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Tag - Brad DeLong

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vendredi 15 novembre 2019

Cessons d’exagérer la menace inflationniste

« A la lumière des conditions macroéconomiques en vigueur aux Etats-Unis, je me suis rappelé de ce qui s’est passé en septembre 2014. Le taux de chômage américain avait alors chuté en-deçà de 6 % et de nombreux commentateurs nous assuraient que l’inflation était en conséquence sur le point de fortement s’accélérer, comme le prédisait la courbe de Phillips. Bien sûr, le corollaire de cet argument était que la Réserve fédérale devait rapidement normaliser sa politique monétaire, en contractant sa base monétaire et en relevant ses taux d’intérêt vers une gamme "normale".

Aujourd’hui, le taux de chômage américain est inférieur de 2,5 points de pourcentage à ce qu’il était lorsque nous étions tous convaincus que l’économie avait atteint le taux de chômage "naturel". Quand j’étais assistant professeur dans les années quatre-vingt-dix, la règle empirique était qu’un chômage aussi faible devait entraîner une hausse de 1,3 point de pourcentage de l’inflation par an. Si le taux d’inflation était de 2 %, cela signifiait qu’il serait de 3,3 % l’année suivante. Et si le chômage restait au même niveau général, le taux d’inflation l’année suivante serait de 4,6 %, puis de 5,9 %, etc.

Mais la vieille règle ne s’applique plus. Le taux d’inflation aux Etats-Unis va rester à environ 2 % par an pendant les prochaines années et nos choix de politique monétaire doivent prendre en compte ce fait.

Certes, la croyance conventionnelle parmi les économistes durant les années quatre-vingt-dix était justifiée. Entre 1957 et 1988, l’inflation a répondu de façon prévisible aux fluctuations du taux de chômage. La pente de la courbe de Phillips la plus simple possible, lorsque l’on prend en compte les anticipations adaptatives, était de -0,54 : autrement dit, chaque baisse d’un point de pourcentage du chômage sous le taux de chômage naturel estimé se traduisait par une hausse de 0,54 point de pourcentage de l’inflation au cours de l’année suivante.

La pente estimée négative de la courbe de Phillips (ce chiffre de -0,54) entre la fin des années cinquante et la fin des années quatre-vingt était largement tirée de six observations importantes. En 1966, 1973 et 1974, l’inflation grimpa dans un contexte de chômage extrêmement faible. Ensuite, en 1975, 1981 et 1982, l’inflation chuta dans un contexte de chômage relativement élevé.

Depuis 1988, cependant, la pente de la courbe de Phillips la plus simple possible a été nulle, avec un coefficient de régression estimé de juste -0,03. Même avec un chômage bien en-deçà de ce que les économistes ont supposé être le taux naturel, l’inflation ne s’est pas accélérée. Inversement, même quand le chômage a dépassé ce que les économistes ont présumé était le taux naturel, entre 2009 et 2014, l’inflation n’a pas chuté et la déflation n’est pas apparue.

Bien que ces trente dernières années n’aient présenté aucune similarité avec les points de données fournis par la période allant des années cinquante aux années quatre-vingt, il y en a beaucoup qui croient toujours que les autorités monétaires devraient continuer de se focaliser sur le risque d’une inflation en forte accélération, impliquant que l’inflation pose une plus grande menace que la possibilité d’une récession. Pa exemple, trois économistes très réputés, en l’occurrence Peter Hooper, Frederic Mishkin et Amir Sufi, ont récemment publié une étude suggérant que la courbe de Phillips aux Etats-Unis est "juste en train d’hiberner" et que les estimations présentant une courbe presque plate au cours de la dernière génération ne sont pas fiables, en raison de "l’endogénéité de la politique monétaire et du manque de variation de l’écart de chômage".

Je ne comprends pas comment ils en sont arrivés à cette conclusion. Après tout, l’ordinateur nous dit que les estimations de 1988-2018 sont probablement trois fois plus précises que celles de 1957-1987. En outre, la fenêtre capturée dans les spécifications standards de la courbe de Phillips est trop brève pour permettre toute réponse substantielle de la politique monétaire.

Oui, une explosion de l’inflation reste un risque. Mais la focalisation excessive sur ce risque est le produit d’une autre époque. Elle vient d’une époque où les administrations successives (celles de Lyndon Johnson et de Richard Nixon) recherchaient une économie en permanence à haute pression et où le président de la Fed (Arthur Burns) était enclin à satisfaire les demandes du gouvernement. Alors, un cartel qui contrôlait l’intrant clé de l’économie mondiale (en l’occurrence le pétrole) a été capable de générer un choc d’offre négatif massif.

Si toutes ces conditions étaient valides, il serait peut-être justifié que nous nous inquiétons d’un retour de l’inflation à ses niveaux des années soixante-dix. Mais elles ne le sont pas.

Il est temps d’arrêter de dénier ce que les données nous disent. A moins que la structure de l’économie et la combinaison de politiques économiques changent, il y a peu de risque que les Etats-Unis fassent face à une inflation excessive au cours des prochaines années. Les responsables politiques feraient bien de focaliser leur attention sur d’autres problèmes entretemps. »

J. Bradford Delong, « Stop inflating the inflation threat », 29 octobre 2019. Traduit par Martin Anota



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« L’inflation est-elle au coin de la rue ? »

« Pourquoi l’inflation est-elle si faible dans le monde ? »

« La courbe de Phillips est-elle bien morte ? (édition américaine) »

jeudi 31 octobre 2019

Non, nous n’avons pas « besoin » d’une récession

« J’ai récemment reçu un email de mon ami Mark Thoma de l’Université d’Oregon, me demandant si j’ai noté une hausse des commentaires suggérant qu’une récession pourrait être une purge bienvenue et saine pour l’économie (ou quelque chose allant dans ce sens). En fait, j’ai effectivement noté un surcroît de commentateurs exprimant l’idée que les "récessions, aussi douloureuses soient-elles, sont un intrant nécessaire pour la croissance". Cela me surprend.

Bien sûr, avant qu’éclate la crise financière mondiale de 2008-2010, il n’était pas inhabituel pour certains commentateurs d’affirmer qu’une récession pouvait s’avérer "nécessaire". Mais j’ai ensuite eu tendance à penser qu’une telle idée était depuis morte et enterrée. Qui, en 2019, pourrait dire sans sourcilier qu’une récession et un chômage de masse puissent être, dans un contexte de faible inflation, une bonne chose ?

Apparemment j’avais tort. Cette idée s’avère être un exemple de ce que le lauréat du prix Nobel Paul Krugman appelle une "idée zombie (…) qui devrait être morte depuis bien longtemps sous les coups des preuves empiriques ou de la logique, mais qui continue pourtant d’avancer en titubant, en mangeant le cerveau des gens". Il est clair que ceux qui se montrent satisfaits à l’idée qu’éclate une récession n’ont jamais regardé les données. S’ils l’avaient fait, ils auraient compris que les changements structurels qui sont bénéfiques à l’économie s’opèrent lors des expansions, non durant les récessions.

Il est évident que faire passer des travailleurs d’une activité à faible productivité marginale vers une activité à productivité marginale nulle ne constitue pas un progrès. Il n’y a pas non plus de raison théorique ou empirique amenant à penser que les gens et les ressources ne peuvent être réalloués directement des activités à faible productivité marginale vers les activités à forte productivité marginale lors des expansions. Il n’y a pas de raison de croire qu’il faille un énorme gâchis des ressources pour créer les conditions pour de tels mouvements. Ceux qui se réjouissent à l’idée que des récessions puissent survenir ne sont généralement pas les consommateurs, ni les travailleurs, ni les employeurs. Ce sont plus souvent des financiers. Après tout, les travailleurs eux-mêmes sont rarement malheureux de travailler durant les expansions.

Certes, durant les années soixante-dix, le lauréat du prix Nobel d’économie Robert Lucas avait émis l’hypothèse que, dans le sillage d’un boom, les travailleurs finissent par être déçus d’avoir travaillé durant les bons temps. Ayant mal perçu les prix des biens ils achetaient, affirma Lucas, les travailleurs finissent par découvrir qu’ils avaient sous-estimé leurs salaires réels (c’est-à-dire les salaires ajustés à l’inflation) ; ils n’ont pas gagné autant qu’ils pensaient gagner. Mais Lucas n’a jamais expliqué pourquoi les travailleurs auraient plus d’informations à propos des salaires qu’à propos des prix qu’ils payent lorsqu’ils font leurs courses, versent le loyer, etc. Même comme description abstraite d’un certain processus non précisé, l’hypothèse de Lucas semblait si peu sensée.

Dans le même ordre d’idées, les consommateurs se trompent rarement sur l’utilité des produits qu’ils achètent. Et les entreprises, de même, sont rarement déçues d’avoir produit ce qu’elles ont produit durant un boom. Elles ont aussi autant d’information à propos des prix des produits qu’elles achètent que les prix des produits qu’elles vendent. Elles seraient aussi sujettes à ce que Lucas a appelé "les mauvaises perceptions nominales". Le pouvoir de monopole (et de monopsone) peuvent creuser un écart entre les prix et les recettes marginales (et entre les salaires et les coûts du travail marginaux). Mais, d’une manière générale, les entreprises préfèrent embaucher plus de travailleurs et produire davantage, qu’importe le niveau des salaires et prix en vigueur. Elles vont saisir les opportunités de profit connues dans le présent plutôt que d’attendre un avenir inconnu.

Donc, qui est vraiment le plus aveuglé lors des booms ? Ce sont tous ceux qui ont investi dans des escroqueries comme Theranos et dans des paris risqués comme WeWork et le bitcoin. Ce sont ceux qui sont désolés après coup et qui auraient préféré que la banque centrale ait retiré le bol de punch bien plus tôt. (…) Si seulement ils n’avivaient pas été dérangés par l’exubérance irrationnelle, pas prêté l’oreille à ce qu’ils ont pu entendre dans la chambre d’échos des potins financiers. Comme l’avait déclaré en plaisantant l’historien économique du vingtième siècle Charles Kindleberger, "il n'y a rien qui trouble plus notre bien-être et notre jugement que de voir un ami s'enrichir".

L’envie et la cupidité sont les muses qui convainquent toujours certains d’acheter au pic d’une bulle. Ce n’est seulement qu’après que ces idiots se demandent pourquoi il n’y avait pas eu plus de signes de risques ou ils se trouvent un argument pour se convaincre d’être lucides. Pourtant, même de ce point de vue, la conviction qu’une période de liquidation et de contraction soit nécessaire après un boom reste incompréhensible. Les cycles d’affaires peuvent s’achever avec un rééquilibrage via lequel les prix d’actifs baissent pour refléter les fondamentaux sous-jacents ou ils peuvent finir en dépressions et le chômage de masse. Il n’y a jamais de bonne raison justifiant que la seconde option doive prévaloir. »

J. Bradford DeLong, « No, we don’t "need" a recession », 1er octobre 2019. Traduit par Martin Anota



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La crise a-t-elle réduit la croissance potentielle ?

Quel est l'impact de la Grande Récession sur la production potentielle ?

Quel est l’impact des récessions sur la production potentielle ?

Booms, crises et reprises : n’est-il pas temps de changer de paradigme ?

samedi 14 avril 2018

Mondialisation : DeLong versus Krugman

« (…) Paul Krugman a publié un nouvel essai dans lequel il présente ce qui semble être une nouvelle croyance conventionnelle à propos de la récente histoire de la mondialisation. En voici certains extraits :

"Durant les années quatre-vingt-dix, plusieurs économistes, notamment moi-même… ont essayé d’évaluer le rôle des effets de type Stolper-Samuelson sur l’accroissement des inégalités… (Ces analyses) ont généralement suggéré que l’effet (de l’égalisation des prix des facteurs dans le sillage de la mondialisation) a été relativement modeste et n’a pas été le facteur central dans le creusement des inégalités de revenus. (...)"

"Le fait fondamental au milieu des années quatre-vingt-dix était que les importations de biens manufacturés en provenance de pays en développement ne représentaient que 2 % du PIB… Cela n’était pas assez pour provoquer davantage qu’une variation de quelques pourcents des salaires relatifs… (...)"

"Avec le recul, cependant, il apparaît que les flux commerciaux au début des années quatre-vingt-dix ont juste été le début de quelque chose de bien plus massif… Jusqu’à la fin des années quatre-vingt-dix, l’emploi dans l’industrie manufacturière voyait certes sa part dans l’emploi total diminuer, mais il était resté plus ou moins stable en termes absolus. Mais l’emploi manufacturier chuta fortement après 1997 et ce déclin a correspondu à une forte hausse du déficit (commercial) hors produits pétroliers, d’environ 2,5 % du PIB. (...)"

"Est-ce que la hausse du déficit commercial explique la chute de l’emploi ? Oui, dans une large mesure … (Une) estimation raisonnable est que la hausse du déficit (commercial)… explique plus de la moitié du déclin de 20 % de l’emploi manufacturier entre 1997 et 2005… (La hausse des) importations exposa certains travailleurs américains à un choc significatif… (...)"

"Le consensus des années quatre-vingt-dix s’est cependant finalement ramené à se demander comment la croissance du commerce a affecté les revenus de l’ensemble des travailleurs, et non des travailleurs dans des secteurs ou communautés en particulier. Cela a été, je le crois, une erreur, une erreur que j’ai moi-même commise… (...)"

"C’est là que la désormais fameuse analyse du 'choc chinois' d’Autor, Dorn et Hanson (2013) entre en scène… Les effets de la croissance rapide des importations sur les marchés du travail locaux… ont été larges et durables… (...)"

"Donc est que cela signifie… qu’une guerre commerciale serait dans l’intérêt des travailleurs qui ont été nui par la mondialisation ? La réponse est, comme vous pouvez l’imaginer, non…Le changement rapide semble être désormais derrière nous : plusieurs indicateurs suggèrent que l’hypermondialisation a été un événement unique et que le commerce s’est plus ou moins stabilisé relativement au PIB mondial (...)"

"Donc, alors que le consensus des années quatre-vingt-dix sur les effets de la mondialisation n’a pas très bien réussi l’épreuve du temps, on peut l’accepter sans pour autant plaider pour le protectionnisme aujourd’hui. Nous aurions pu faire les choses différemment si nous avions sur ce qui allait arriver, mais ce n’est pas une bonne raison pour faire marche arrière. (...)"

En d’autres mots, la nouvelle croyance conventionnelle sur le commerce et la mondialisation peut se résumer ainsi :

1. Le commerce était plutôt bien jusqu’à la fin des années quatre-vingt-dix, voire les années deux mille ;

2. Le choc chinois a été sans précédents et a nui à de nombreux travailleurs aux Etats-Unis et dans d’autres pays riches ;

3. Maintenaient, le choc chinois est fini et une guerre commerciale serait une mauvaise nouvelle.

C’est ce que j’ai pu dire dans plusieurs articles que j’ai publiés dans Bloomberg.

Brad DeLong n’est pas d’accord. Il a publié un long essai où il affirme que les effets supposés négatifs de la mondialisation dans les années deux mille s’expliquent entièrement par une mauvaise politique macroéconomique. (…)

DeLong : "Je pense que du début des années soixante-dix au milieu des années quatre-vingt-dix, le commerce international, du moins à travers les canaux Heckscher-Ohlin, ne firent pas pression à la baisse sur les salaires des américains 'non qualifiés' et 'semi-qualifiés'… Du début des années soixante-dix au milieu des années quatre-vingt-dix, les niveaux de salaires relatifs des pays exportant alors le plus de biens manufacturés vers les Etats-Unis augmentaient plus rapidement que ceux des nouveaux pays à faibles salaires exportant des biens manufacturés vers les Etats-Unis. Le travailleur typique de l’industrie américaine faisait face à moins de concurrence à l’importation de la part des pays à faible salaire des importations au milieu des années quatre-vingt-dix qu’ils n’en faisaient face au début des années soixante-dix."

DeLong pense que cela contredit Krugman, mais je ne pense pas que ce soit le cas. Krugman considère seulement la dernière partie, en l’occurrence l’addition de nouveaux partenaires à l’échange à faibles salaires (et un tel effet, même considéré de façon isolée, s’est révélé faible). Je pense que Krugman serait d’accord avec DeLong à l’idée que l’introduction de barrières commerciales qui auraient empêché l’entrée de nouveaux partenaires à l’échange à faibles salaires dans le système commercial mondial des années soixante-dix, quatre-vingt et quatre-vingt-dix aurait eu des effets nets négatifs qui auraient compensé tout effet Stolper-Samuelson positif.

DeLong : "Nous aurions pu protéger Detroit et Pittsburgh des conséquences de leurs échecs managériaux et technologiques, mais cela l’aurait été à un prix énorme pour le reste de l’économie, un très défavorable arbitrage coûts-bénéfices."

En fait, les Etats-Unis en ont fait beaucoup pour essayer de protéger Detroit et Pittsburgh. Nous avons cherché à faire apprécier le yen et avons mis en place mis en place des mesures d’autolimitation des exportations et nous avons adopté diverses mesures protectionnistes à l’encontre de l’acier européen. Les mesures protectionnistes n’ont probablement pas vraiment aidé les constructeurs automobile et l’acier américains, ni leurs travailleurs, à long terme. Mais il est possible que ces mesures aient incité le Japon à construire des usines automobile aux Etats-Unis. La plupart des voitures japonaises vendues aux Etats-Unis sont désormais fabriquées aux Etats-Unis, ce qui a soutenu plusieurs emplois dans le secteur manufacturier.

De plus, DeLong néglige l’éventualité que les dépenses de recherche américaines (censées constituer une mesure de politique industrielle protectionniste) aient mené à des externalités positives qui ont aidé le secteur technologique américain à réussir comme il le fait aujourd’hui. Nous avons tendance à penser l’importance du secteur manufacturier en ayant en tête les emplois semi-qualifiés des cols bleus des années cinquante, mais je pense que cette perspective est réductrice. Il y a plusieurs raisons qui nous amènent à désirer à ce que l’industrie manufacturière à forte valeur ajoutée reste aux Etats-Unis et qui n’ont rien à voir avec l’emploi au sein des usines ; elle génère des multiplicateurs locaux, elle crée des produits qui sont faciles à exporter et elle peut avoir un effet bénéfique sur la croissance globale de la productivité de l’économie.

DeLong : "La venue de l''hypermondialisation' a accru les opportunités des travailleurs américains ayant peu d’éducation pour trouver des emplois où leurs qualifications, leur expérience et leur savoir tacite pouvaient être déployés de façon très productive."

Pour les travailleurs du secteur manufacturier, cela semble être directement contredit par l’article d’Autor et alii sur le "choc chinois", qui montre que les travailleurs exposés aux importations chinoises ont eu tendance à connaître par la suite des revenus bien plus faibles. (Autor et alii affirment aussi que le choc chinois a eu des effets négatifs sur l’emploi agrégé, bien que cette affirmation dépende étroitement de leur modèle et que ce dernier ne soit pas robuste sur ce point.) En tout cas, l’affirmation de DeLong selon laquelle la mondialisation des années deux mille a globalement amélioré la productivité pour les travailleurs américains doit être vérifiée empiriquement. Il y a des articles qui suggèrent que la concurrence chinoise à l’importation a encouragé l’innovation américaine, mais cela ne soutient pas nécessairement l’histoire d’une réallocation des travailleurs qui aurait été bénéfique à ces derniers.

DeLong : "Ce que l’'hypermondialisation' a fait, c’est fournir aux 1 % et 0,1 % les plus riches un autre levier pour éroder l’ordre du travail Dunlopien, casser le Traité de Détroit et redistribuer le produit commun partagé de la production de masse (…) vers le sommet de la répartition des revenus. Mais il y a eu bien d’autres leviers aux Etats-Unis depuis les années soixante-dix. Et l’« hypermondialisation », telle que je la vois, a été l’un des plus faibles et des plus brefs d’entre eux."

C’est une autre affirmation qui doit être confirmée par les données empiriques. Il est vrai que la syndicalisation a commencé à décliner aux Etats-Unis avant que la mondialisation ou l’hypermondialisation s’amorce réellement. Mais il est aussi possible que les Etats-Unis aient affaibli leurs lois en faveur des syndicats et la bonne application des lois en raison de la crainte que les exigences syndicales en matière de salaire tuent la compétitivité américaine face à l’accroissement de la concurrence à l’importation.

Surtout, en exonérant la mondialisation de la responsabilité de la hausse des inégalités, DeLong ignore les preuves internationales. (…) Il semble peu probable que le fondamentalisme de marché et la ploutocratie aient été de si puissants virus cérébraux ou mouvements politiques qu’ils aient simultanément triomphé non seulement aux Etats-Unis, mais aussi en Suède, au Danemark, en France, en Allemagne et au Japon.

La nature mondiale de l’accroissement des inégalités que l’on observe dans de nombreux pays pourtant caractérisés par des régimes de politique divers implique qu’il y a quelque chose de mondial (une certaine combinaison de commerce et de technologie) qui a joué. Pour écarter le commerce de l’équation et faire porter le blâme principalement ou totalement à la technologie semble suspect, du moins sans solides preuves empiriques. Ayant lu beaucoup d’articles sur le sujet, j’estime qu’il y a peu de consensus.

DeLong : « De plus, du point de vue du pays dans son ensemble et du point de vue de plusieurs des communautés affectées, le choc chinois n’a pas été quelque chose de très important pour les marchés du travail locaux. Oui, les gens n’achètent plus plusieurs produits sortant des usines américaines parce qu’ils préfèrent les importations chinoises. Mais ceux qui vendent ces importations (…) dépensent leurs dollars en investissant aux Etats-Unis : en finançant les achats du gouvernement, les infrastructures, une partie des investissements des entreprises et l’immobilier. (…) Les dollars ne sont pas utilisés en-dehors des Etats-Unis et ainsi le flux de dollars doit aller quelque part et, aussi longtemps que la Fed fait son boulot et permet à ce que la loi de Say soit plutôt vérifiée en pratique, c’est une redistribution de la demande de travail et non une baisse de la demande de travail.

L’idée ici est que les déficits commerciaux impliquent un accroissement des investissements financiers étrangers aux Etats-Unis, parce qu’un déficit commercial est compensé par un déficit du compte courant. Mais une hausse dans l’investissement de portefeuille étranger n’implique pas forcément une fausse de l’investissement des entreprises ou du gouvernement (dans des choses comme l’infrastructure ou l’immobilier). En fait, si un déficit commercial correspond à une baisse de l’épargne nationale (comme ce fut le cas dans les années deux mille, durant l’"hypermondialisation"), alors l’investissement des entreprises et du gouvernement aux Etats-Unis va diminuer et non pas augmenter. Plus généralement, l’idée selon laquelle l’investissement réel est sensible au coût du capital est assez suspecte. Certains affirment que le coût du capital importe beaucoup, mais les preuves empiriques suggérant une telle chose sont assez fragiles.

DeLong : "Et voilà où le bât blesse, selon moi : Les types de personnes et les types d’emplois financés par les importations du choc chinois semblent semblables aux types de personnes et aux types d’emplois affectés dans le secteur manufacturier. Oui, certains marchés du travail locaux ont subi un choc négatif énorme et durable dans le secteur manufacturier, souvent substantiellement compensé par une stimulation de la construction. D’autres marchés du travail locaux ont bénéficié d’un choc positif substantiel et durable dans le secteur de la construction. Et au niveau du pays dans son ensemble, (…) les cols bleus semi-qualifiés ne me semblent pas avoir vu leur situation se dégrader."

A nouveau, l’idée que les travailleurs du secteur manufacturier qui perdirent des emplois retrouvèrent des emplois aussi bons dans d’autres secteurs (comme la construction) se voit directement contredite par l’étude d’Autor. En fait, la suppression des emplois, quelle qu’elle soit, semble affecter l’ensemble des revenus gagnés par la suite.

Comme pour les cols bleus semi-qualifiés qui ont été négativement affectés ou non, il est certain que les salaires et revenus aux plus bas quintiles de la répartition ont stagné durant les années deux mille, avant de prendre les transferts en compte. Autor et ses coauteurs n’ont pas prouvé que la Chine était le principal coupable derrière cette stagnation des salaires, mais d’autres ne l’ont pas non plus innocenté. Krugman, pour sa part, semble se contenter d’affirmer que ce fut l’une des causes significatives. Cela ne fait pas sens de l’ignorer quantitativement tant que nous n’avons pas de meilleures analyses empiriques sur le sujet.

DeLong : "Et cela m’amène à mon cinquième conflit avec Paul Krugman. Selon moi, la chose la plus importante que nous n’avons pas vue à propos de la mondialisation a été à quel point elle nécessitait d’être soutenue par un plein emploi stable et continu."

Si la mondialisation accroît les coûts de l’austérité budgétaire et des resserrements monétaires, cela semble marquer un point contre elle, même si vous êtes totalement opposés à l’austérité et aux resserrements monétaires. La politique est stochastique. De mauvais dirigeants sont élus, des responsables égoïstes sont nommés et des gens font des erreurs. Tout ce qui fragilise l’économie dans un contexte de politique aléatoirement mauvaise impose un coût sur l’économie, puisque nous ne pouvons jamais compter sur l’adoption de mesures qui soient totalement efficaces.

Ainsi, je suis d’accord avec DeLong sur plusieurs questions ici. Il est important d’avoir de bonnes politiques budgétaire et monétaire contracycliques. Les crises financières alimentées par la déréglementation et la mauvaise réaction des décideurs politiques à leur encontre sont plus effrayants que la mondialisation. Les effets négatifs, bien visibles, de la mondialisation ne doivent pas nous faire oublier ses effets positifs, mais difficiles à mesurer. (...) »

Noah Smith, « DeLong vs. Krugman on globalization », in Noahpinion (blog), 1er avril. Traduit par Martin Anota



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« Mondialisation versus technologie »

« La concurrence chinoise et le déclin de l’emploi américain »

« Quel est l’impact de la concurrence chinoise sur l’emploi et les salaires en France ? »

mercredi 3 mai 2017

Le débat autour des effets respectifs de la technologie et du commerce sur l'emploi américain

L’École doctorale de l'université de la Ville de New York (CUNY) a organisé le 26 avril un débat autour des effets du commerce sur les emplois et les salaires américains. Les participants étaient David Autor et Ann Harrison, auteurs d’articles économiques incontournables sur les effets des exportations chinoises sur l’emploi et les salaires américains (et professeurs respectivement au MIT et à Wharton), Brad DeLong, un économiste touche-à-tout qui a été un haut responsable au Trésor sous l’administration Clinton (et professeur à Berkeley) et Paul Krugman, un récipiendaire du prix Nobel, professeur à l’Université de New-York et probablement l’un des trois économistes les plus influents dans le monde.

Le débat a commencé avec l’intervention de David Autor. Ce dernier a rappelé que l’emploi industriel américain connaît certes une tendance baissière depuis 1943 (année au cours de laquelle il représentait presque 40 % de l’ensemble de la main-d’œuvre), mais il note toutefois que nous avons assisté au début des années deux mille, avec l’accession de la Chine à l’OMC, à une baisse brutale (une "chute d’une falaise") du nombre d’emplois industriels. Entre la fin des années quatre-vingt-dix et aujourd’hui, environ 5 millions d’emplois manufacturiers ont été perdus. Autor pense certes que le changement technologique est le principal facteur qui explique les tendances à long terme, mais il estime toutefois que la plus récente chute ne peut être dissociée du commerce (notamment à la pénétration d’importations de biens chinois).

Ensuite, dans les déclarations d’ouverture, Ann Harrison, en référence à deux études auxquelles elle a participées, a déclaré que les effets du commerce sont bien plus manifestes lorsque l’on suit les travailleurs par la profession que lorsque l’on observe simplement à un secteur donné. Ainsi, les travailleurs déplacés par le commerce, même s’ils ont retrouvé par la suite un emploi, ont perdu environ 25 % de leurs salaires. Le second article d’Ann Harrison porte un message quelque peut différent : plusieurs emplois ont été perdus parce que le prix des biens d’investissement a diminué, si bien que les machines se sont substituées au travail. C’est un récit où la technologie joue le rôle principal, mais avec une nuance : le changement technologique a en fait répondu au changement des prix relatifs. Harrison a conclu en disant que sa position dans le débat autour des rôles respectifs de la technologie et du commerce serait probablement plus proche de celle de Brad DeLong (l’intervenant suivant) que de celle de David Autor.

Effectivement, dans sa déclaration d’ouverture, DeLong s’est montré en faveur de l’explication technologique même (…) s’il n’indique pas clairement s’il pense que celle-ci s’applique toujours à la situation actuelle et à la Chine en particulier.

Paul Krugman (…) a fait référence aux débats qui se tenaient dans les années quatre-vingt-dix sur le rôle respectif de la technologie et du commerce : à l’époque, le consensus était que les deux tiers des effets sur l’emploi et le salaire étaient dus à la technologie. Mais, Krugman dit, les économistes ont peut-être eu raison de dire que le commerce avait alors un rôle limité ; par contre, ils tenir les mêmes propos aujourd’hui, dans la mesure où l’essor des échanges qui a eu lieu au cours des vingt dernières années a été bien plus ample que ce que les Etats-Unis connaissaient dans les années quatre-vingt-dix. Il pense que le commerce a aujourd’hui un impact massif, mais que c’est un événement unique, associés à la Chine, et qui n’est pas susceptible d’être répliqué.

Si je devais commenter les choses comme un commentateur sportif, je dirais qu’Autor et Krugman estiment plutôt que "le commerce importe" et que DeLong et Harrison tendent plutôt à privilégier l’explication technologique. Mais cette classification est trop grossière. Les propres travaux d’Autor, auxquels il fit par la suite référence, montrent que le changement technologique joue un rôle déterminant derrière le déplacement du travail routinier. (Mon analyse favorite d’Autor, Dorn et Hanson est d’ailleurs celle qui met en regard l’explication commercial et l’explication technologique et qui constate que les deux… importent.) De même, comme je l’ai mentionné, Harrison constate elle-même que le commerce a indéniablement un impact.

Il y a au moins trois domaines où les conférenciers semblent être d’accord ensemble.

(1) Se retirer de la mondialisation serait extrêmement coûteux pour les Etats-Unis et le reste du monde. DeLong souligne que l’ALENA a des effets asymétriques. Même s’il pense que l’ALENA (en l’occurrence, le commerce avec le Mexique) a eu un impact minuscule sur les destructions d’emplois aux Etats-Unis, une sortie du NAFTA aurait aujourd’hui un énorme impact négatif en raison du nombre et de la densité des échanges qui ont été créés ces deux dernières décennies. Tout le monde s’accorde pour dire que c’est une folie de se retirer de la mondialisation et de retourner au protectionnisme.

(2) Tout le monde s’accorde pour dire que les économistes ont sous-estimé l’impact du commerce international. Comme Autor le souligne, les bénéfices de l’ouverture (l’accès à des biens moins chers) sont diffus, tandis que les coûts sont concentrées (certains perdent leur emploi). Selon Krugman, c’est parce que les économistes, emmurés dans leur "joyau de la couronne de l’économie" (en l’occurrence, la théorie des avantages comparatifs), ont eu tendance à se focaliser sur les effets moyens, pas sur l’hétérogénéité des effets. Il pense que c’est ce qui a maintenant changé. Sur une note plus philosophique, Autor a jouté que les travailleurs sont des gens (oui) et que même si les mécanismes compensateurs pour les pertes d’emploi étaient efficaces (ce qui n’est pas le cas selon Ann Harrison), les gens désirent avoir des emplois valorisants et de hauts salaires plutôt que de vivre des prestations sociales.

(3) L’épisode chinois ne va pas se reproduire. Comme je l’ai mentionné, c’est l’idée que Krugman a introduit dans sa déclaration d’ouverture, mais elle a été développée ensuite par DeLong et Autor. DeLong pense que la Chine sera le dernier exemple d’un développement tiré par les exportations. Ce mode de développement a été rendu possible par la volonté des Etats-Unis de s’ouvrir aux importations asiatiques (ce qui bénéficia auparavant au Japon et à la Corée du Sud) et par le désir du reste du monde de couvrir les déficits américains en engrangeant des capitaux aux Etats-Unis. DeLong a donc abordé des problèmes d’économie politique mondiale qui transformèrent paradoxalement l’économie la plus riche au monde en importateur de capitaux plutôt qu’en exportateur de capitaux. (…) Mais si l’épisode chinois est effectivement exceptionnel (…), cela signifie que les dynamiques que connaît actuellement le marché du travail américain ne se reproduiront pas.

Ce fut une bonne soirée. De grands économistes (…) ont débattu à la régulière et ont abouti à un certain consensus. Nous sommes retournés en 1817, l’année où Ricardo fit jouer un grand rôle au commerce et à la technologie dans ses Principes (en l’occurrence, sans le fameux chapitre XXXI). »

Branko Milanovic, « El super clasico: trade and technology duke it out at CUNY », in globalinequality (blog), 27 avril 2017. Traduit par Martin Anota



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