« Les contrats sont essentiels au fonctionnement des sociétés modernes. Les analyses d’Oliver Hart et de Bengt Holmström ont éclairé la façon par laquelle les contrats nous aident à gérer les conflits d’intérêt.

Les contrats nous aident à coopérer les uns avec les autres et à avoir confiance en autrui lorsque nous pouvons, en leur absence, être désobligeants et défiants les uns vis-à-vis des autres. En tant que salariés, nous avons des contrats de travail. En tant qu’emprunteurs, nous avons des contrats de crédit. En tant que propriétaires d’actifs de valeur exposés aux accidents, nous avons des contrats d’assurance. Certains contrats tiennent sur moins d’une page, tandis que d’autres peuvent tenir sur des centaines de pages.

Si nous rédigeons des contrats, c’est avant tout en vu de réguler des actions futures. Par exemple, les contrats de travail peuvent stipuler les rémunérations pour les bonnes performances et les conditions pour les licenciements, mais il est important de noter que les contrats ont souvent d’autres objectifs en plus, comme le partage du risque parmi les parties du contrat.

La théorie des contrats nous fournit un instrument général pour comprendre la conception des contrats. L’un des objectifs de la théorie est d’expliquer pourquoi les contrats ont des formes et conceptions diverses. Un autre objectif est de nous aider à rédiger de meilleurs contrats et ainsi de façonner de meilleures institutions dans la société. Les fournisseurs de services publics, tels que les écoles, les hôpitaux ou les prisons, doivent-ils appartenir au secteur public ou bien au secteur privé ? Les enseignants, les professionnels de la santé et les gardes de prison doivent-ils être payés avec un salaire fixe ou bien leur rémunération doit-elle dépendre de leur performance ? Dans quelles proportions la rémunération des dirigeants doit-elle dépendre des bonus et des stock-options ?

La théorie des contrats ne fournit pas nécessairement de réponses définitives ou uniques à ces questions, dans la mesure où le meilleur contrat va typiquement dépendre des spécificités de la situation et du contexte. Cependant, la puissance de la théorie est qu’elle nous permet de réfléchir clairement à ces questions. Les contributions des lauréats de cette année, Oliver Hart et Bengt Holmström, sont des plus précieuses pour nous aider à comprendre les contrats et les institutions dans le monde réel, aussi bien que les potentiels écueils lorsqu’il s’agit de concevoir de nouveaux contrats.

La tension entre l’assurance et les incitations


Si vous avez une assurance automobile, il est peu probable que soyez pleinement remboursé lorsque vous avez un accident. Pour quel raison y a-t-il des franchises et des tickets modérateurs ? Si les accidents surviennent par pure malchance, il serait sûrement mieux d’avoir des contrats d’assurance qui mettent parfaitement en commun les risques et vous soulagent de toutes les pertes associées à un accident en particulier. Mais une assurance tous risques est susceptible de générer un aléa moral (ou risque moral) : si nous sommes complètement assurés, nous pourrions être incités à être moins prudents.

La tension entre l’assurance et les incitations s’explique par une combinaison de deux facteurs. Le premier est un conflit d’intérêts : tout le monde n’est pas ange. Si nous étions tous égaux (que nous portions ou non les pleines conséquences de notre comportement), une assurance tous risques ne poserait pas problème. Le second facteur est la mesure : toutes nos actions ne peuvent pas être parfaitement observées. Si un assureur pouvait voir chaque action de ses assurés, un contrat d’assurance pourrait couvrir la totalité des pertes provoquées par les vrais accidents, mais pas ceux provoqués par un comportement imprudent.

Le même genre de tension peut être présent dans plusieurs autres cadres contractuels, comme les relations de travail. Dans la plupart des cas, un employeur est mieux placé pour supporter le risque qu’un salarié. Si le salarié agissait toujours dans l’intérêt des deux parties, aucune incitation pour le contraire serait nécessaire : il n’y aurait pas de tension entre l’assurance et les incitations et il serait optimal d’offrir au salarié l’assurance d’un salaire fixe. Mais si les intérêts des salariés entrent en conflit avec ceux de l’employeur et qu’il est difficile d’observer directement leur comportement, il peut être utile d’avoir un contrat de travail renforçant le lien entre la rémunération et la performance.

La rémunération de la performance


Même si le problème des incitations pour les salariés est connu depuis longtemps, le niveau d’analyse s’est fortement relevé à la fin des années soixante-dix, lorsque les chercheurs sont arrivés à des réponses plus exactes à la question de savoir comment rédiger un contrat incitatif optimal. Les premières intuitions majeures étaient dérivées dans le contexte des contrats de travail impliquant des agents (salariés) averses au risque dont les actions pouvaient ne pas être directement observées par le principal (l’employeur). En fait, le principal peut seulement observer imparfaitement une mesure de la performance d’un agent.

Un résultat central, publié par Bengt Holmström et Steven Shavell séparément et indépendamment l’un de l’autre en 1979, est qu’un contrat optimal doit lier la rémunération à toutes les éventualités qui sont susceptibles de fournir de l’information à propos des actions qui sont entreprises. Ce principe (…) ne dit pas seulement que les rémunérations doivent dépendre des événements qui peuvent être affectés par les agents. Par exemple, supposons que l’agent soit un dirigeant dont les actions influencent le cours boursier de son entreprise, mais pas le cours boursier des autres entreprises. Est-ce que cela signifie que la rémunération du dirigeant doit dépendre seulement du cours boursier de son entreprise ? La réponse est non. Puisque les cours boursiers reflètent d’autres facteurs dans l’économie (sur lesquels le dirigeant n’a pas prises), lier simplement la rémunération au cours boursiers de l’entreprise va rémunérer le dirigeant en cas de chance et le punir en cas de malchance. Il vaut mieux lier la rémunération du dirigeant au cours boursiers de son entreprise relativement aux cours boursiers des autres entreprises similaires (telles que les autres entreprises du même secteur).

Un résultat connexe est que la rémunération du dirigeant doit être d’autant moins basée sur sa performance qu’il est difficile d’observer son effort (par exemple en raison des divers facteurs brouillant la relation entre son effort et la performance de l’entreprise). Dans les secteurs faisant face à un risque élevé, la rémunération doit donc relativement plus s'appuyer sur un salaire fixe, tandis que dans les environnements plus stables elle doit davantage s'appuyer sur une mesure de performance.

Ce travail préliminaire, en particulier l’article publié par Holmström en 1979, donna des réponses précises à des questions basiques à propos de la rémunération de la performance. Cependant, il apparut rapidement évident que des aspects importants de la réalité manquaient dans le modèle. Ce travail préliminaire entraîna par conséquent de nombreuses autres analyses, menées aussi bien par Holmström que par d’autres chercheurs.

De fortes incitations ou des incitations équilibrées ?


Dans un article publié en 1982, Holmström a analysé une situation dynamique dans laquelle le salaire courant d’un salarié ne dépend pas explicitement de sa performance. En fait, le salarié est incité à travailler dur parce qu’il s’inquiète de sa carrière et de son futur salaire. Sur un marché du travail concurrentiel, une entreprise doit récompenser la performance courante avec des gains plus élevés à l’avenir, sinon le salarié va simplement changer d’employeur. Bien que cela puisse constituer un système efficace pour récompenser et motiver les travailleurs, il peut y avoir un revers : les inquiétudes relatives à la carrière peuvent être si fortes pour les gens qui débutent leur vie active que ces derniers risquent de travailler de trop, tandis que les personnes âgées sans cette incitation vont tirer au flanc. Le modèle développé par Holmström a aussi été appliqué à d’autres contextes, tel que celui de la relation entre les politiciens et leurs électeurs.

Dans son article originel de 1979, Holmström suppose que l’agent ne réalise qu'une seule tâche. En 1991, Holmström et Paul Milgrom étendirent l’analyse à un scénario plus réaliste où l’emploi d’un salarié inclut plusieurs tâches différentes et où il peut être difficile pour l’employeur de surveiller et de récompenser certaines de ces tâches. Pour dissuader le salarié de se concentrer sur les tâches pour lesquelles la performance est la plus facile à mesurer, il est peut-être préférable d’offrir de faibles incitations globales. Par exemple, si les salaires des enseignants dépendent des résultats des étudiants (qui sont faciles à mesurer), alors les enseignants peuvent passer moins de temps à enseigner des compétences tout aussi importantes (mais plus difficiles à mesurer) telles que la créativité et l’autonomie de la réflexion. Un salaire fixe, indépendant de toute mesure de performance, mènerait à une allocation plus équilibrée de l’effort entre les tâches. Les résultats de ce modèle multitâches changèrent la façon par laquelle les économistes réfléchissent aux dispositifs optimaux d’indemnisation et à la conception optimale des tâches.

Le travail d’équipe modifie aussi le cadre originel de rémunération pour la performance. Si la performance reflète les efforts joints d’un groupe d’individus, certains membres du groupe peuvent avoir tendance à se comporter en passagers clandestins, à en faire moins en comptant sur leurs collègues pour assurer l’effort. Holmström s’est attaqué à cette question dans un article de 1982, où il montre que lorsque le revenu entier de l’entreprise est réparti entre les membres de l’équipe (comme dans une société coopérative, où l’entreprise est possédée par les salariés), l’effort va généralement être trop faible. Un propriétaire extérieur à l’entreprise peut stimuler les incitations individuelles parce que la rémunération sera plus flexible : la rémunération totale des membres de l’équipe ne doit plus nécessairement s’ajouter au revenu total qu’ils génèrent. Cet exemple fait écho à un autre problème que la théorie des contrats peut éclairer, à savoir celui de la propriété et du contrôle.

Les contrats incomplets


Une mesure imparfaite de la performance n’est pas le seul obstacle à la rédaction de contrats efficients. Les parties sont fréquemment incapables de détailler par avance des termes de contrat. Le problème devient alors comment rédiger le meilleur contrat élémentaire. C’est le domaine des contrats incomplets.

Il y a eu un bouleversement majeur au milieu des années quatre-vingt avec le travail d’Oliver Hart et de ses collaborateurs. La principale idée est qu’un contrat qui ne peut explicitement spécifier ce que les parties doivent faire selon telle ou telle éventualité future doit spécifier qui a le droit de décider ce qu’il y a à faire lorsque les parties ne peuvent se mettre d’accord entre elles. La partie qui dispose de ce droit de décision va avoir un plus grand pouvoir de négociation et elle sera capable d’obtenir un meilleur arrangement une fois que la production se sera matérialisée. A son tour, cela va davantage inciter la partie avec le plus de droits à la décision à prendre certaines décisions, telles que les décisions d’investissement, tout en réduisant les incitations pour la partie avec le moins de droits à la décision. Dans de complexes situations de contractualisation, l’allocation des droits à la décision devient par conséquent une alternative à la rémunération pour la performance.

Les droits de propriété


Dans diverses études, Hart (avec différents coauteurs, tels que Sanford Grossman et John Moore) a analysé comment allouer la propriété des actifs physiques, par exemple en se demandant si ces derniers doivent être possédés par une unique entreprise ou séparément par différentes entreprises. Supposons une nouvelle invention qui requiert l’usage d’une machine particulière et d’un canal de distribution. Qui doit posséder la machine et qui doit posséder le canal de distribution ? l’inventeur, l’opérateur de machine ou le distributeur ? Si l’innovation est l’activité pour laquelle il est le plus difficile de concevoir un contrat, ce qui semble réaliste, il se peut que ce soit l’innovateur qui ait à posséder tous les actifs dans une entreprise, même s’il peut manquer d’expertise en matière de production et de distribution. Comme l’innovateur est la partie qui doit faire de plus grands investissements qui font le plus difficilement l’objet de contrats, il est par là même aussi la partie qui a le plus besoin de la future monnaie d’échange que les droits de propriété apportent aux actifs.

Les contrats financiers


Une application importante de la théorie des contrats incomplets a été les contrats financiers. Supposons, dans l’exemple du dirigeant, que la véritable performance soit difficile à utiliser dans un contrat parce que le dirigeant est capable de détourner les profits de l’entreprise. La meilleure solution peut alors être que le dirigeant devienne entrepreneur et possède lui-même l’entreprise : un entrepreneur peut librement décider de la façon par laquelle gérer l’entreprise et d’arbitrer convenablement entre les actions qui accroissent les profits et les actions qui accroissent ses bénéfices privés.

La limite à cette solution est que le dirigeant ne peut pas toujours se permettre d’acheter l’entreprise, si bien que des investisseurs extérieurs ont à financer l’acquisition. Mais (…) comment les investisseurs financiers peuvent-ils être sûrs de retrouver leur argent ? Une solution consiste à leur promettre une rémunération future fixe (indépendante du profit) avec collatéral : si le paiement n’est pas fait, la propriété est transférée aux investisseurs, qui peuvent liquider les actifs de l’entreprise. C’est actuellement la façon par laquelle la plupart des prêts bancaires fonctionnent et la théorie explique pourquoi. Plus généralement, la théorie des contrats incomplets suggère que les entreprises qui doivent avoir le droit de prendre la plupart des décisions dans leur entreprise aussi longtemps que la performance est bonne, mais que les investisseurs doivent avoir plus de droits à la décision lorsque la performance se détériore. Cet aspect est typique des contrats financiers dans le monde réel, tels que les contrats sophistiqués que signent les entrepreneurs et les fonds de capital-risque.

La privatisation


Une autre application de la théorie des contrats incomplets de Hart concerne la division entre les secteurs privé et public. Est-ce que les fournisseurs de services publics, tels que les écoles, les hôpitaux et les prisons, doivent appartenir au secteur public ou bien au secteur privé ? Selon la théorie, cela dépend de la nature des investissements qui ne peuvent faire l’objet de contrats. Supposons que le dirigeant d’un établissement de service social puisse faire deux types d’investissement : certains qui améliorent la qualité du service, d’autres qui réduisent les coûts aux dépens de la qualité. En outre, supposons que de tels investissements soient difficiles à spécifier dans un contrat. Si le gouvernement possède l’établissement et emploie un dirigeant pour la gérer, le dirigeant va avoir peu d’incitations à fournir l’un ou l’autre de ces d’investissements, puisque le gouvernement ne peut promettre de façon crédible de récompenser ces efforts. Si un contractant privé fournit le service, les incitations pour investir à la fois dans la qualité et la réduction des coûts sont plus fortes. Dans un article publié en 1997, Hart, Andrei Shleifer et Robert Vishny ont montré que les incitations à réduire les coûts sont typiquement trop fortes. La désirabilité de la privatisation dépend donc de l’arbitrage entre la réduction des coûts et la qualité. Dans leur article, Hart et ses coauteurs s’inquiétaient tout particulièrement des prisons privées. Les autorités fédérales aux Etats-Unis mettent en fait fin aux prisons privées notamment au motif que les conditions dans celles-ci sont pires que dans les prisons directement gérées par l’Etat (selon un rapport que le Département de Justice américaine a récemment publié).

La compréhension du monde réel


La théorie des contrats a grandement influencé plusieurs champs, allant de la gouvernance d’entreprises au droit constitutionnel. Grâce aux travaux d’Oliver Hart et Bengt Holmström, nous disposons maintenant des outils non seulement pour les termes financiers des contrats, mais aussi pour l’allocation contractuelle entre les parties des droits de contrôle, des droits de propriété et des droits à la décision. Les travaux des lauréats ont contribué à nous donner de nouveaux moyens pour réfléchir à la façon par laquelle les contrats doivent être conçus, à la fois sur les marchés privés et dans le domaine de la politique publique. »

L'Académie royale des sciences de Suède, « The prize in economic sciences 2016. Popular science background », 10 octobre 2016. Traduit par Martin Anota