Les causes des inégalités


« (...) Je pense que le "graphique de l’éléphant" explique largement le Brexit et la victoire de Trump. Pourquoi ? Parce qu’il montre de façon très claire que les personnes qui se situent dans les strates les plus basses des distributions de revenus dans les pays riches ont moins bénéficié de la mondialisation que les personnes résidant en Asie (vis-à-vis desquelles ils sont souvent en concurrence dans les chaines de valeur mondiales), mais aussi moins que les personnes situées dans les strates les plus élevées dans ces mêmes pays riches. Vous ne pouvez pas séparer ces deux faits. Le premier, l’essor de l’Asie et de la Chine en particulier, est évident à chacun ; le second est l’essor des inégalités dans presque tous les pays de l’OCDE entre 1980 et la crise financière mondiale. (…)

Ce que l’on peut par contre se demander, c’est si la mondialisation a été la cause première derrière cette dynamique. Les deux autres causes "concurrentes" sont le progrès technique (qui bénéficia aux travailleurs les plus qualifiés au détriment des moins qualifiés) et les politiques économiques comme la réduction des taux d’imposition.

Selon moi, ces trois facteurs ont joué un rôle, mais le progrès technique et les politiques économiques répondirent à la mondialisation. Le progrès technique n’aurait pas eu les mêmes effets s’il n’était pas possible d’employer des personnes situées à des milliers de kilomètres. Les politiques économiques auraient également été différentes si les économies avaient été relativement fermées, avec des contrôles de capitaux, comme durant les années soixante et soixante-dix.

Je suis d’accord avec Dani Rodrik lorsqu’il dit que la mondialisation réduit le champ des possibles en matière de politiques économiques pour chaque Etat-nation. Cela apparaît clairement lorsque vous voyez à quel point les politiques économiques sont aujourd’hui bien plus similaires d’un pays à l’autre qu’elles ne l’étaient dans les décennies qui précédaient les années quatre-vingt. Aujourd’hui, la plupart des pays ont abandonné les contrôles de capitaux, presque toutes les devises sont convertibles, les tarifs douaniers sont bien plus faibles, les capitaux étrangers jouent un plus grand rôle, les subventions publiques aux entreprises sont négligeables par rapport à ce qu’elles étaient avant. Et pourquoi ? Parce que nous avons créé une architecture économique internationale qui prend la mondialisation non seulement comme donnée, mais aussi comme un objectif désirable en soi. Et je suis d’accord avec cela. (…)

En effet, (…) je considère comme désirable toute politique qui est "inclusive" dans le sens où elle ouvre le champ d’action à davantage de participants. Ce n’est pas une vue instrumentale de la mondialisation. Je ne crois pas que la mondialisation soit une bonne chose au motif qu’elle accroît les revenus (même si, comme je le crois, elle le fait effectivement). Je pense que la mondialisation est une bonne chose parce qu’elle réduit les obstacles entre les différents êtres humains. Je pense que deux motifs peuvent nous amener idéologiquement à rejeter la mondialisation : l’un est le "localisme", qui nous amène à nous inquiéter de notre seule communauté locale et à ne pas désirer interagir avec le reste du monde ; le second est le "nationalisme" qui oppose plus violemment un "nous" à "eux". Les communautés religieuses constituent un exemple du premier ; la Corée du Nord constitue un exemple du second.

Des problèmes apparaissent avec la mondialisation parce que les gains que les pays en tirent ne sont pas (et ne pourront jamais être) répartis également. Il y aura toujours des individus qui gagneront moins que les autres, voire même des individus qui y perdent en termes absolus. Mais à qui peuvent-ils "demander des réparations" ? Seulement à leurs gouvernements nationaux parce que c’est de cette façon que le monde est politique organisé. Donc les gouvernements nationaux ont à s’engager dans des opérations (…) pour régler les effets pervers de la mondialisation. Et c’est quelque chose qu’ils n’ont pas su bien faire, parce qu’ils étaient convaincus que les richesses finiraient par ruisseler (trickle-down) des plus riches vers le reste de la population. Nous savons que ce n’est pas le cas.

C’est facile peut-être à dire avec le recul, mais ils auraient pu appeler à des pactes commerciaux qui auraient accordé plus attention aux standards des travailleurs plutôt qu’à la protection des droits de propriété intellectuelle et aux brevets. La nature biaisée de ces traités reflétaient évidemment la relation de pouvoir qui existe au niveau domestique et même mondial entre le capital et le travail. En d’autres termes, nous devrions avoir plus d’OIT et moins de MIGA et d’OMC. Les pays riches, surtout les Etats-Unis, auraient pu prêter plus d’attention à la qualité de l’éducation et essayer non seulement de rendre plus égal l’accès aux meilleures écoles, mais aussi de faire en sorte que les écoles publiques soient d’aussi bonne qualité que les écoles privées. Vous pouvez dire que c’est une politique désirable en soi, qui a peu à voir avec la mondialisation. Je suis d’accord, mais je pense aussi qu’elle aurait réduit le nombre de "perdants", parce qu’elle aurait permis à une plus grande part de la population de tirer un bénéfice de la mondialisation. (…)

Cela a toujours été une erreur de relier tout le soutien qu’a trouvé Trump au racisme et à la misogynie. En faisant cela, on commet deux erreurs : premièrement, ignorer cette partie de la population au motif que leur racisme ou leur misogynie les rend imperméables à tout argumentation rationnelle ; et, deuxièmement, minimiser les facteurs économiques, ce qui ne peut que nous amener à échouer lorsqu’il s’agit de proposer un quelconque changement en matière de politique économique. L’idée selon laquelle le nativisme a été le seul responsable de l’essor du populisme d’extrême-droite aux Etats-Unis et l’idée partagée par certains selon laquelle les "perdants" des pays riches ne devraient pas se plaindre au motif que leur situation est meilleure que celle des travailleurs chinois sont juste deux mauvaises réponses à un réel problème. »

Les forces qui réduisent les inégalités


« Je distingue les forces qui réduisent les inégalités entre celles qui sont "malignes" et celles qui sont "bénignes". La principale force maligne dans l’ère moderne a été la guerre. Elle a réduit les inégalités, non seulement via la destruction d’actifs physiques, mais aussi via la hausse d’impôts nécessaire pour maintenir l’effort de guerre et lever une armée. Le rôle de la guerre à cet égard est assez bien connu.

Les forces bénignes qui ont réduit les inégalités dans les pays riches que ce soit dans les décennies qui suivent le New Deal ou bien au cours des années quatre-vingt ont été l’éducation de masse, les syndicats, les partis politiques socialistes, les taux d’imposition élevés, les revenus de transfert, mais aussi le progrès technique lorsqu’il favorisa les pauvres, par exemple lorsqu’il bénéficia davantage aux travailleurs les moins qualifiés qu’aux travailleurs les plus qualifiés.

Je ne pense pas que beaucoup de ces forces vont continuer d’être à l’œuvre dans un futur proche. Par exemple, les syndicats ont été décimés, pas seulement par la réglementation anti-travail, mais aussi par le passage d’une économie industrielle où de très nombreux travailleurs se retrouvaient ensemble dans le même lieu (le fameux "fordisme") à une économie tertiarisée avec des travailleurs qui sont plus hétérogènes en termes de compétences et qui travaillent dans des unités de plus petite taille. L’éducation de masse ne va pas non plus jouer le même rôle que par le passé. Ce fut une force égalisatrice lorsque les pays riches passèrent d’environ 6 ou 7 ans d’éducation en moyenne à 13 ans, mais ce sera difficile de faire passer la durée moyenne d’éducation à 20 ans. Donc c’est la qualité de l’éducation, plutôt que l’éducation de masse, qui devient cruciale. Finalement, je ne pense pas qu’une hausse des impôts et des revenus de transfert soit acceptée par la majorité de l’électorat, notamment parce que les générations actuelles portent un regard plus sceptique quant à la capacité du gouvernement à utiliser efficacement son Budget.

C’est pour ces diverses raisons que je crois que les forces bénignes clés qui peuvent réduire les inégalités à l’avenir reposeront une égalisation des dotations. Cela signifie tout d’abord un meilleur accès à une éducation de meilleure qualité pour tous, de façon à ce que les rendements de l’éducation soient plus égaux, mais aussi ce que j’appelle une "déconcentration" de la propriété du capital. Celle-ci implique notamment des incitations fiscales pour promouvoir une propriété plus large du capital (…). Si les écarts de salaires déclinent et si la répartition du revenu du capital devient plus égale, alors vous pouvez atteindre des résultats relativement égaux, même sans faire plus grandement intervenir le gouvernement dans la redistribution du revenu courant. Si cela n’est pas fait, le danger est qu’avec la répartition très asymétrique de la propriété qui existe aujourd’hui dans tous les pays riches, toute hausse de la part du revenu national rémunérant le capital va directement se traduire par une hausse des inégalités de revenu interpersonnelles. Auquel cas, soit vous laissez les inégalités s’aggraver, soit vous augmentez la redistribution du revenu courant, alors même qu’il n’y a plus d’appétit politique pour cette dernière. Vous vous retrouvez alors sans instrument pour compenser la hausse des inégalités. (…) »

Les liens entre inégalités et conflits internationaux


« Il y a bien sûr presque autant de théories expliquant la Première Guerre mondiale que de théories expliquant la chute de l’Empire romain. La théorie impérialiste fut l’une des premières puisqu’elle fut en partie formulée avant même le début du conflit et en partie lors de ce dernier ou immédiatement après ce dernier. Je la trouve convaincante parce qu’elle place les forces économiques avant les autres, notamment les forces politique et militaire, si bien qu’elle est cohérente avec ce que je tends à croire en général (la priorité à l’économie) et surtout avec ce qui était dans les esprit à l’époque. Cette époque, disons de 1870 à 1914, était similaire à la nôtre, une époque de progrès technique intense et de commercialisation massive (ou vous pourriez parler de "marchandisation") du travail, de la terre, etc., couplés à la mondialisation. (…)

Si on la résume au maximum, la thèse d’Hobson-Lénine affirme que de fortes inégalités domestiques se sont traduites par un manque de demande insuffisance domestique (parce que la propension marginale à consommer des riches est plus faible que celle des pauvres) et par un excès d’épargne en quête d’opportunités d’investissement qu’il ne trouva que dans les territoires d’outre-mer. Ensuite, de façon à protéger leur capital, qu’il soit directement investi ici ou sous la forme d’obligations publiques, les capitalistes s’appuyèrent sur les ressources militaires de leurs pays. Nous avons vu beaucoup faire usage de la force pour obtenir le remboursement des dettes (la "diplomatie de la canonnière") en Tunisie, en Egypte, au Venezuela ou, pire, pour directement contrôler les territoires, c’est-à-dire créer des colonies. Comme Hobson l’écrit au tournant du vingtième siècle, "les investisseurs tendent à œuvrer pour l’annexion politique des pays qui contiennent leurs investissements".

Chaque grande puissance au dix-neuvième siècle ou au début du vingtième siècle a agi ainsi : non seulement l’Angleterre et la France, mais aussi l’Allemagne, la Russie et les Etats-Unis. L’Empire austro-hongrois fit de même, si ce n’est qu’il le fit en Europe. C’est cette concurrence pour la conquête des territoires (en ressources et en travail bon marché) à travers le monde ou pour paraphraser Taylor, "pour la maîtrise du monde", qui mena à la Première Guerre mondiale.

La partie importante de la théorie montre comment le conflit international peut être provoqué par des forces purement domestiques. C’est pourquoi j’en parle dans le contexte des vagues de Kuznets (Kuznets waves) : de fortes inégalités déclenchèrent (indirectement) les forces malignes de la guerre qui finirent par réduire les inégalités. C’est l’enseignement utile à rappeler aujourd’hui et à l’avenir. Ce n’est pas un quelconque impérialisme aveugle "du sang et du sol" qui est souvent à l’origine du conflit, mais un impérialisme qui répond aux intérêts bien définis de certaines classes, qui utilisent alors le pouvoir étatique pour poursuivre ces intérêts.

(…) Il y a d’innombrables exemples où intérêts économiques jouent un rôle clé dans l’éclatement des conflits, que ce soit les conquêtes militaires dans les mondes antiques et médiévaux qui étaient motivés par le désir d’avoir du travail bon marché à travers l’esclavage ou encore la colère des industriels du sucre des Etats-Unis lors de la vague de nationalisations à Cuba qui gela les relations politiques entre les deux pays pendant plus d’un demi-siècle. Donc, il n’est pas difficile d’affirmer que les intérêts économiques se tiennent souvent derrière les décisions de politique étrangère : nous pouvons le voir pratiquement tous les jours en ce moment lorsque l’on entend ce que Trump et les personnes qui l’entourent sont susceptibles de faire non en fonction de leurs propres intérêts économiques. Et nous pouvons ensuite facilement partir de ces intérêts économiques pour montrer qu’ils deviennent souvent plus aigus dans un contexte de fortes inégalités, simplement parce que les enjeux sont plus élevés. (…)

Il serait simpliste de dire que les inégalités de revenu ou de patrimoine sont les seules à déclencher le chaos. Comme je l’ai affirmé dans mon livre, les inégalités sont l’un des divers facteurs qui favorisent les conflits, c’est le contexte dans lequel l’économie et la politique fonctionnent. Les inégalités rendent les conflits, tant domestiques qu’internationaux, plus violents et l’on ne doit pas oublier que créer un conflit étranger pour mieux masquer le conflit domestique est une tactique qui s’est révélée très efficace par le passé et qui reste très utilisée. (…) »

Branko Milanovic, entretien sur le site New Republic, 20 décembre 2016. Traduit par Martin Anota