsi la demande, l’Allemagne ne se contenterait pas d’aider le reste du monde ou d’autres pays-membres de l’union monétaire : elle corrigerait un problème qu’elle a créé de son propre chef.

(1) La résistance aux réductions de salaires nominaux devient un argument bien plus puissant pour relever la cible d’inflation dans une union monétaire où les asymétries signifient que les taux de change d’équilibre sont susceptibles de varier au cours du temps.

(2) La règle dans union monétaire est très simple. Une fois que nous avons atteint un équilibre de compétitivité, les salaires nominaux doivent s’accroître de 2 % (ce qui correspond à la cible d’inflation) de plus que la productivité nationale sous-jacente. J’ai fréquemment reçu des commentaires affirmant qu’une fixation des salaires inférieure à ce niveau améliorerait la compétitivité de la zone euro dans son ensemble. C’est incorrect, parce que si tous les pays-membres de l’union monétaire modéraient leurs salaires de la même ampleur, l’inflation de la zone euro chuterait, amenant la banque centrale à assouplir sa politique monétaire pour ramener l’inflation à 2 % et l’inflation salaire à 2 % plus la croissance de la productivité. »

Simon Wren-Lewis, « Why German wages need to rise », in Mainly Macro (blog), 14 juillet 2017. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

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« L’Allemagne contre la zone euro »

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