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Tag - Angus Deaton

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mardi 23 juin 2020

Les Etats-Unis du désespoir



« Bien avant qu’éclate l’épidémie de Covid-19, il y avait une autre épidémie qui sévissait aux Etats-Unis, tuant plus d’Américains en 2018 que le coronavirus n’en a tués jusqu’à présent. Le nombre annuel de "morts de désespoir" (deaths of despair), c'est-à-dire des décès liés aux suicides, aux maladies du foie liées à l’alcool et aux overdoses de drogue, a rapidement augmenté depuis le milieu des années 1990, en passant d’environ 65.000 en 1995 à 158.000 en 2018.

La hausse du nombre de morts de cette autre épidémie concerne presque entièrement les Américains qui n’ont pas obtenu de diplôme universitaire d’un cycle de quatre ans. Alors que les taux de mortalité globaux ont chuté pour ceux ayant un tel niveau de diplôme, ils ont augmenté pour les Américains les moins diplômés. L’espérance de vie à la naissance pour tous les Américains a chuté entre 2014 et 2017. Il s’agissait de la première chute de l’espérance de vie sur trois ans depuis la pandémie de grippe espagnole de 1918-1919 ; avec deux pandémies qui sont à présent en cours, l’espérance de vie est susceptible de chuter à nouveau.

Derrière ces chiffres de mortalité, il y a également de sombres données économiques. Comme nous le montrons dans notre livre, les salaires réels (c’est-à-dire ajustés en fonction de l’inflation) pour les hommes sans un diplôme universitaire ont chuté pendant cinquante ans. Parallèlement, la prime de rémunérations des diplômés de l’université relativement aux non-diplômés a augmenté et s'élève à présent à 80 %. Avec les Américains les moins diplômés ayant de moins en moins de chances d’avoir un emploi, la part d’hommes d’âge intermédiaire dans la vie active a eu tendance à diminuer ces dernières décennies, tout comme le taux d’activité des femmes depuis 2000. Les diplômés se démarquent de la majorité moins diplômée non seulement en termes de diplôme, mais aussi en termes sanitaires. La souffrance, la solitude et le handicap sont devenus plus courants parmi les non-diplômés.

Voilà le portrait des Etats-Unis à la veille de la pandémie de Covid-19. A présent, le virus a nouvellement exposé les inégalités préexistantes.

Par le passé, les pandémies ont pu réduire les inégalités. La Peste noire a tué tellement de monde dans l’Europe du quatorzième siècle qu’elle provoqua une pénurie de main-d’œuvre, ce qui améliora le pouvoir de négociation des travailleurs. Plus tard, au dix-neuvième siècle, l’épidémie de choléra a inspiré la théorie des germes, traçant la voie à l’allongement moderne de la longévité, tout d’abord dans les pays riches et, après la Seconde Guerre mondiale, dans le reste du monde. Une grande divergence dans les espérances de vie à travers le monde a conduit à leur grande convergence.

Mais les Etats-Unis connaissent une grande divergence sur leur territoire depuis deux générations et l’épidémie de Covid-19 promet de creuser les amples inégalités de santé et de revenu dans le pays. Les effets du virus dépendent du niveau de diplôme, parce que les plus diplômés sont les plus susceptibles de continuer de travailler et, en l’occurrence, de le faire chez eux. A moins qu’ils ne soient parmi les travailleurs très éduqués dans la santé ou d’autres secteurs sur le front, ils peuvent se reposer et voir les marchés boursiers propulser la valeur de leurs fonds de pension à des niveaux toujours plus élevés.

A l’inverse, les deux tiers des travailleurs qui n’ont pas de diplôme universitaire d’un cycle de quatre ans sont soit non essentiels et donc risquent de perdre leurs rémunérations, soit essentiels et donc risquent d’être contaminés. Alors que les diplômés de l’université ont largement été capables de sauver leur santé et leur richesse, les travailleurs moins diplômés risquent de perdre soit l’un, soit l’autre.

Pour cette raison, les écarts de revenu et de longévité que cette tendance dans les morts de désespoir a révélés se creusent maintenant davantage. Mais alors que les blancs les moins diplômés ont supporté l’essentiel de la première épidémie, les Afro-Américains et les hispaniques ont été disproportionnellement tués par l’épidémie de Covid-19. Par conséquent, la convergence des taux de mortalité des blancs et des noirs s'est stoppée.

Il y a plusieurs raisons susceptibles d’expliquer ces disparités raciales, notamment la ségrégation résidentielle, le surpeuplement et les trajets domicile-travail. Si ces facteurs ont joué un rôle important à New York, ils ne l’ont pas forcément fait ailleurs. Dans le New Jersey, par exemple, ni les Afro-Américains, ni les hispaniques n’ont connu de taux de mortalité disproportionnellement élevés.

Le système de santé onéreux des Etats-Unis va continuer d’aggraver les effets de la pandémie. Beaucoup parmi les dizaines de millions d’Américains qui ont perdu leur emploi ce printemps ont aussi perdu par la même occasion leur assurance-santé et beaucoup ne se seront pas capable d'en retrouver une autre.

Alors qu’aucune personne présentant les symptômes du coronavirus ne s’est vue refuser un traitement, certains non-assurés peuvent ne pas l’avoir cherché. Lors de la rédaction de cette tribune, on enregistrait aux Etats-Unis plus de 113.000 décès liés au coronavirus et plus de 200.000 hospitalisations, si bien que beaucoup se retrouveront avec des factures de soins qu’ils ne pourront pas payer (même pour beaucoup ayant une assurance) et qui ruineront leur crédit pour la vie. Le gouvernement fédéral a donné des milliards de dollars aux compagnies pharmaceutiques pour développer un vaccin et, sous la pression des lobbyistes, il n’a pas exigé de conditions sur les prix en contrepartie, ni imposé de garanties publiques sur les brevets.

En outre, la pandémie alimente davantage la consolidation sectorielle en favorisant les géants du e-commerce déjà dominants au détriment des firmes classiques en difficulté. La part du travail dans le PIB, que l’on a longtemps cru comme immuablement constante, a chuté ces dernières années et le pouvoir de marché sur les marchés des produits et du travail peut en être une raison. Si le taux de chômage reste élevé ces prochaines années, le rapport de force entre le travail et le capital basculera davantage en faveur de ce dernier, entraînant des conséquences inverses à celles de l'épidémie de peste et justifiant l’optimisme des marchés boursiers face à la catastrophe.

Cela dit, nous ne croyons pas que l’économie post-Covid provoquera une flambée de morts de désespoir. La cause fondamentale de cette épidémie, comme le suggère notre analyse, n’a pas été les fluctuations économiques, mais plutôt la dégradation à long terme du mode de vie des blancs des classes laborieuses. Le nombre de morts de désespoir augmentait avant la crise financière et la Grande Récession de 2008, événement au cours duquel le taux de chômage américain grimpa de 4,5 % à 10 %, et il continua d’augmenter lorsque le chômage reflua graduellement jusqu’à 3,5 % à la veille de la pandémie. S’il y a peut-être eu par le passé une relation entre suicide et chômage, elle n’est en tout cas plus apparente aux Etats-Unis.

Néanmoins, les épisodes passés suggèrent que ceux qui entrent sur le marché du travail en 2020 vont connaître une trajectoire de rémunérations inférieure au cours de leur vie active, ce qui alimentera certainement le désespoir qui apporte la mort via le suicide, l’alcool ou les overdoses de drogue. En d’autres mots, l’Amérique post-Covid sera probablement la même que celle d’avant, si ce n’est avec davantage d’inégalités et de dysfonctionnements.

Certes, la colère publique autour de la violence policière ou des soins de santé outrageusement chers peut provoquer une rupture structurelle. Si cela se réalise, nous pouvons voir la société s’améliorer. Mais ce ne sera pas nécessairement le cas. Ce n’est pas toujours un phœnix qui s’élève des cendres. »

Anne Case et Angus Deaton, « United states of despair », 15 juin 2020. Traduit par Martin Anota



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lundi 12 octobre 2015

Angus Deaton, la consommation individuelle et la consommation agrégée



« La consommation de biens et services contribue fortement au bien-être de la population. Le lauréat, Angus Deaton, a approfondi notre compréhension de divers aspects de la consommation. Ses travaux s’intéressent à des questions très importantes pour le bien-être humain, en particulier dans les pays pauvres. Les travaux de Deaton ont grandement influencé à la fois la mise en œuvre des politiques et la communauté scientifique. En précisant les liens entre les décisions de consommation individuelles et leurs conséquences pour l’ensemble de l’économie, son œuvre a contribué à transformer tant la microéconomie que la macroéconomie et l’économie du développement modernes.

Deaton reçoit aujourd’hui le prix en sciences économiques pour trois réussites connexes : le système pour estimer la demande pour différents biens qu’il a développé avec John Muellbauer autour de 1990 ; les études du lien entre consommation et revenu qu’il conduisit autour de 1990 ; et les travaux qu'il a réalisés au cours des dernières décennies sur la mesure des niveaux de vie et de la pauvreté dans les pays en développement à l’aide d’enquêtes réalisées auprès des ménages.

Systèmes de demande et microéconomie


Un système de demande est un ensemble d’équations qui montre le niveau de demande de consommation pour différents biens et services : une équation peut décrire la demande de vêtements, une autre la demande d’aliments, etc. Chacune de ces équations montre comment la demande pour tel bien en particulier varie avec les prix de tous les biens, les revenus du consommateur et les facteurs démographiques. Un tel système est utile pour prendre des décisions dans l’orientation de la politique économique. Par exemple, si le gouvernement veut accroître la TVA sur les produits alimentaires ou réduire l’impôt sur le revenu d’un groupe spécifique, il est vital de voir comment une telle réforme va affecter la consommation de divers biens et quels groupes vont y gagner ou y perdre.

Quand un chercheur confronte un système de demande avec les données, le système doit respecter plusieurs conditions de façon à être fiable et utile. Bien sûr, ce système doit bien s’adapter avec les dynamiques observées dans les données. De façon à calculer des effets significatifs sur le bien-être, il doit aussi être compatible avec la théorie de consommateurs rationnels. Durant les années soixante et soixante-dix, plusieurs économistes ont testé les systèmes de demande existants et ils ont constaté qu’ils ne prévoyaient pas précisément comment la demande varie avec les prix et revenus, mais aussi qu’ils n’étaient pas cohérents avec l’hypothèse de consommateurs rationnels. Cela peut notamment s’expliquer par le fait que les consommateurs ne sont en réalité pas rationnels. Cependant, Deaton démontra que les systèmes existants étaient plus restreints qu’on ne le pensait précédemment ; ils encastrèrent le comportement du consommateur dans un enchevêtrement d’hypothèses qui était trop restrictif pour refléter de façon réaliste les véritables choix du consommateur.

Le défi consistait à élaborer un système qui était suffisamment général pour fournir une image fiable des dynamiques de demande dans la société, mais aussi suffisamment simple pour être estimé statistiquement et pour pouvoir être utilisé. La solution fut le Système de Demande Presque Idéal de 1980. Leurs premières estimations basées sur ce système ne fournirent pas de réponses claires pour toutes les questions entourant la consommation, mais la flexibilité du système et ses possibilités d’extensions et d’améliorations ont puissamment stimulé la recherche sur le comportement du consommateur.

Après 35 ans, le système de demande développé par Deaton et Muellbauer et les améliorations qu’il a connu par la suite, grâce aux travaux de d’autres chercheurs, demeurent les outils standards pour étudier les répercussions de la politique économique, pour construire des indices de prix et pour comparer les niveaux de vie entre les pays ou entre différentes dates. En d’autres termes, ce système eut un immense impact dans le monde universitaire, mais il s’est aussi révélé être grandement influent sur l’évaluation des politiques.

Consommation, revenu et macroéconomie


Le Système de Demande Presque Idéal décrit comment les ménages répartissent leur consommation entre divers biens sur une période de temps spécifique, en fonction de l’ensemble de leurs dépenses au cours de cette période. Cependant leurs dépenses totales ne sont pas données, dans la mesure où elles sont déterminées par les ménages eux-mêmes lorsqu’ils planifient leur consommation d’une année sur l’autre. Donc quelle part de leurs revenus les gens consomment-ils en diverses périodes de temps ? C’est une question importante en macroéconomie : le revers de la consommation totale est l’épargne totale et l’évolution de l’épargne au cours du temps dans un pays est importante pour l'accumulation du capital et les cycles d’affaires.

Les années cinquante virent le développement de deux théories bien connues qui expliquent comment la consommation et donc l’épargne dépendent de l’évolution du revenu : l’hypothèse du revenu permanent de Milton Friedman et le modèle du cycle de vie de Franco Modigliani. La principale implication de ces théories est que les individus veulent lisser leur consommation au cours du temps. Ils épargnent lorsqu’ils s’attendent à un plus faible revenu futur et ils empruntent lorsqu’ils s’attendent à un revenu plus important à l’avenir. Ces deux théories, dans la formulation qu’elles reçurent dans les années soixante-dix, eurent à jouer un rôle majeur dans la recherche macroéconomique. Dans plusieurs articles publiés autour de 1990, Deaton et ses coauteurs testèrent plusieurs implications importantes déduites de l’hypothèse du revenu permanent. Ces tests vinrent à changer la vision que nous avions des liens entre théorie et données.

A ce moment-là, presque toute la recherche macroéconomique était basée sur la notion de "consommateur représentatif", dont la consommation varie avec le revenu agrégé ou moyen d’une société. Avec cette hypothèse simplifiée, Deaton fut capable de démontrer que l’hypothèse du revenu permanent prédit que la consommation va varier plus que le revenu. C’est le cas parce qu’une hausse non anticipée du revenu pour l’ensemble de l’économie tend à être suivie par des hausses additionnelles de revenu dans les années suivantes. Un consommateur représentatif rationnel doit par conséquent consommer une part de ces hausses anticipées de revenu avant qu’elles surviennent, ce qui signifie que la consommation courante doit augmenter plus que le revenu courant. Parce que cela contredit ce que montrent les données agrégées, où la consommation varie moins que le revenu, le constat de Deaton met en doute l’ensemble de la théorie. Cette apparente contradiction entre théorie et données a reçu par la suite le nom de "paradoxe de Deaton" (Deaton Paradox).

Deaton a montré que la clé pour résoudre ce paradoxe (et plus généralement pour mieux comprendre les données macroéconomiques) est d’étudier le revenu et la consommation des individus, dont les revenus fluctuent d’une manière entièrement différente que le revenu moyen. Puisque les revenus de certaines personnes diminuent alors que les revenus des autres augmentent, l’essentiel des variations individuelles du revenu disparaissent lorsque nous déterminons le revenu du consommateur représentatif. En mettant en évidence comment les niveaux de consommation individuels varient avec les niveaux de revenu individuels avant que la consommation soit agrégée, les prédictions de la théorie se rapprochent des dynamiques que nous observons dans les données agrégées, en particulier si nous prenons en compte le fait que les individus font face à des contraintes lorsqu’ils financent leur consommation via l’emprunt.

Deaton a aussi montré que lorsque nous étudions les données individuelles, la théorie standard offre des prédictions supplémentaires, que d’autres n’ont pas vu. Par exemple, la distribution de la consommation entre tous les individus dans une génération se disperse au fur et à mesure que les individus vieillissent, une prédiction qui s’est révélée être effectivement vraie par la suite. L’ampleur de cette dispersion peut être utilisée pour évaluer à quelle ampleur les individus peuvent s’assurer eux-mêmes contre les chocs touchant leurs propres revenus.

Les intuitions fournies par les travaux de Deaton sur la consommation et le revenu ont eu une influence durable sur la recherche macroéconomique moderne. Les chercheurs qui l’ont précédé en macroéconomie, en particulier les chercheurs qui ont suivi Keynes, se basaient sur des données agrégées. Même si leur objectif est de comprendre les relations à un niveau macroéconomique, les chercheurs commencent aujourd’hui leur analyse au niveau microéconomique et ajoutent ensuite les comportements individuels pour en tirer des chiffres pour l’ensemble de l’économie.

Données sur les ménages et économie du développement


Dans les dernières décennies, Angus Deaton a réalisé des études approfondies sur la consommation et la pauvreté dans les pays en développement, en utilisant ses intuitions dans les systèmes de demande et la consommation individuelle au cours du temps. Il a mis en lumière l’importance qu’il y a à accumuler des ensembles de données complets avec la consommation des ménages de différents biens, comme les données sur la consommation dans les pays en développement sont souvent bien plus fiables et utiles que les données sur le revenu. Deaton a aussi montré comment de telles données peuvent être utilisées pour mesurer et comprendre la pauvreté et ses déterminants.

Un problème qui survient lorsque l’on étudie la consommation et ses déterminants est de déterminer quel type de données de consommation à collecter. Les données de panel (les données pour un échantillon inchangé de ménages, année après année) peuvent en principe être préférables pour étudier les dynamiques de la consommation, mais de telles données ont aussi des problèmes spécifiques, telles que le retrait systémique du panel. Deaton a montré que la collection répétée de données transversales (où ce sont les cohortes plutôt que des ménages individuels qui sont suivis au cours du temps) n’est pas seulement plus simple et moins coûteuse, mais dans plusieurs cas préférable.

Un autre problème est comment mesurer l’ampleur de la pauvreté à partir des données de consommation ou de dépenses lorsque les ménages dans différents lieux font face à différents prix locaux ou lorsqu’ils consomment différents types de biens, alors même que ni les prix, ni la qualité des biens ne sont directement observables. Dans des travaux qui ont eu un grand impact sur la mesure de la pauvreté dans les pays en développement, Deaton a montré comment exploiter la variation des valeurs unitaires (les dépenses divisées par la quantité) pour construire des prix de marchés locaux lorsqu’ils ne sont pas disponibles.

Un autre problème encore est que la pauvreté est naturellement définie au niveau individuel, alors que les données sur la consommation sont normalement collectées au niveau des ménages. L’approche la plus commune consiste à mesurer le bien-être individuel par les données des ménages totales par tête, ce qui suppose qu’un enfant consomme autant qu’un adulte.

Deaton a aussi réalisé plusieurs contributions importantes pour déterminer la meilleure manière de comparer le bien-être au cours du temps et entre les pays. Il a souligné les dangers de telles comparaisons en analysant pourquoi les mesures des niveaux de pauvreté pointent dans une direction lorsqu’on utilise des données à partir des comptes nationaux et dans une autre direction lorsqu’on utilise des données tirées des enquêtes auprès des ménages. Il a aussi clarifié pourquoi les récentes révisions de la ligne de pauvreté qui définit à partir de quand une famille est considérée comme pauvre ont accru le nombre de pauvres dans le monde de près d’un milliard de personnes.

Durant les années quatre-vingt, les études dans le domaine du développement économique étaient principalement théoriques et les rares études empiriques se basaient sur les données agrégées relatives aux comptes nationaux. Les choses ont bien changé depuis. L’économie du développement est un champ de recherche empirique florissant qui se base sur l’analyse avancée des données détaillées relatives aux ménages individuels. Les études de Deaton ont joué un rôle important dans cette transformation. Deux exemples (basés sur l’analyse solide de la consommation des ménages) illustrent son influence.

Pendant longtemps, les économistes ont travaillé avec l’idée qu’un pays pouvait se retrouver enfermé dans une trappe à pauvreté. Les faibles revenus peuvent se traduire par une mauvaise alimentation qui empêche les gens de travailler à leur pleine capacité, donc leurs revenus restent faibles et leur alimentation reste mauvaise. La question des trappes à pauvreté est importante pour concevoir une aide internationale pour les pays les plus pauvres. Si l’aide consiste à encourager la croissance économique, mais que la hausse des revenus n’entraîne toujours pas une amélioration significative de l’alimentation, il peut alors être justifié de réorienter l’assistance vers une aide alimentaire directe. Les études de Deaton sur la relation entre le revenu et l’alimentation ont apporté un éclairage important sur cette question : la hausse du revenu tend à améliorer la ration alimentaire. D’un autre côté, les preuves empiriques ne soutiennent pas l’hypothèse selon laquelle la malnutrition explique la pauvreté. En d’autres mots, la malnutrition est davantage la conséquence d’un faible revenu, plutôt que l’inverse.

Un autre exemple est les travaux de Deaton sur la discrimination sexuelle au sein de la famille. Bien qu’il y ait plusieurs preuves empiriques suggérant que les fils sont favorisés par rapport aux filles dans plusieurs pays en développement (le phénomène des « femmes manquantes » étant peut-être l’exemple le plus frappant) les mécanismes à travers lesquels apparaît la discrimination ne sont pas clairs. Un mécanisme peut être que les filles se voient systématiquement donner moins de ressources que les fils, mais tester cela est difficile. Même s’il était possible d’avoir des chercheurs vivant avec plusieurs familles différentes pour chaque heure du jour pour observer leurs choix de consommation, les ménages peuvent changer le comportement lorsqu’ils sont observés. Pour surmonter ce problème de mesure, Deaton proposa une manière ingénieuse d’utiliser les données sur la consommation pour estimer indirectement si les filles reçoivent moins de choses que les fils.

En particulier, Deaton a cherché si la consommation de biens d’adultes (comme les vêtements, le tabac ou l’alcool) diminue lorsque la famille a des enfants et si cette réduction est plus grande lorsque l’enfant est un garçon plutôt qu’une fille. En utilisant les enquêtes réalisées auprès des ménages dans plusieurs pays en développement, Deaton n’a pas réussi à trouver des différences systématiques sous des circonstances normales. Des travaux empiriques ultérieurs ont cependant montré une claire discrimination lorsque les ménages font face à des circonstances adverses. (...) »

Académie Royale des Sciences de Suède, « Consumption, great and small. Popular science background », octobre 2015. Traduit par Martin Anota



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