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Tag - Argentine

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lundi 4 décembre 2023

Y a-t-il une issue pour l’Argentine ?

« La victoire écrasante de Javier Milei, un économiste libertarien d'extrême-droite peu connu, comme prochain président de l'Argentine, exprime le rejet des électeurs des politiques ratées du passé péroniste. En apparence, on pouvait s'attendre à ce choix des électeurs et la comprendre en partie. Mais il est extrêmement improbable que Milei parvienne à sortir l’Argentine de sa série chronique d’hyperinflation, de défauts de paiement, de récession et de chômage, des déséquilibres qui vont probablement se poursuivre de nombreuses années.

Il n'est pas surprenant que les 46 millions de citoyens argentins en aient assez du statu quo. Bien que le PIB par habitant de l'Argentine soit le deuxième d’Amérique latine, derrière celui du Chili, et 40 % supérieur à celui du Brésil, son taux d'inflation dépasse actuellement les 140 % par an. Le déficit budgétaire dépasse les 4 % du PIB et la dette publique a atteint les 80 % du PIB. Il est important de noter que l’Argentine ne dispose que de 21 milliards de dollars de réserves internationales dans sa banque centrale, alors qu’elle devra prochainement verser 4 milliards de dollars au Fonds monétaire international (FMI).

Milei prendra ses fonctions le 10 décembre. Alors qu'il faisait campagne contre Sergio Massa, candidat péroniste et ministre de l'Economie, Milei s'est engagé à fermer la banque centrale et à dollariser officiellement l'économie, c'est-à-dire à remplacer les pesos argentins par des dollars américains. S'insurgeant contre le "socialisme", il s'est également engagé à réduire les dépenses, à baisser les impôts, à relâcher les réglementations, à privatiser les entreprises publiques, à consolider les ministères fédéraux et à transformer les systèmes publics d’éducation et de soin en favorisant les bons d'éducation et l'assurance privée.

Depuis sa victoire, ces projets apparaissent, sinon totalement irréalisables, du moins lointains. Milei a admis que la dollarisation n'arriverait pas "de sitôt", prenant peut-être conscience que la fermeture de la banque centrale et l'adoption officielle du dollar comme monnaie par l’Argentine nécessiteraient des changements constitutionnels. Il lui manque des voix au Congrès pour faire adopter une loi ou amender la Constitution. (Le premier tour des élections en Argentine en octobre a réélu plusieurs opposants à Milei.)

Certains des élus, notamment les partisans de l'ancienne candidate présidentielle Patricia Bullrich et de l'ancien président Mauricio Macri, ont formé une alliance qui a soutenu et aidé à faire élire Milei, mais qui s'oppose à la dollarisation. Pour gouverner, Milei a besoin non seulement de leur soutien, mais aussi de celui des péronistes mécontents, c’est-à-dire de ceux qui se proclament membres du mouvement péroniste, mais qui sont de fervents opposants à la faction toujours puissante dirigée par Cristina Kirchner, l’ancienne présidente et vice-présidente sortante. Ces péronistes ne veulent pas non plus la dollarisation.

Le péronisme est un terme qui peut dérouter les étrangers. Il remonte, bien sûr, à l'histoire économique ravagée par la crise de l'Argentine dans l'immédiat après-guerre, lorsque, sous la direction de Juan Domingo Perón, le pays chancelait avec l'impulsion désastreuse vers l'industrialisation et la modernisation. Aujourd’hui, le péronisme n’est ni un parti politique, ni un mouvement cohérent, mais un phénomène qui mute au gré des circonstances. Perón reste largement vénéré comme le père de l’Argentine moderne, mais les péronistes peuvent être de droite ou de gauche, partisans ou adversaires de Kirchner, défiant toute définition unifiée. Milei pourrait sans doute adopter une version "libertarienne" du péronisme pour gagner du soutien, comme en témoigne sa nouvelle alliance avec Juan Schiaretti, le gouverneur de Cordoue, et ses alliés au Congrès argentin. Le cabinet nouvellement annoncé de Milei comprend donc des péronistes anti-Kirchner, des alliés de Macri et des associés de Bullrich. Dire qu’une telle alliance est fragile est un euphémisme.

Une histoire de crises financières

Pour mieux comprendre le cycle des crises économiques de l'Argentine, il est utile de retracer l'histoire du péronisme depuis son objectif initial de réorienter le pays d’une économie largement basée sur l'agriculture, qui était trop dépendante des fluctuations des prix internationaux des matières premières, vers l'industrialisation par tous les moyens nécessaires : protectionnisme et crédit subventionné pour certains secteurs, combinés à des dépenses publiques de protection sociale ciblées sur les segments favorisés de la population. Adoptant les conseils des partisans de la théorie de la dépendance, Perón a également développé la protection du travail pour la nouvelle main-d’œuvre urbaine et industrielle, ainsi que plusieurs entreprises publiques. Selon un schéma qui s’est répété pendant plusieurs décennies, la mise en œuvre de ces politiques entre 1946 et 1955 a accru les déficits budgétaires de l'Argentine, sa dette extérieure et les vulnérabilités de sa balance des paiements, jetant ainsi les graines des futurs cycles d'expansion et de récession.

En 1977, le pays a souffert de sa première crise d’hyperinflation, avec un taux annuel de plus de 300 %. En 1978, un plan de stabilisation de l’inflation a été tenté et il a réussi à réduire de moitié le taux d’inflation pendant une courte période. Mais en 1981, le pays a connu une grave crise de balance des paiements qui a conduit à un défaut de paiement et à une crise bancaire. En 1985, l’inflation a atteint plus de 670 %, forçant l’adoption du Plan Austral. Le nom de la monnaie a été changé (l’austral à la place du peso), les salaires ont été gelés, le taux de change a été ancré et les dépenses ont été réduites pendant une brève période. Finalement, le Plan Austral a échoué et, en 1989, l’inflation a atteint plus de 3.000 %. Les tentatives de stabilisation de l'Argentine passèrent par plusieurs programmes du FMI. Ces derniers ont généralement appelé à des mesures d'austérité sévères, notamment des coupes budgétaires, une déréglementation et le flottement du taux de change.

En 1991, l'Argentine a adopté ce qu'on appelle le Plan de convertibilité à la suite de plusieurs réformes, notamment certaines visant à maîtriser le déficit budgétaire, qui ont réussi à éliminer l'hyperinflation du pays et à restaurer la stabilité pendant un certain temps. Au cours de la décennie suivante, l’Argentine s’en est plutôt bien sortie malgré une crise bancaire en 1995. À la fin des années 1990, d’autres problèmes associés aux déséquilibres domestiques croissants ont été aggravés par des chocs externes résultant des crises que les pays émergents connaissaient alors. Stimulées en partie par les fluctuations des prix des matières premières et les paniques financières, ces crises ont eu des conséquences terribles sur l’économie.

Lorsque le Brésil a été contraint de dévaluer sa monnaie en 1999, la parité fixe de l'Argentine avec le dollar a accentué son manque de compétitivité, affaiblissant davantage sa situation économique pourtant déjà fragile. En 2001, l’Argentine a finalement fait face à ses démons, elle a abandonné le Plan de convertibilité et elle a connu sa pire crise financière des temps modernes. Cette crise a entraîné un défaut de paiement complexe, un effondrement du système bancaire et une profonde récession. En 2003, les perspectives s'étaient significativement améliorées grâce à la hausse des prix des matières premières sur les marchés internationaux.

Au plus fort des troubles en 2001, l'Argentine est devenue célèbre pour sa succession de cinq présidents différents en seulement 12 jours. Eduardo Duhalde, nommé président par intérim par le Congrès en janvier 2002, a accompagné le pays jusqu’à la fin de la crise, laissant la présidence à Néstor Kirchner en 2003 après sa victoire aux élections de 2003. Durant son mandat, l'Argentine a connu une croissance annuelle moyenne d'environ 8,5 %, alimentée par les prix élevés des matières premières ainsi que par certaines réformes domestiques. En 2007, Cristina Kirchner, l'épouse de Néstor Kirchner, a été élue présidente. Néstor espérait retourner au pouvoir, mais il est décédé en 2010, un an avant que Cristina ne soit réélue pour un second mandat.

Le mandat de Cristina Kirchner, de 2007 à 2015, est devenu la marque de ce que l'on appelle aujourd'hui le kirchnérisme, un mélange d'interventions publiques ad hoc dans le fonctionnement des marchés (y compris la fixation ou le gel de certains prix) et de bidouillage des statistiques argentines, en particulier les données officielles sur l’inflation. Son mandat a été marqué par des scandales d’irresponsabilité financière et de corruption. L’Argentine a réussi à éviter une crise financière majeure pendant son mandat, aidée par les prix élevés des matières premières et les investissements en provenance de Chine, mais elle est restée vulnérable aux crises. Le successeur de Cristina, Mauricio Macri, n'a pas réussi à résoudre problèmes, les anciens et nouveaux, de l’Argentine, ce qui a contribué à mener l'économie à sa situation actuelle.

Le chemin à prendre


Si les problèmes de l'Argentine se limitaient à des déficits et une dette élevés, Milei pourrait peut-être accomplir "la fin de la décadence", comme il l'a dit dans son discours de victoire, avec des réformes similaires à celles tentées par le passé. Mais l’Argentine doit désormais faire face également à l’hyperinflation. L’hyperinflation est loin d’être un problème inflationniste banal. Elle reflète un effondrement total de la confiance dans les institutions chargées de préserver la valeur de la monnaie.

En d’autres termes, l’hyperinflation condamne la confiance dans la monnaie d’un pays. C’est pourquoi Milei a mis la dollarisation sur la table. Mais le remède qu’il propose n’est ni viable, ni souhaitable. La dollarisation prive l'Argentine de la capacité de mener ses propres politiques monétaires et de change, un handicap majeur pour un pays émergent soumis à des chocs extérieurs. De plus, la dollarisation n’est pas crédible si le gouvernement n’a pas réussi à accumuler suffisamment de réserves internationales pour se protéger contre de tels chocs. À l'heure actuelle, les dettes libellées en dollars de l'Argentine dépassent ses actifs libellés en dollars. Sa position en réserves nette est donc négative : elle doit plus de dollars aux étrangers qu’elle n’en possède.

La seule solution réaliste aux problèmes de l’Argentine réside dans une combinaison de profondes réformes budgétaires, institutionnelles et monétaires, à l’instar de celles qu’a adoptées le Brésil en 1994 avec son plan Real, qui a mis fin à plus de vingt ans d’hyperinflation. Après six tentatives de changement de monnaie, le Brésil a réussi à sa septième tentative. L’Argentine a essayé d’emprunter cette voie au moins deux fois dans les années 1980 et elle a échoué. Elle doit réessayer, mais cette fois avec des réformes institutionnelles qui suscitent la confiance dans la nouvelle monnaie. De telles réformes impliqueraient un ajustement budgétaire massif, que le nouveau gouvernement s’est engagé à entreprendre, ainsi que des limitations des dépenses et des emprunts des provinces et de nouvelles lois qui empêcheraient la banque centrale d’émettre de la monnaie pour financer les déficits budgétaires. Un tel plan n'exigerait pas l'abandon de la souveraineté de l'Argentine sur les questions monétaires et de taux de change dans le cadre d'un programme de dollarisation. (...)

En conclusion, l’héritage des crises confronte Milei face à des choix difficiles et à peu de marge de manœuvre, malgré son attrait populiste. Il est peu probable que la dollarisation se produise, mais la stabilisation de l’inflation nécessite des politiques douloureuses que le système politique n’est pas encore prêt à entreprendre. Les prochains mois seront à la fois difficiles et intéressants. »

Monica de Bolle, « Is there a way out for Argentina? », PIIE, Realtime Economics (blog), 28 novembre 2023. Traduit par Martin Anota



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« Quels sont les coûts d’un défaut souverain ? »

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lundi 13 août 2018

La Turquie en proie à une nouvelle crise de change



« Pendant un moment, ceux d’entre nous qui passèrent beaucoup de temps à chercher à comprendre la crise financière asiatique qui éclata il y a deux décennies se sont demandé si la Turquie connaîtrait une répétition de ces événements. C’est ce qui semble se passer.

Voici le scénario : Imaginez au départ un pays qui, pour une raison ou une autre, est devenu un chouchou des prêteurs étrangers et connaît un large afflux de capitaux étrangers pendant plusieurs années. Chose importante, la dette qui s’est ainsi accumulée est libellée en devises étrangères et non en monnaie domestique (ce qui explique pourquoi les Etats-Unis, qui ont reçu beaucoup de capitaux par le passé, ne sont pas aussi vulnérables ; les Américains empruntent en dollars).

A un certain moment, cependant, la fête s’arrête. Il n’est pas crucial de savoir ce qui provoque un "arrêt soudain" (sudden stop) dans le prêt étranger : cela peut être des événements domestiques (…), une hausse des taux d’intérêt américains ou une crise dans un autre pays que les investisseurs considèrent comme similaire au vôtre.

Qu’importe le choc, le problème est que l’endettement auprès du reste du monde a rendu votre économie vulnérable à une spirale fatale. La perte de confiance entraîne la chute de votre monnaie ; cela complique le remboursement de la dette libellée en devises étrangères ; cela nuit à l’économie réelle et dégrade par là davantage la confiance, entraînant une nouvelle chute de votre devise, et ainsi de suite. En conséquence, la dette étrangère explose, en pourcentage du PIB. L’Indonésie est tombée dans la crise des années quatre-vingt-dix avec une dette étrangère inférieure à 60 % du PIB, un niveau assez comparable à celui de la Turquie un peu plus tôt cette année. En 1998, la chute de la roupie a envoyé cette dette à près de 170 % du PIB.

Comment une telle crise finit-elle ? S’il n’y a pas de réponse efficace en termes de politique économique, la monnaie chute et la dette mesurée en monnaie domestique explose jusqu’à ce que chaque personne susceptible de faire défaut le fasse. A ce moment-là, une monnaie faible stimule un boom des exportations et l’économie connaît une reprise associée à d’amples excédents commerciaux. (Cela peut surprendre Donald Trump, qui semble avoir décidé d’instaurer des droits de douane punitifs à l’encontre de la Turquie comme punition pour sa faible devise.)

N’y a-t-il aucune façon de court-circuiter cette funeste mécanique ? Si, mais elle n'est pas aisée. Ce dont vous avez besoin pour réduire les coûts de cette crise est une combinaison d’hétérodoxie à court terme et l’assurance crédible qu’il y aura un retour à l’orthodoxie à plus long terme. Pour cela, il faut arrêter l’explosion du ratio de dette avec une certaine combinaison de contrôles de capitaux temporaires, de couvre-feu contre la fuite paniquée de capitaux et peut-être de répudiation d’une certaine partie de la dette libellée en devises étrangères. Parallèlement, il faut mettre les choses en place pour instaurer un régime fiscalement soutenable une fois que la crise sera finie. Si tout va bien, la confiance va graduellement revenir et vous finirez par être capable de retirer le contrôle des capitaux.

C’est ce que fit la Malaisie en 1998 ; la Corée du Sud, avec l’aide des Etats-Unis, a effectivement fait quelque chose du même genre au même moment, en faisant pression sur les banques pour qu’elles maintiennent leurs lignes de crédit de court terme. Une décennie plus tard, l’Islande s’en est bien tirée avec une combinaison de contrôles de capitaux et de répudiation de dette (à strictement parler, en refusant de prendre la responsabilité publique pour les dettes engrangées par les banquiers privés.)

L’Argentine s’en est aussi bien tirée en adoptant des politiques hétérodoxes en 2002 et, quelques années plus tard, en répudiant les deux tiers de sa dette. Mais le gouvernement Kirchner ne savait pas quand s’arrêter et revenir aux politiques orthodoxes, ce qui prépara la voie pour un retour du pays dans la crise.

Et peut-être que cet exemple montre à quel point il est difficile de faire face à ce genre de crise. Vous avez besoin d’un gouvernement qui soit à la fois flexible et responsable, mais aussi, évidemmentr, assez compétent techniquement pour adopter des mesures spéciales et assez honnête pour adopter ces mesures sans basculer dans une corruption massive.

Malheureusement, cela ne ressemble pas à la Turquie d’Erdogan. Bien sûr, cela ne ressemble pas non plus aux Etats-Unis de Trump. Les Américains ont donc bien de la chance de s’endetter en dollars. »

Paul Krugman, « Partying like it’s 1998 », 11 août 2018. Traduit par Martin Anota



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