« Plusieurs techno-optimistes suggèrent que les gains de productivité vont main dans la main avec les hausses de salaires réels. Cette idée que le progrès technique bénéficie à tous fut également incarnée par le dogme du ruissellement qui a caractérisé le néolibéralisme. Cependant, cette idée ne fut soutenue ni par la théorie, ni par les analyses empiriques ; en fait, la théorie économique a toujours indiqué que les avancées en matière de technologies ne bénéficient pas forcément à tous et peuvent créer des gagnants et des perdants. Les données (cf. graphique 1) montrent qu’au cours des dernières décennies, plusieurs pays ont connu des épisodes au cours desquels les salaires ont augmenté moins vite que la productivité. En outre, comme nous l’affirmons ci-dessous, même là où les salaires moyens ont augmenté au rythme de la productivité, les salaires médians ont pu augmenter moins vite et il y a un risque tout gain positif que nous avons connu par le passé ne puisse plus continuer.

GRAPHIQUE 1 Productivité et salaires réels en France (en indices, base 100 en 1990)

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Le graphique 2 montre que les gains de revenu associés au progrès technique ont été très inégalement répartis. Aux Etats-Unis et dans d’autres pays à haut revenu, l’essentiel des fruits de la croissance a été capté par le sommet de la distribution, ce qui s’est traduit par un creusement des inégalités de revenu dans la plupart des pays développés depuis le début des années 1980, inversant la tendance de long terme qui était jusqu’alors à l’œuvre dans la plupart des pays.

GRAPHIQUE 2 Part du revenu national avant impôt allant aux 5 % les plus riches dans les pays développés (en %)

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Comment pouvons-nous réconcilier cela avec la théorie économique ? Dans le contexte d’une économie concurrentielle, nous pouvons réfléchir au progrès technique comme déplaçant la frontière technologique : nous pouvons obtenir davantage de production à partir d'un montant donné de facteurs de production. Mais cet élargissement des possibilités de production ne nous dit pas comment les gains tirés du progrès technique seront distribués. Dans nos modèles économiques les plus simples, par exemple, si nous supposons une économie concurrentielle avec une fonction de production à la Cobb-Douglas, les parts relatives sont fixes.

Cependant, dans le cas le plus général, le changement technologique peut modifier la répartition du revenu de telle façon que, par exemple, le travail obtient une part plus petite du gâteau. Si sa part diminue assez, les travailleurs peuvent voir leur situation sa dégrader. L’évolution des salaires dépend de ce qui se passe du côté de la demande de travail aux salaires existants. Si l’on utilise la terminologie initialement introduite par Hicks, le changement technique qui entraîne une baisse de la part relative du travail est qualifié de biaisé en faveur du capital (capital-biased) ; s’il entraîne une baisse de la part du travail non qualifié, il est qualifié de biaisé en faveur des compétences (skill-biased) ; s’il se traduit par une réduction des salaires, il est qualifié d’économiseur en travail (labor-saving). Les Etats-Unis, par exemple, ont connu un changement technologique biaisé en défaveur des tâches routinières qui a déplacé les travailleurs aux tâches routinières vers les activités manuelles ou cognitives depuis les années 1980 et qui a contribué au déclin de la classe moyenne (Autor et alii, 2003).

Korinek et Stiglitz (2019) ont montré que les effets distributifs des innovations peuvent être vus comme générant des quasi-rentes ; outre les gains directs obtenus par les innovateurs, les innovations peuvent entraîner des changements dans la demande de facteurs, par exemple en réduisant la demande pour le travail non qualifié et en augmentant la demande de travail qualifié et les travailleurs affectés connaîtront des gains ou des pertes. Les gagnants du progrès technique (par exemple les travailleurs qualifiés dans notre exemple) tirent ces gains sans avoir contribué à l’innovation, si bien qu’ils obtiennent une quasi-rente, tandis que les perdants connaissent des pertes sans qu’ils aient commis une quelconque faute. Cela a une importante implication : les gouvernements peuvent capturer une partie des quasi-rentes en taxant les gagnants et en la redistribuant ; et étant donné la nature des gains, les gouvernements peuvent même être capables de relever les impôts de façon à ce qu’il n’y ait guère d’effets de distorsion, par exemple si les gagnants incluent les propriétaires de facteurs fixes comme la terre. Donc, un progrès technique "administré" peut permettre des améliorations dans le sens de Pareto.

Cependant, il y a une grosse différence entre observer l’impact de l’intelligence artificielle dans un seul pays et d’un point de vue mondial. Alors qu’un pays jouit des bénéfices et le coût est supporté par un autre, une amélioration à la Pareto nécessiterait que les gagnants compensent les perdants via les frontières nationales. Aujourd’hui, de tels transferts transfrontaliers sont limités.

Par conséquent, les fruits du progrès technique vont être inégalement répartis, mais ce qui est troublant, c’est que certains pays peuvent fortement y gagner et d’autres y perdre. Ces différences se reflèteront, respectivement, en améliorations et détériorations des termes de l’échange des pays. Par la suite, nous analyserons diverses formes spécifiques du progrès que la révolution de l’intelligence artificielle et les technologies d’automatisation qui lui sont associées sont susceptibles d’induire, en nous focalisant tout particulièrement sur la façon par laquelle elles peuvent nuire aux pays en développement.

Le progrès technique économiseur de travail


Plusieurs observateurs s’inquiètent à l’idée que l’intelligence artificielle puisse économiser le travail, c’est-à-dire réduire le demande de travail aux prix des facteurs existants. Si c’est le cas, les salaires d’équilibre diminueraient et les travailleurs verraient leur situation se dégrader.

Comme nous l’avons noté, au cours du dernier demi-siècle, les Etats-Unis et plusieurs autres pays semblent avoir connu un progrès technologique biaisé en défaveur des travailleurs avec de faibles niveaux de diplôme réalisant des tâches routinières, en l’occurrence suffisamment biaisé pour qu’il puisse économiser le travail dans ce segment, réduisant les revenus réels de ces travailleurs. Par exemple, Autor et alii (2003) ont observé que, des années 1970 aux années 1990, alors que la numérisation apportait un substitut pour un nombre croissant de tâches routinières, le changement technologique a accru la productivité des travailleurs dans les emplois à tâches non routinières, par exemple des tâches de résolution de problème ou des communications complexes. Ces changements technologiques peuvent avoir expliqué près des deux tiers de la réorientation de la demande relative vers les travailleurs diplômés du supérieur au cours de cette période. De même, plus récemment, Acemoglu et Restrepo (2020) ont observé aux Etats-Unis de significatifs effets négatives de l’introduction de robots industriels sur les salaires et l’emploi, des effets concentrés dans l’industrie et parmi les professions impliquant des tâches manuelles routinières, de cols bleus, d’assemblage, ce qui contribue à expliquer la forte hausse de la dispersion des salaires selon les différentes catégories de travailleurs selon el diplôme au cours des cinq dernières décennies.

Cette polarisation de l’emploi en termes de salaires s’est aussi reflétée dans les dynamiques de la répartition de l'emploi. L’emploi dans les emplois non routiniers a continuer de croître régulièrement aux Etats-Unis, tandis que les emplois routiniers ont stagné et même, depuis environ 1990, décliné, ce qui a contribué, comme nous l’avons noté, à un déclin de la classe moyenne. L’OCDE (2019) note que les emplois moyennement qualifiés peuvent être ceux qui sont les plus exposés à l’automatisation et aux délocalisations, comme ils impliquent beaucoup de tâches routinières qui sont relativement faciles à automatiser.

(…) Acemoglu et Restrepo (2019a) ont formulé un modèle particulier dans lequel le déplacement de travailleurs par les robots va réduire la part du revenu rémunérant le travail et peut se révéler économiseur en travail si les gains de productivité tirés de l’adoption de robots sont modestes. Berg et alii (2018) se focalisent sur les effets différentiels du progrès technique en distinguant les groupes de travailleurs et ils montrent que le progrès technique peut être économiseur en travail non qualifié parce que ce type de main-d’œuvre peut facilement être substitué par des robots ; à l’inverse, le travail très qualifié est susceptible de se révéler complémentaire aux robots et va bénéficier du progrès technique ; par conséquent, les avancés technologiques risquent de se traduire par une hausse des inégalités de revenu. L’automatisation peut aussi creuser les inégalités selon d’autres dimensions, par exemple dans les secteurs où les femmes occupent plus de tâches routinières (Brussevich et alii, 2018).

Même si le progrès technique économise le travail à court terme, il peut aussi déclencher une accumulation additionnelle de capital qui s’avère complémentaire au travail, ce qui bénéficierait au travail à long terme. Par exemple, Stiglitz (2015) et Caselli et Manning (2019) montrent qu’une économie avec seulement du capital et du travail, dans laquelle l’accumulation du capital à long terme est déterminée par un taux d’intérêt exogène, le travail sera toujours gagnant. Cependant, l’impact final sur les inégalités dépendra de l’existence d’autres facteurs rares dans l’économie, par exemple les ressources naturelles ou la terre, qui bénéficieraient du progrès technique et finalement deviendraient plus rares, comme les facteurs "capital" et "travail remplaçant les machines" deviendront plus abondants et moins chers. En effet, Korinek et Stiglitz (2021a) montrent que, si c’est le cas, alors, en l’absence d’intervention du gouvernement, les travailleurs peuvent même y perdre avec le progrès technique à long terme.

A un niveau mondial, des dynamiques similaires peuvent s’observer. Même si le progrès technique économiseur en travail rend le monde dans son ensemble plus riche, il peut nuire aux pays en développement qui ont un avantage comparatif dans le travail peu qualifié. Si la demande mondiale de travail ou, plus spécifiquement, de travail non qualifié diminue, de tels pays connaîtraient une détérioration significative de leurs termes de l’échange et perdraient une part significative de leurs recettes tirées de l’exportation. Le progrès technique économiseur en travail peut non seulement créer des gagnants et des perdants dans les pays en développement qui s’en trouvent affectés, mais il peut dégrader la situation nette de ces pays. Alonso et alii (2020) constatent que les améliorations de la productivité des "robots" peuvent entraîner une divergence, comme les pays développés bénéficient davantage de la numérisation étant donné leur stock de capital initialement plus élevé. (...)

Information, monopoles numériques et firmes superstars


Jusqu’à présent, nous avons considéré les effets du changement technologique dans un environnement concurrentiel. Cependant, l’essor des intelligences artificielles et d’autres technologies d’information peuvent aussi mener à une plus forte concentration du pouvoir de marché. Par conséquent, l’économie peut se retrouver à un équilibre qui s’avère moins concurrentiel et davantage perturbé par le pouvoir de marché, avec de plus grandes rentes pour les firmes dominantes. Les acteurs avec un pouvoir de marché vont utiliser ce pouvoir pour améliorer leur situation. Les distorsions qui en résultent peuvent compenser une partie des bénéfices de l’innovation, exacerbant les effets distributionnels négatifs du changement technique économiseur en travail ou en ressources. Avec toute fonction de bien-être collectif averse aux inégalités, le bien-être collectif peut décroître.

Alors que l’hypothèse de marchés pleinement concurrentiels offre un repère utile, ce modèle est moins approprié lorsque l’on considère une économie dominée par les intelligences artificielles. Il est difficile de concevoir qu’une économie d’intelligences artificielles puisse être concurrentielle ou du moins bien décrite par le modèle d’équilibre concurrentiel standard.

Il y a plusieurs raisons expliquant pourquoi les avancées en matière d’intelligences artificielles peuvent intensifier le pouvoir de marché des entreprises. Tout d’abord, l’intelligence artificielle est un bien informationnel et les biens informationnels sont différents des autres biens en ce qu’ils sont non rivaux : ils peuvent être utilisés à un coût marginal proche de zéro, ce qui implique qu’une seule entreprise peut fournir un très large marché. En outre, la création de codes d’intelligences artificielles ou d’algorithmes d’apprentissage-machine implique typiquement des coûts irrécouvrables et/ou fixes élevés : sur un marché privé, les entreprises doivent gagner des rentes de monopole pour couvrir ces coûts. De plus, même de petits coûts irrécouvrables peuvent rendre le marché non contestable, c’est-à-dire qu’il peut y avoir des rentes et profits durables. En outre, les applications d’intelligences artificielles et les plateformes impliquent typiquement de significatives externalités de réseau. Une partie de celles-ci apparaissent parce que les entreprises accumulent de vastes montants de données qui leur permettent de mieux exploiter leurs algorithmes que leurs rivales. Tous ces effets créent de larges barrières à l’entrée et une tendance vers la création de larges monopoles, parfois qualifiés aussi d’effets "superstars" (Korinek et Ng, 2019 ; Stiglitz et Greenwald, 2014a).

Certains économistes ont identifié un nombre croissant de "firmes superstars" dans l’économie qui sont "super profitables" (Autor et alii, 2020). Cependant, l’essentiel de ces profits s’expliquent moins par l’utilisation d’une technologie "super-productive" que par l’exercice d’un pouvoir de monopole qui est dérivé de la nature de ces technologies d’information. Par exemple, aux Etats-Unis, une large fraction des gains sur le marché boursier au cours de la dernière décennie ont été concentrés sur les géants du numérique, dans une grande mesure en lien avec leur pouvoir de monopole. De plus, les avancées technologiques ont aussi permis aux entreprises du numérique d’extraire davantage de surplus du consommateur via la discrimination par les prix. (…)

Un progrès technique mal orienté


La théorie économique a éclairé pourquoi la nature de l’innovation (par exemple le biais factoriel) peut ne pas maximiser le bien-être. L’essentiel de l’économie considère le biais factoriel du changement technologique comme exogène et les théorèmes de l’économie du bien-être affirment l’efficacité des économies de marché concurrentielles pour un niveau donné de technologie. Cependant, la direction et le rythme du changement technologique sont eux-mêmes le fruit de décisions économiques, comme l’a souligné la littérature sur l’innovation induite (Kennedy, 1964 ; von Weizsäcker, 1966 ; Samuelson, 1965 ; Atkinson et Stiglitz, 1969 ; Acemoglu, 1998, 2002 ; Stiglitz, 2006). Il n’y a pas d’équivalent aux théorèmes du bien-être pour l’innovation : les marchés ne vont pas être efficaces en général par eux-mêmes, que ce soit dans le niveau ou la direction (la nature) de l’activité innovante et le changement technologique. Le marché peut même fournir des incitations pour des innovations qui réduisent l’efficacité en absorbant plus de ressources qu’elles n’en créent pour la société, comme cela peut être le cas, par exemple, avec le trading à haute fréquence. Cela justifie des politiques pour réorienter le progrès technique (…).

Le problème fondamental est que le savoir est un bien public, dans le sens samuelsonien du terme. S’il devait être financé et produit par le secteur privé, il y aurait certaines restrictions inefficaces sur l’usage du savoir et ces restrictions donnent typiquement lieu à un pouvoir de marché. S’il n’y a pas de freins sur l’usage du savoir, alors les investisseurs ne peuvent s’approprier les rendements de leur production de savoir, si bien qu’ils n’ont que peu d’incitations à innover. Quand le savoir est produit comme sous-produit d’un apprentissage ou d’un investissement, l’incapacité à s’approprier la totalité des bénéfices va entraîner une sous-production ou un sous-investissement dans les secteurs de l’économie associés à un important apprentissage et des effets de débordement en matière d’apprentissage. Comme Greenwald et Stiglitz (2006, 2014a) l’ont souligné, cela a d’importantes implications pour la politique de développement, en donnant une justification aux politiques industrielle et commerciale.

Une littérature plus récente a attiré l’attention non seulement sur les biais dans le niveau et le rythme de l’innovation, mais aussi sur sa direction. Dans les économies avec des marchés de gestion du risque incomplets et une information imparfaite et/ou asymétrique (c’est-à-dire dans les économies du monde réel), (…) les prix ne donnent pas nécessairement le signal "correct" aux innovateurs sur la direction de l’innovation. Il y a d’importantes externalités pécuniaires. Par exemple, dans le modèle de salaire d’efficience de Shapiro et Stiglitz (1984), où le chômage agit comme un dispositif disciplinant les travailleurs (…) dans le contexte d’un marché du travail avec une surveillance imparfaite et coûteuse, il peut y avoir trop de progrès technique économiseur de travail, ce qui se traduit par un niveau excessif de chômage (Stiglitz, 2006). (…)

Les marchés ne s’inquiètent pas de la répartition du revenu. Les forces du marché peuvent orienter les décisions économiques vers l’efficience (dans un sens étroit, microéconomique), mais elles ne vont jamais considérer les conséquences distributives. De récentes analyses ont cependant souligné que les performances économiques globales peuvent être affectées par les inégalités (Stiglitz, 2013 ; Ostry et alii, 2019). Evidemment, les entrepreneurs individuels ne vont pas prendre en compte cette externalité macroéconomique et en conséquence le marché va être biaisé en faveur d’un excès d’innovations économiseuses de travail, ce qui confère un rôle aux politiques redistributives. En outre, Korinek et Stiglitz (2020) montrent qu’en présence de contraintes sur la redistribution, la politique publique peut améliorer le bien-être en amenant l’innovation pour prendre en compte ses implications distributives.

Il y a des forces autocorrectives : par exemple, si le travail devient moins cher, les innovateurs auront moins d’incitations à chercher à économiser le travail, ce qui fournit un mécanisme correcteur dans l’économie de marché à une baisse continue de la part du travail, mais ce mécanisme ne fonctionne plus lorsque les salaires sont fixés par des considérations en termes de salaire d’efficience ou atteignent des niveaux de subsistance. (…) »

Anton Korinek, Martin Schindler et Joseph E. Stiglitz (2021), « Technological progress, artificial intelligence, and inclusive growth », FMI, working paper, n° 21/166. Traduit par Martin Anota



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