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« Le FMI vient d'accueillir une deuxième conférence visant à repenser la politique macroéconomique dans le sillage de la crise. Après deux jours de présentations et de discussions passionnantes, je suis certain d'une chose : il est peu probable que ce soit notre dernière conférence sur le sujet. Les réflexions et les réformes sont en cours. Mais nous n’en connaissons toujours pas la destination finale, que ce soit pour la redéfinition de la politique monétaire, pour les contours de la réglementation financière ou encore pour le rôle des outils macroprudentiels. Nous avons une idée générale de la direction, mais nous sommes en grande partie en train de naviguer à vue. Je vais prendre six exemples, inspirés de la conférence. Davantage de réflexions sont développées dans un document récent.

1. La régulation financière.

Il n'y a pas de vision commune de ce à quoi la future architecture financière devrait ressembler et par voie de conséquence, aucune vision commune de ce que devrait être la régulation financière. Vous vous souvenez peut-être de la célèbre phrase de Paul Volcker : la seule innovation financière de ces quarante dernières années qui se soit révélée utile est le distributeur automatique. C'est sûrement une exagération. Mais nous avons encore des doutes sur le rôle exact de la titrisation, sur la vraie portée des produits dérivés, sur le rôle des marchés par rapport à celui des banques et sur le rôle du système bancaire parallèle par rapport à celui du système bancaire traditionnel.

Pourtant, nous sommes tous d'accord pour dire que certaines choses doivent changer et les décideurs politiques mettent effectivement en place des mesures dans le cadre d’initiatives internationales ou nationales. Un exemple est l'augmentation des ratios des exigences en capital. Elle n’est pas une panacée, mais elle peut certainement rendre le système financier plus robuste. Malgré cela, cependant, je suis frappé de voir le degré d'incertitude et de désaccord sur les effets que les ratios de fonds propres peuvent avoir sur les coûts de financement et donc sur les prêts. Des gens comme Martin Hellwig et Anat Admati soutiennent que nous ne sommes pas si loin du monde de Modigliani-Miller et que les banques peuvent se permettre des ratios de fonds propres beaucoup plus élevés. D'autres, et pas seulement les banquiers, soutiennent que de tels ratios détruiraient plutôt le secteur bancaire.

Les flux de capitaux et, par voie de conséquence, le rôle des contrôles de capitaux sont un autre exemple. J'ai été surpris par la présentation d'Hélène Rey où elle a montré comment les études économétriques parviennent difficilement à mettre en évidence les avantages des flux de portefeuille. J'ai aussi été surpris par la question de Stanley Fischer : quelle est l'utilité des entrées de capitaux à court terme? De toute évidence, ce que nous pensons de la portée des contrôles de capitaux dépend de beaucoup de la réponse à ces questions fondamentales.

2. Le rôle du secteur financier

C'est devenu un cliché de dire que la pensée macroéconomique a sous-estimé le rôle des facteurs financiers dans les fluctuations économiques. Une grande partie des travaux analytique s’est évertuée ces cinq dernières années à réintroduire le système financier dans nos modèles. Mais ils n'y sont pas encore pleinement arrivés. Par exemple, y a-t-il cycle du crédit et financier, distinct du cycle économique, comme le suggère Claudio Borio ? Ou devrions-nous penser les chocs financiers comme une autre source de perturbation et le système financier juste comme une autre source d'amplification ? Stephan Gerlach a-t-il eu raison de demander si nous devrions vraiment reconsidérer toute la macroéconomie pour un événement qui peut se produire une fois tous les cent ans ? Ou bien, au contraire, les chocs financiers et le système financier sont-ils si centraux aux fluctuations macro-économiques que le modèle IS-LM (qui, comme vous vous en souvenez, n'inclut aucun système financier explicitement) ne constitue pas une introduction acceptable en macroéconomie?

Par voie de conséquence, il n'y a pas d'accord sur comment (ou même si nous devons) intégrer la stabilité financière et la stabilité macroéconomique dans le mandat des banques centrales. Faut-il adapter le ciblage d'inflation ou bien se mettre plus radicalement en question ? Une attitude paresseuse serait de considérer que les outils macroprudentiels vont prendre soin de la stabilité financière, donc que la politique monétaire peut toujours se concentrer sur (…) le ciblage d’inflation. (…) Michael Woodford, lors de cette conférence, a suggéré que la crise doit nous conduire à délaisser le ciblage de l'inflation pour adopter le ciblage des revenus nominaux, sans mettre l’accent sur la stabilité financière. Je ne suis pas sûr que ce soit la bonne réponse. Je pense que nous devons être réalistes sur le rôle que peuvent jouer les outils macroprudentiels et je pense que la politique monétaire ne peut ignorer la stabilité financière. Ce qui m'amène à mon troisième point.

3. Les outils macroprudentiels

(…) En 2011, (…) il était clair que les deux outils standards, la politique budgétaire et la politique monétaire, n'étaient pas les bons pour faire face aux déséquilibres et risques financiers. La question était alors : est-ce que la politique macroprudentielle va être le troisième pilier de la politique macroéconomique ou bien juste une béquille pour aider les deux premiers ?

Nous n'avons pas encore la réponse. Mais comme de plus en plus de pays utilisent ces outils, nous apprenons. Je tire deux leçons des études empiriques et des témoignages que j’ai pu entendre aujourd'hui. Tout d'abord, ces outils fonctionnent, mais leurs effets sont encore difficiles à calibrer, et lorsqu'ils sont utilisés, ils semblent modérer et non stopper les booms. C'est aussi ma lecture de l'exposé du Gouverneur Kim. Deuxièmement, de par leur nature, ils affectent des secteurs spécifiques et des groupes spécifiques, et soulèvent des questions d'économie politique. Cela ressort clairement de la présentation de Stanley Fischer sur l'utilisation des ratios prêt sur valeur en Israël.

4. La répartition des tâches entre les politiques microprudentielle, macroprudentielle et monétaire

Comment coordonner la régulation microprudentielle et la régulation macroprudentielle ? On dit parfois qu’elles sont susceptibles de connaître des conflits. Conceptuellement, je ne vois pas pourquoi elles le devraient : j’ai une optique macroprudentielle tout simplement en tenant compte des effets systémiques et l'état de l'économie dans la réflexion sur la réglementation bancaire et la situation de chaque institution financière. Par exemple, la réglementation macroprudentielle exige des ratios de capital plus élevés pour les banques d'importance systémique ou des ratios de capital plus élevés lorsque la croissance globale du crédit semble trop élevée. La question est de savoir comment façonner la division du travail et les interactions entre les deux (…).

Si ce n'est pas fait correctement, cela pourrait signifier que, lors d’une crise, le superviseur microprudentiel risque d’ignorer les événements en cours et leur dimension systémique et exige des ratios de fonds propres plus élevés, alors que le superviseur macroprudentiel estime justement qu’il est nécessaire de les réduire. L'approche du Royaume-Uni, avec la création d'un Comité de stabilité financière qui peut imposer des ratios de fonds propres, variant dans le temps et dans tous les secteurs, semble être une bonne façon de procéder. Vous pouvez en lire plus sur ce sujet en vous penchant sur la contribution d’Andrew Haldane.

Comment la régulation macroprudentielle et la politique monétaire doivent être combinées soulève des questions plus complexes. Il y a peu de doutes que chacune des deux affecte l'autre : la politique monétaire affecte la prise de risque et les outils macroprudentiels affectent la demande globale. Donc, les décideurs politiques doivent se coordonner. Étant donné que la politique monétaire doit sûrement rester avec la banque centrale, ceci suggère de les mettre toutes les deux sous le contrôle de la banque centrale. Mais cela soulève à son tour la question de l'indépendance de la banque centrale. C'est une chose de donner l'indépendance à la banque centrale en ce qui concerne le taux directeur, il est une autre de la laisser fixer les ratios prêts sur valeur et les ratios dette sur revenu. À un certain point, la question du déficit démocratique se pose. Peut-être que la solution est (…) de donner divers degrés d'indépendance à la banque centrale. Stanley Fischer a fait une belle analogie (…) en disant que toute personne mariée comprend facilement la notion de divers degrés d’indépendance. Encore une fois, l'approche du Royaume-Uni, avec ses deux comités parallèles au sein de la banque centrale, l'un se concentrant sur la politique monétaire, l'autre sur la politique financière avec un ensemble limité d'outils macroprudentiels (…) apparaît comme une approche raisonnable.

5. Le niveau soutenable de la dette publique

Le taux de consolidation budgétaire dépend, entre autres choses, de ce que nous estimons être un niveau soutenable de la dette. Beaucoup de pays vont devoir gérer des niveaux d'endettement proches de 100 % du PIB encore de nombreuses années. Les manuels offrent toute une liste de coûts associés à une dette publique élevée, allant de la moindre accumulation du capital à la hausse de la pression fiscale. Je pense que les coûts sont autres. J’en vois essentiellement deux.

Le premier coût est celui du surplomb de dette (debt overhang). Plus la dette est élevée, plus la probabilité de défaut est élevée, plus la prime de risque sur les obligations d'État est élevée et plus il est difficile pour le gouvernement d'assurer la soutenabilité de la dette. Mais les effets négatifs ne s'arrêtent pas là. Des primes de risque souverain élevées affectent les primes de risque du crédit privé et celles-ci dépriment à leur tour l'investissement et la consommation. Une plus grande incertitude sur la soutenabilité de la dette et, par conséquent, sur l'inflation et la fiscalité futures affecte toutes les décisions. Je suis frappé de voir à quel point notre compréhension de ces canaux est limitée. (…)

Le second coût correspond au risque d'équilibres multiples. À des niveaux élevés de dette, il peut y avoir deux équilibres, d’une part, un "bon équilibre" pour lequel les taux d’intérêt sont bas et la dette est soutenable et, d’autre part, un "mauvais équilibre" pour lequel les taux sont élevés, le fardeau des intérêts plus lourd et, par conséquent, la probabilité de défaut elle-même plus élevée. Lorsque la dette est très élevée, il suffit d’un petit changement d’humeur de la part des investisseurs pour passer du bon au mauvais équilibre. Je pense que cela est en partie à l'œuvre derrière les spreads des obligations italiennes et espagnoles. Dans ce contexte, Martin Wolf a posé une question provocatrice : pourquoi les primes de risque sont beaucoup plus élevées pour l'Espagne que pour le Royaume-Uni ? La dette et les déficits sont en fait légèrement plus faibles en Espagne qu’au Royaume-Uni. Pas de doute, la situation économique globale de l'Espagne est pire que celle du Royaume-Uni, mais est-ce que cela explique entièrement l'écart entre les primes de risque ? La réponse pourrait se trouver dans la différence de politique monétaire? Dans le cas du Royaume-Uni, les investisseurs s'attendent à ce que la Banque d'Angleterre intervienne si nécessaire pour maintenir le bon équilibre, alors qu'ils estiment que la Banque centrale européenne n'a pas le mandat pour le faire en ce qui concerne l’Espagne ? Ce sont des questions centrales que nous devons davantage étudier.

6. Equilibres multiples et communication

Dans un monde d'équilibres multiples, les annonces ont beaucoup d’importance. Prenons par exemple le cas du programme Outright Monetary Transaction annoncé par la Banque centrale européenne. L'annonce du programme peut avoir éliminé l’une des sources d'équilibres multiples sur les marchés des obligations souveraines, à savoir le risque de redénomination, c’est-à-dire le danger que les investisseurs, convaincus qu'un pays de la périphérie pourrait quitter l'euro, exigent une alors prime plus élevée, forçant par là ce pays à sortir de la zone euro. L'annonce a été une réussite, sans que le programme ait dû être effectivement utilisé.

De ce point de vue, la récente annonce par laquelle la Banque du Japon a affirmé son intention de doubler la base monétaire est encore plus intéressante. L’effet que cela aura sur l'inflation dépend beaucoup de la façon par laquelle les ménages et entreprises japonais modifient leurs anticipations d'inflation. S’ils les révisent à la hausse, cela affectera leurs décisions de salaires et de prix et conduira à une accélération de l'inflation, ce qui est justement le résultat que recherchent les autorités pour tirer le Japon de la déflation. Mais si les ménages et entreprises ne révisent pas leurs anticipations, il n'y a aucune raison de penser que l'inflation va fortement accélérer. L’objectif derrière cette forte expansion monétaire est donc en grande partie de générer un choc psychologique et de modifier les perceptions et la dynamique des prix. Est-ce que cela va fonctionner avec les autres mesures prises par les autorités japonaises ? Espérons-le. Mais nous sommes très loin des effets mécaniques de la politique monétaire que décrivent les manuels. »

Olivier Blanchard, « Rethinking Macroeconomic Policy », in iMFdirect (blog), 29 avril 2013.