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mercredi 15 juillet 2020

La performance du marché du travail et l’essor du populisme

« (…) Le récent essor du populisme dans les pays développés, en particulier après le référendum du Brexit en 2016 et les élections présidentielles américaines en 2016, est devenu un problème majeur pour les démocraties libérales. La marée populiste a été expliquée par des facteurs économiques et des facteurs non-économiques, notamment le contrecoup culturel vis-à-vis de la mondialisation, du libéralisme et de l’immigration ; la hausse du chômage en raison de la récente crise financière ; et la vulnérabilité des emplois à la robotisation, l’externalisation et la concurrence à l’importation. Cet article affirme que les facteurs économiques (les destructions d’emplois provoquées par la mondialisation et par l’automatisation et la hausse du chômage dans le sillage de la crise financière mondiale) ont joué un rôle majeur. L’incapacité des partis politiques traditionnels à assurer la prospérité de tous a sapé la confiance publique et fournit des opportunités au discours populiste. L’essor du populisme est donc justifié par certains comme une mesure corrective contre les récents échecs des politiques socioéconomiques menées par les partis traditionnels. Cependant, il n’y a pas d'éléments empiriques indiquant que les populistes ont été capables d’améliorer la performance économique lorsqu’ils étaient au pouvoir.

Définition et mesure du populisme


L’analyse de la relation entre performance du marché du travail et essor du populisme nécessite une approche rigoureuse pour quantifier ce dernier. Dans les études portant sur des pays particuliers, le populisme est mesuré en prenant la part des suffrages recueillis par un candidat populiste au niveau des unités infranationales (par exemple la relation entre la performance du marché du travail local et le vote en faveur de Donald Trump dans les comtés étasuniens). Les études portant sur les comparaisons internationales se focalisent essentiellement sur l’Europe, où une mesure comparable transnationale peut être utilisée, à savoir les parts de vote en faveur des partis populistes à un niveaux national ou infranational. Le fait que les règles électorales soient différentes d’un pays à l’autre nécessite que les chercheurs contrôlent les effets fixes de pays. C’est pourquoi la plupart des études transnationales sur le populisme se limitent aux pays développés. Alors que certains pays émergents observent aussi des marées populistes, le manque de données désagrégées réduit les possibilités pour mener une analyse rigoureuse.

Pour mesurer le populisme, il faut tout d’abord le définir. En économie, la définition conventionnelle du populisme date d’une étude de Dornbusch et Edwards (1991) qui le décrivait comme une "approche de l’économie qui met l’accent sur la croissance et la redistribution des revenus et néglige les questions de l’inflation et du déficit budgétaire, les contraintes externes et la réaction des agents économiques à des politiques non marchandes agressives".

Dornbusch et Edwards écrivaient à propos du populisme latino-américain de gauche des années 1970 et 1980. Même si ce type de populisme existe encore aujourd’hui, la récente vague de populisme concerne avant tout la droite du spectre politique ; en outre, l’agenda typique du populisme moderne ne se focalise pas sur la redistribution des revenus et du patrimoine. Il est donc utile d’utiliser une autre définition, qui a été introduite par Mudde et Rovira Kaltwasser (2017) et qui est désormais conventionnelle en science politique, celle d’une "idéologie mince" (thin-centered ideology) antiélitiste et anti-pluraliste. Selon cette définition, le populisme considère la société comme séparée en deux groupes homogènes et antagonistes : les "gens purs" et l’"élite corrompue". La "pureté" des gens fait de la "volonté populaire" la seule source morale de pouvoir politique. L’homogénéité du peuple implique l’anti-pluralisme et ne rend pas nécessaire l’existence de freins et contrepoids institutionnels.

Certains politologues affirment que la définition du populisme doit aussi inclure un "angle autoritaire". D’un côté, c’est un concept naturel, comme le dirigeant des "gens purs" peut régner directement sans freins, ni contrepoids ; plusieurs partis populistes se tournent en effet vers un modèle de "meneur fort". D’un autre côté, il y a plusieurs partis défavorables aux élites et au pluralisme qui acceptent les normes démocratiques, donc la plupart des classifications des partis et politiciens populistes n’incluent pas un "angle autoritaire".

La troisième définition a été introduite par Guiso et alii (2018). Ces derniers affirment que les partis populistes modernes sont ceux qui satisfont trois critères : (i) ils s’opposent aux élites ; (ii) ils offrent une protection immédiate contre les chocs ; et (iii) ils dissimulent les coûts sociaux à long terme de ces mesures de protection.

Comment ces définitions sont-elles liées les unes aux autres ? Pour les politologues, la menace commune est le sentiment anti-élites. Pour les économistes, ce sont les promesses irréalistes qui posent problème. Les populistes modernes en-dehors d’Amérique latine n’évoquent pas vraiment de politiques macroéconomiques irresponsables, mais leurs promesses ne sont pas pour autant soutenables. Le populisme ne conduit peut-être pas forcément à des politiques macroéconomiques irresponsables ; de plus, la pression populiste peut être utile comme contrepoids aux technocrates irresponsables (unaccountable) et groupes d’intérêt élitaires, selon Dani Rodrik (2018). Cependant, même sans politiques budgétaire et monétaire insoutenables, les populistes peuvent saper la croissance économique en neutralisant les freins et contrepoids politiques. Les investisseurs valorisent la prévisibilité autour des "règles du jeu". Le retrait des contraintes sur l’exécutif peut donc réduire les incitations pour les investissements à long terme et réduire les chances que les dirigeants populistes parviennent à concrétiser leurs promesses de prospérité économique.

Les moteurs économiques du populisme

Mondialisation, progrès technique et soutien envers les populistes


Au cours des dernières décennies, quasiment tous les pays développés ont connu de profondes perturbations de leurs marchés du travail liées à la mondialisation et au progrès technique. Ce sont deux phénomènes distincts, mais ils sont habituellement discutés de concert, notamment parce qu’ils se renforcent mutuellement. Les nouvelles technologies réduisent les coûts de transport et de communication, ce qui accélère la mondialisation. Réciproquement, une baisse des barrières aux échanges et aux investissements étrangers promeut le progrès technique ; l’accès à un plus large marché renforce les incitations à innover et à adopter les nouvelles technologies.

Le progrès technique entraîne une polarisation de l’emploi, en créant des emplois au sommet et en bas de la distribution des qualifications, tout en détruisant les emplois moyennement qualifiés dans l’industrie et les services. Les travailleurs très qualifiés se voient présenter des opportunités d’emploi dans les services intensifs en savoir qui sont vendus sur des marchés mondiaux ; leurs compétences sont complémentaires aux nouvelles technologies. Les bénéfices de la croissance mondiale ruissellent aussi vers les emplois manuels peu qualifiés, qui sont trop peu payés pour être délocalisés ou automatisés. Cependant, les emplois de cols bleus moyennement qualifiés et les emplois routiniers de cols blancs sont de plus en plus automatisés ou externalisés. Quand ces emplois disparaissent, les individus affectés n’ont que très peu d’alternatives : (i) se requalifier pour tenter d’accéder au segment à fortes qualifications du marché du travail, (ii) accepter des emplois manuels peu payés ou (iii) quitter la vie active. Les deuxième et troisième options ne sont évidemment pas attrayantes, mais la première n’est pas facile. Même s’il existe un filet de sécurité social et des opportunités de formation, le coût de la transition peut être substantiel. Il n’est donc pas surprenant que les travailleurs affectés, en particulier ceux qui ne sont pas capables de trouver un nouvel emploi, soient de plus en plus déçus par le système.

Alors que l’automatisation se traduit par une polarisation de l’emploi, la concurrence à l’importation avec des pays à bas coûts affecte négativement l’emploi dans toutes les entreprises et tous les secteurs tout au long de la distribution des qualifications. Cet effet a une importante dimension régionale : les chocs d’importations sont concentrés dans les petites communautés qui dépendent d’une unique firme ou secteur qui est évincé par la concurrence à l’importation. Les destructions d’emplois qui touchent cette firme ou ce secteur ont des impacts dévastateurs sur ces communautés.

Les impacts du changement technologique et de la mondialisation créent par conséquent un terrain fertile pour les populistes. Ces deux processus semblent bénéficier aux "élites" (les chefs d’entreprise, les banquiers, les avocats, les consultants, et ainsi de suite) ; les partis traditionnels sont perçus comme en faisant insuffisamment pour protéger les "personnes innocentes qui travaillent dur", qui ne peuvent certainement pas être accusées d'être responsables de la destruction de leur emploi. Le débat entourant le changement technologique et la mondialisation colle par conséquent parfaitement au discours populiste.

Les solutions que les populistes mettent en avant peuvent inclure la redistribution (c’est en particulier le cas avec les populistes de gauche), le protectionnisme (en particulier le "nationalisme économique" préconisé par les populistes de droite comme le suggèrent Colantone et Stanig (2019)) ou les deux. Ces solutions sont-elles réalistes ? Peuvent-elles être mises en œuvre sans freiner la croissance du revenu ? Ce sont d’importantes questions à considérer lorsqu’il s’agit d’examiner l’expérience des populistes au pouvoir.

Recherche empirique sur les implications du changement technologique et de la mondialisation


Les récentes études fournissent des preuves empiriques sur la relation entre, d’une part, la concurrence avec les importations et la polarisation de l’emploi due au progrès technique et, d’autre part, le vote populiste. Aux Etats-Unis, les preuves empiriques les plus convaincantes sont tirées des études sur le "choc chinois" (China shock) qui analysent les répercussions de la variation de l’exposition des marchés du travail locaux (au niveau des bassins d’emploi) à la forte hausse des importations chinoises au début du siècle suite à l’accession de la Chine à l’Organisation Mondiale du Commerce en 2001.

Une série d’études a montré que l’accroissement de l’exposition aux importations chinoises a eu un impact négatif substantiel sur l’emploi et même la situation matrimoniale des hommes les moins diplômés aux Etats-Unis. David Autor et alii (2017) ont analysé les cinq cycles électoraux américains de 2000 à 2016 et ils ont constaté que l’accroissement des importations chinoises a fortement accru la polarisation politique lors des élections législatives et entraîné une droitisation lors des élections présidentielles. Autor et ses coauteurs constatent que chaque hausse d’un point de pourcentage des importations en provenance de Chine depuis 2000 explique 1,7 point de pourcentage du vote en faveur de Donald Trump en 2016.

Une analyse similaire, réalisée par Frey et alii (2018), s’est penchée sur l’impact de l’automatisation sur le vote en faveur de Trump. Ses auteurs ont utilisé la part des emplois routiniers comme indicateur de l’automatisation dans un bassin d’emploi. Ils ont constaté qu’une hausse de 5 points de pourcentage des emplois routiniers dans l’ensemble des emplois est associée à une hausse de la part des votes en faveur de Trump de 3 à 10 points de pourcentage (selon les spécifications, les contrôles et la méthodologie).

Des résultats similaires ont été obtenus dans le cas européen. Colantone et Stanig (2019) ont utilisé les données pour les chocs d’importations recueillies au niveau des régions NUTS-2 (les régions infranationales européennes avec des populations de 0,8 à 3 millions de personnes) et les déclarations des individus relatives à leur comportement politique lors de l’European Social Survey (ESS) dans 15 pays d’Europe occidentale entre 1988 et 2007. De façon à identifier les effets causaux, ils ont instrumentalisé la pénétration des importations chinoises dans les secteurs européens par les importations chinoises dans les mêmes secteurs qu’aux Etats-Unis. Ils constatent qu’une hausse des importations chinoises équivalente à l’écart-type implique une hausse du soutien déclaré pour les partis d’extrême-droite d’environ 1,7 point de pourcentage. Ce n’est certainement pas un faible effet dans la mesure où la part des suffrages recueillis par ces partis dans les pays étudiés s’élève à 5 %. Les auteurs étudient aussi l’impact de l’automation sur le vote populiste en Europe et décèlent des effets significatifs : une hausse de l’exposition à la robotisation équivalente à l’écart-type entraîne une hausse de 1,8 point de pourcentage du soutien en faveur des partis radicaux de droite.

L’impact de la récente crise financière


Alors qu’aux Etats-Unis la Grande Récession a été temporaire, la crise a duré plusieurs années dans certains pays européens. La hausse du chômage européen a été substantielle (il est passé de 7 % à 11 % entre 2007 et 2013) et elle a été très inégale d’un pays à l’autre et même au sein de chaque pays. Cette hausse brutale et soutenue du chômage a sapé la confiance envers les "élites" qui ont été perçues comme ayant échoué à empêcher la crise et à protéger les "gens" de ses effets. Cette expérience colle à nouveau parfaitement avec le récit populiste. La principale différence dans ce cas est que l’agenda du protectionnisme des populistes s’est déplacé du rejet de la mondialisation au rejet de l’Union européenne. Les populistes affirment que regagner la souveraineté laissée à l’UE (tout en remplaçant les élites corrompues) pourrait contribuer à empêcher de nouvelles crises et à assouplir la politique budgétaire pour mieux soutenir les ménages souffrant de la crise.

GRAPHIQUE 1 Variation du chômage et du vote en faveur des partis antisystème après la crise financière mondiale dans les régions européennes

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source : Algan et alii (2017)

Algan et alii (2017) ont analysé les résultats électoraux lors des élections générales dans les pays européens au niveau des régions infranationales (220 régions NUTS-2 dans 26 pays entre 2000 et 2017). Les auteurs ont utilisé deux approches (l’approche de différence en différences et une régression de panel) pour montrer que le vote en faveur des partis populistes est fortement corrélé avec la variation du taux de chômage après la crise (relativement à leur niveau d’avant-crise) (cf. graphique 1). Les magnitudes sont substantielles : chaque hausse d’un point de pourcentage du taux de chômage implique une hausse d’un point de pourcentage de la part des suffrages en faveur des partis populistes. Pour surmonter le possible problème posé par des facteurs variant au cours du temps susceptibles d’influencer à la fois le chômage et le populisme, l’étude utilise une approche avec variable instrumentale qui considère la structure d’avant-crise d’une économie régionale comme indicateur mesurant sa vulnérabilité à la crise. Par exemple, les régions se spécialisant dans l’immobilier et la construction avant la crise ont être plus durement frappées par la crise et ont donc connu une plus forte hausse du chômage. L’utilisation de la structure économique d’avant-crise comme indicateur avancé exogène du changement du chômage permet d’identifier les effets causaux d’une hausse du chômage sur l’essor du populisme. Cet effet se révèle être même plus ample qu’avec les précédentes approches : chaque hausse d’un point de pourcentage du taux de chômage entraîne une hausse de la part des suffrages en faveur des populistes d’au moins 2 points de pourcentage.

Guiso et alii (2018) ont examiné la même question, mais en utilisant les autodéclarations obtenues lors de l’ESS à propos du comportement électoral. Les auteurs modélisent explicitement non seulement le vote, mais aussi les décisions de participation comme fonction de l’insécurité économique au niveau individuel (le chômage, les difficultés de revenu déclarées et l’exposition à la mondialisation mesurée en prenant comme indicateur le fait d’être un col bleu dans l’industrie). Ils obtiennent de plus faibles magnitudes qu’Algan et alii (2017) : l’effet causal du chômage sur le vote populiste est de seulement 0,08 point de pourcentage pour chaque point de pourcentage de hausse du chômage. Même quand toutes les composantes de l’insécurité économique sont additionnées, une hausse de l’insécurité économique équivalente à l’écart-type accroît le vote populiste d’un ordre de magnitude inférieur à celui trouvé dans l’étude d’Algan et alii (2017).

Comment expliquer les différences dans les magnitudes observées entre les deux études ? Une possible explication est que Guiso et alii observent les données issues des déclarations faites lors de l’ESS et que les répondants peuvent ne pas vouloir faire savoir qu’ils ont voté pour les populistes. Cependant, les expérimentations récentes de Barrera et alii (2020) suggèrent que c’est improbable. Une autre possibilité est liée au fait que Guiso et alii examinent l’impact du chômage individuel, alors qu'Algan et alii observent celui du chômage régional. Une hausse du chômage régional est susceptible d’accroître l’attrait du populisme non seulement parmi ceux qui ont perdu un emploi, mais aussi parmi ceux qui ont toujours leur emploi mais qui craignent davantage de le perdre ou d’avoir plus de difficultés de négocier une hausse de salaire.

Plusieurs études, notamment celles que nous venons d’évoquer, se sont penchées sur les attitudes vis-à-vis des institutions politiques et fournissent des preuves empiriques à propos du mécanisme liant l’impact de la crise au vote populiste : le choc induit par la crise a alimenté la marée populiste en sapant la confiance envers les institutions politiques nationales et européennes. D’un autre côté, la crise n’a pas eu d’impact sur la confiance envers d’autres institutions comme les Nations unies, la police ou l’Eglise et presque aucun impact sur la confiance sociale en général (la confiance envers les autres individus) selon Algan et alii (2017). Les citoyens européens font clairement porter la responsabilité de la crise aux politiciens nationaux et européens.

GRAPHIQUE 2 Part de vote pour le Brexit dans les districts électoraux du Royaume-Uni et variation du taux de chômage avec la crise

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source : Algan et alii (2017)

Finalement, l’impact de la crise sur le vote populiste a aussi été décelé dans plusieurs études portant sur des pays particuliers, notamment celle de Guriev et Papaioannou (2020), tout particulièrement dans l’analyse du référendum du Brexit en 2016. Algan et alii (2017) et Becker et alii (2017) ont mené une analyse au niveau des districts électoraux (il y en a 380 au Royaume-Uni) et ils ont constaté que la hausse de l’emploi au niveau local a fortement accru le vote en faveur du "leave" (cf. graphique 1).

Les populistes au pouvoir


Il semble clair que l’essor du populisme résulte des inquiétudes économiques légitimes de ses partisans. Cela nous amène naturellement à une autre question : les populistes mènent-ils des politiques plus efficaces ?

La plupart des études empiriques menées sur les populistes qui se sont retrouvés au pouvoir proviennent d’Amérique latine et les résultats n’ont pas été positifs. Beaucoup des politiques menées par les vieux régimes populistes ont entraîné des désastres macroéconomiques qui se sont traduits par un déclin ou une stagnation des revenus réels. Les populistes récents d’Amérique latine (qui ont été davantage conscients des coûts de la monétisation des déficits budgétaires, à l’exception du régime Chavez-Maduro au Vénézuela) n’ont pas toujours été capables de ramener la discipline macroéconomique et la croissance soutenable.

Que dire à propos des populistes modernes d’Occident ? Jusqu’à présent, il n’y a que des éléments empiriques limités à propos de leur performance depuis qu’ils sont arrivés au pouvoir dans quelques pays et seulement récemment. Tous n’ont pas réussi à rester au pouvoir sur une période de temps suffisamment longue. De façon à évaluer la performance macroéconomique des populistes qui sont restés au pouvoir pendant plusieurs années, les économistes utilisent la méthode du "contrôle synthétique". Born et alii (2019) ont construit un "doppelgänger" de l’économie étasunienne en constituant une moyenne pondérée du PIB de 24 pays de l’OCDE en trouvant une pondération permettant de mimer l’évolution trimestrielle de l’économie étasunienne au cours des deux décennies précédant l’élection de Trump. Les auteurs ont ensuite comparé l’évolution observée de l’économie étasunienne avec l’évolution contrefactuelle du doppelgänger après l’élection présidentielle. Ils constatent que Trump a eu un effet nul sur la performance économique des Etats-Unis, que ce soit en termes de croissance du PIB ou de chômage. Ce n’est pas surprenant, dans la mesure où l’impact potentiellement positif de la relance de Trump à court terme a été compensé par les effets négatifs de la politique monétaire indépendante de la Réserve fédérale et des guerres commerciales lancées par Trump lui-même. (…)

Pour résumer, la majorité des gouvernements populistes n’ont pas réalisé de meilleures performances que les partis traditionnels qu’ils critiquent, bien que certains populistes récentes n’aient pas non plus eu une performance significativement différente. Cela signifie-t-il que la montée du populisme n’est pas nuisible ? Comme l’ont affirmé Frey et alii (2018), la réponse dépend dans quelle mesure les populistes au pouvoir neutralisent les freins et contrepoids politiques (en particulier quand ils ne peuvent concrétiser leurs promesses sociales et économiques). Cela risque de se traduire par une moindre responsabilité (accountability) et un surcroît de corruption, de capitalisme de connivence et en conséquence de mauvaises performances économiques.

Les explications alternatives


Alors que les études citées ci-dessus évoquaient la robotisation, la concurrence à l’importation et les chocs d’emploi liés au cycle d’affaires, il y a aussi des explications alternatives, notamment l’immigration, le contrecoup culturel contre le libéralisme et la diffusion des médias sociaux (Guriev et Papaioannou, 2019). Les éléments empiriques touchant les deux premiers facteurs ne sont cependant pas clairs. Par exemple, dans le cas de l’immigration, les études citées ci-dessus affirment que les inquiétudes à propos de l’immigration sont endogènes au déclin des opportunités d’emploi et qu’elles ne sont donc pas de nature économique. En outre, il apparaît que le chômage ait accentué les inquiétudes des répondants à l’ESS à propos des effets économiques de l’immigration et non ses effets culturels. Au Royaume-Uni, c’est le chômage plutôt que l’immigration qui a eu un impact significatif sur le vote en faveur du Brexit, selon Becker et alii (2017). Colantone et Stanig ont pour leur part montré que c’est une relation négative entre le niveau d’immigration et le vote du Brexit qui existe au niveau NUTS-3.

En théorie, même si l’impact économique agrégé de l’immigration est positif, celui-ci crée des gagnants et des perdants, de la même façon que le commerce international et l’automatisation. Par conséquent, aussi bien la hausse séculaire de l’immigration que les récentes vagues de réfugiés ont alimenté l’essor du populisme. Le rapport "Work in transition" que la Banque Européenne pour la Reconstruction et le Développement a publié en 2018 fournit un passage en revue de dix études sur l’impact de l’exposition à l’immigration sur le vote populiste en Europe. Les constats tirés de ces études varient substantiellement, non seulement en termes de magnitudes d’effets, mais également dans leurs signes, selon l’intensité, la composition et la nature des flux migratoires. Par exemple, si l’afflux d’immigrés est large (comme dans le cas des réfugiés syriens arrivés sur les îles grecques), alors il risque de se traduire par un vote populiste plus élevé. Cependant, une petite hausse de l’immigration (par exemple, d’environ un immigré ou réfugié pour 100 autochtones) décroît en fait le vote populiste, ce qui est cohérent avec la théorie du contact, qui suggère que, sous certaines conditions, le contact avec une minorité peut réduire les préjugés que le reste de la population nourrit vis-à-vis de celle-ci.

Les éléments empiriques sur le contrecoup culturel et l’importance de l’identité sont essentiellement limités aux éléments corrélationnels ; ces facteurs changent très lentement au cours du temps, donc il est très difficile de trouver une stratégie convaincante pour identifier la relation causale. Il est aussi difficile de trouver pourquoi l’identité et les facteurs culturels (qui sont très persistants) ont récemment donné lieu à une telle montée du populisme. L’explication la plus évidente est que c’est un facteur économique qui active le contrecoup culturel. Cela implique que le contrecoup culturel est essentiellement un mécanisme via lequel la polarisation ou la crise contribue au vote populiste. Globalement, c’est l’interaction des facteurs économiques et culturels qui reste la voie la plus intéressante à suivre pour les futurs travaux sur les moteurs du populisme moderne.

Comme l’ont montré Guriev et Papaioannou (2020), il y a des éléments empiriques substantiels sur la contribution de la diffusion des médias sociaux au récent essor du populisme. Il n’est cependant pas clair de savoir quels mécanismes sont derrière cette relation. Il est possible que le message populiste simpliste soit mieux adapté aux technologies de communication en ligne. Si c’est le cas, alors la polarisation de l’emploi et les hausses du chômage peuvent toujours jouer un rôle : la diffusion des médias sociaux renforce seulement le récit populiste basé sur les griefs économiques (…). »

Sergei Guriev, « Labor market performance and the rise of populism », in IZA, World of Labor, n° 479, juillet 2020. Traduit par Martin Anota



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samedi 7 décembre 2019

L’austérité a provoqué le Brexit

« En décembre, la Grande-Bretagne retournera aux urnes pour élire un nouveau Parlement qui pourrait finaliser le Brexit. Plusieurs années tumultueuses se sont écoulées depuis que le référendum s’est conclu en faveur d’une sortie (Leave) du Royaume-Uni de l’Union européenne. Même si le gouvernement britannique parvient à se décider sur la façon par laquelle la sortie prendra forme, le pire pourrait encore survenir après.

Mais comment en sommes-nous arrivés là ? Qu’est-ce qui a provoqué la révolte populiste qui continue de diviser le Royaume-Uni ? Thiemo Fetzer a observé un ensemble spécifique de réformes qui ont joué un rôle décisif dans l’issue du référendum. Dans la revue American Economic Review, Fetzer montre que les baisses de dépenses publiques dans le cadre de plans d’austérité adoptés à partir de 2010 ont joué un rôle décisif dans la victoire du "Leave".

Fetzer a évoqué avec l’American Economic Association l’austérité au Royaume-Uni, la façon par laquelle celle-ci a alimenté le soutien en faveur de mouvements populistes comme le "parti pour l’indépendance du Royaume-Uni" (UKIP), les possibles retombées des réductions des programmes d’aide sociale et les prochaines élections parlementaires du 12 décembre. (…)

American Economic Association : J’aimerais évoquer spécifiquement de ce qui s’est passé en 2010 avec l’austérité. Quels genres de baisses ont touché les programmes de protection sociale au Royaume-Uni et qui en a été le plus affecté ?

Thiemo Fetzer : Il y a eu trois gros éléments derrière l’austérité. Le premier concerne les baisses de salaires pour tous ceux qui travaillaient dans le secteur public, si bien que les salaires n’ont pas augmenté avec l’inflation comme ils avaient l’habitude de le faire par le passé. Le deuxième élément est relatif à une réforme générale du système de protection sociale, qui affecta principalement les personnes (…) qui étaient employées dans des emplois à faible salaire et qui recevaient un coup de pouce de l’Etat via ce que l’on appelle le crédit d’impôt. Financièrement, cela constitua une part importante de l’austérité, puisque ce sont ces suppléments de revenu qui ont été réduits le plus vite.

Le troisième élément derrière l’austérité correspond aux baisses significatives de financements aux administrations locales, des ressources financières qui sont utilisées pour financer des services de base, la maintenance des routes locales et je pense que ces diverses dépenses ont été réduites d’environ 50 % en termes réels, ce qui est assez spectaculaire. Enfin il y a eu des baisses significatives des dépenses dans des choses comme l’éducation, des dépenses qui ont chuté de 20 % en termes réels.

AEA : Comment avez-vous fait pour connecter ces baisses des dépenses publiques avec la façon par laquelle les gens qui en ont été les plus affectés ont voté lors du référendum du Brexit ?

Fetzer : L’analyse s’est faite en deux parties. L’une d’entre elles est essentiellement basée sur la géographie des résultats électoraux au niveau des districts lors des élections européennes (…) et l’autre ensemble d’élections que j’ai regardé sont celles de Westminster (les élections parlementaires). Et lors de ces élections, j’ai étudié la performance électorale du parti politique au Royaume-Uni, en l’occurrence l’UKIP, qui préconisait dans son programme une sortie de l’Union européenne sur l’ensemble de la période de l’échantillon, de 2000 à 2015.

AEA : Comment avez-vous déterminé que ces baisses de dépenses publiques associées aux politiques d’austérité ont contribué à la victoire du "Leave" lors du référendum ?

Fetzer : Ce qui est assez remarquable est qu’après 2010, la structure de la population qui soutenait l’UKIP a fortement changé. L’UKIP a gagné environ 16 % du vote populaire lors des élections européennes en 2004 et 2009, donc ce n’était pas une force électorale négligeable. Mais en 2014, il y a eu une progression massive du soutien en faveur de l’UKIP. Et une grande partie du soutien en faveur du l’UKIP peut s’expliquer pour l’essentiel par l’exposition régionale ou individuelle aux baisses de dépenses publiques. Vous voyez que le soutien en faveur de l’UKIP augmente de 5 à 6 points de pourcentage dans les zones les plus exposées à l’austérité.

Cela peut ne pas sembler énorme, mais au fond pour chaque personne qui a effectivement voté pour l’UKIP, il y en avait une autre qui n’allait pas voter, mais qui présentait les mêmes préférences politiques. Si vous considérez cela, il apparaît une forte relation entre le soutien des individus pour l’UKIP et le soutien subséquent pour le Leave. Vous pouvez lier économétriquement ces deux schémas (l’austérité et le soutien en faveur de l’UKIP, puis le soutien en faveur de l’UKIP et le soutien en faveur du Leave), vous voyez que la hausse du soutien pour l’UKIP est associée à une hausse de 10 point de pourcentage du soutien en faveur du Leave en 2016. Le Leave a gagné au référendum avec environ 52 % des suffrages, donc un écart de 10 points de pourcentage fait une grosse différence et a contribué à faire basculer le référendum en faveur du Leave.

AEA : Il y a certains parlementaires qui ont initialement voté en faveur de ces réductions de revenus de transfert, mais qui ont aussi appelé quelques années plus tard à rester dans l’UE. Plusieurs d’entre eux, si ce n’est pas tous, ne pouvaient pas prédire le Brexit. Qu’aimeriez-vous qu’ils retiennent de cela, à propos des conséquences de leurs positions sur certaines politiques qui peuvent avoir des conséquences qu’ils ne peuvent pas prédire ?

Fetzer : Dans l’ensemble, vous pouvez considérer le Brexit comme une séquence de nombreuses erreurs et accidents au niveau politique, en partie facilitée par des institutions comme le système électoral du Royaume-Uni. En 2015, personne ne s’attendait à ce que le parti conservateur gagne avec une large majorité. Ce fut le fait qu’il gagna avec une large majorité qui a conduit à la tenue d’un référendum. Evidemment, en 2010, le pays émergeait d’une crise financière. Les déficits publics s’envolaient et, à un certain niveau, il était clair que certaines choses devaient être faites pour contenir les dépenses publiques. Le gouvernement de coalition de 2010 a cherché à contenir les dépenses d’une manière qui s’est révélée être très corrosive pour la cohésion sociale et au contrat social implicite.

L’austérité a été imposée… et fait que ce furent en définitive les mères célibataires, les personnes handicapées et la population adulte en âge de travailler qui payèrent pour les fautes lourdes du secteur financier. (...)

AEA : Que va-t-il se passer selon vous en décembre et concernant le sort final du Brexit ?

Fetzer : Les élections générales sont une très mauvaise façon de confirmer un sentiment public concernant une version du Brexit qui romprait radicalement les liens entre le Royaume-Uni et l’UE, un Brexit que personne n’a conseillé, ni même appelé à mettre en œuvre dans sa campagne en 2016. Ce que cette élection peut faire, c’est offrir une victoire aux conservateurs grâce à peut-être 35 % du vote populaire. Ce n’est pas un mandat démocratique pour mettre en œuvre un plan de Brexit et cela ne résoudra pas la crise démocratique et institutionnelle qui mijote.

Mon espoir pour cette élection est qu’elle produise exactement ce que la précédente élection avait produit, à savoir un Parlement sans majorité, puisque les politiciens se retrouveraient dans la même position pour résoudre le problème sous-jacent. D’une certaine manière, la chose la plus raisonnable serait d’aboutir à une solution de compromis entre les 48 % qui se sont prononcés en faveur du "Remain" et les 52 % qui se sont prononcés en faveur du "Leave", ce qui serait proche de ce qui avait été promis aux électeurs en 2016. Ce serait mon résultat idéal. »

American Economic Association, « Cutting off support », 22 novembre 2019. Traduit par Martin Anota



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« Les coûts ignorés de la crise financière »

mercredi 27 février 2019

Le Brexit comme symptôme

« Simon Wren-Lewis dit que le Brexit est "le symptôme d’un malaise plus profond", celui d’un système politico-médiatique qui nous aurait donné une austérité économiquement insensée. Je suis d’accord avec l’idée que l’austérité budgétaire ait provoqué le Brexit, pas seulement parce que, comme Ben Friedman l’a montré, la stagnation des revenus ait rendu la population plus hostile aux immigrés. Mais je m’interroge : n’y aurait-il pas ici un malaise encore plus profond, à savoir une défaillance fondamentale du capitalisme ?

Ce que je veux dire, c’est que le capitalisme s’essoufflait avant même qu’éclata la crise bancaire. Par exemple :

  • Le revenu réel médian des ménages au Royaume-Uni, après les coûts immobiliers, a grimpé de seulement 1,6 % par an dans les cinq années qui précédèrent 2007, c’est-à-dire plus lentement qu’au cours des trente années précédentes, lorsque sa croissance annuelle s’élevait à 2,4 %. Cela ne s’explique pas seulement par le fait que les fruits de la croissance aient été captés par les riches : le PIB par tête au cours de cette période a augmenté de seulement 2,1 % par an, ce qui était faible en comparaison avec les précédentes expansions.

  • L’investissement des entreprises représentait moins de 10 % du PIB du Royaume-Uni au milieu des années deux mille, alors qu’il dépassait les 12 % à la fin des années quatre-vingt-dix. Cela refléta ce que Ben Bernanke appela, en 2005, une « pénurie d’opportunités d’investissement » dans les économies occidentales.

  • Les rendements réels des obligations connaissent une tendance baissière depuis le début des années quatre-vingt-dix. Qu’importe que cela résulte d’un excès d’épargne, d’une pénurie de projets d’investissement ou d’une pénurie d’actifs sans risque. Cette tendance baissière dénote une perte de dynamisme économique : un manque de croyance dans la croissance a amené les investisseurs à préférer des actifs plus sûrs.

Ces signes de stagnation peuvent avoir une cause commune, par exemple le fait que les taux de profit baissent dans les pays développés depuis les années soixante, comme l’ont montré Andrew Kliman et Michael Roberts. Tout cela est cohérent avec l’affirmation de Ravi Jagannathan selon laquelle la crise de 2008 était "le symptôme, non la maladie". C’était un effondrement sans boom dans la période qui le précéda.

Pour le comprendre, imaginez que (contrairement à la réalité) il y ait eu une abondance de projets d’investissement très profitables pour les entreprises dans les économies occidentales. L’"excès" (glut) d’épargne des économies asiatiques aurait alors financé ces projets plutôt que l’inflation des prix de l’immobilier. Nous aurions connu une authentique croissance plutôt que des bulles et des malinvestissements. Nous n’aurions pas eu de crise.

Et comme Nick Crafts l’a dit, sans la crise nous n’aurions eu ni l’austérité budgétaire, ni donc le Brexit. Ce n’est pas parce que la crise a nécessité l’austérité, mais parce que la récession a affaibli le soutien en faveur du parti travailliste et parce que la hausse de la dette publique consécutive à la crise permit aux conservateurs et aux médias d’exploiter la phobie injustifiée vis-à-vis de l’endettement public.

Il y a, je pense, une ligne assez claire allant de la stagnation capitaliste à la crise de 2008, à l’austérité et donc au Brexit.

Mon désaccord avec Wren-Lewis fait écho à un vieux désaccord entre les marxistes et les socio-démocrates. Alors que ces derniers tendent à mettre l’accent sur l’inadéquation des politiques mises en place, nous, les marxistes, mettons l’accent sur les difficultés intrinsèques du capitalisme. Je pense que ce désaccord est d’importance. Là où Simon et moi nous rejoignons, c’est sur l’idée que le Brexit est un symptôme. En ce sens, il y a une grande différence entre nous et les remainers du parti conservateur tels qu’Anna Soubry qui soutinrent l’austérité et les libéraux-démocrates et autres remainers du centre qui étaient d’accord avec elle. Ils semblant penser que le Brexit a lieu parce que les électeurs ont souffert d’un excès d’irrationalité contre lequel ils étaient immunisés. Il y a là un narcissisme stupide, un symptôme morbide de ce que nous obtenons lorsque nos opinions politiques ne trouvent pas de justification dans les sciences sociales. »

Chris Dillow, « Brexit as symptom », in Stumbling & Mumbling (blog), 26 février 2019. Traduit par Martin Anota



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mardi 22 janvier 2019

Brexit : le court terme pourrait aussi être mauvais pour le reste de l’Europe

« Que va-t-il se passer avec le Brexit ? Un second référendum ? Une sortie désordonnée de l’Union européenne ? Une nouvelle offre de la part de l’UE qui ne soit pas aussi offensive que la proposition qui vient d’être rejetée ? Dieu seul le sait, et même Lui n’en est peut-être pas sûr.

Une partie du problème est qu’il ne semble plus y avoir beaucoup d’acteurs rationnels dans l’affaire. On a beaucoup écrit sur les fantaisies de plusieurs partisans du Brexit ; je ne rajouterai rien dessus. Mais nous devons aussi noter les fantaisies des responsables européens, qui se sont comportés à chaque étape de ce processus comme si la Grande-Bretagne était une Grèce et pouvait plier par capitulation. Quelques gestes mineurs auraient pu sauver le "Remain" en 2016 ; avec un peu de flexibilité, un peu moins de détermination à imposer des termes humiliants, le Brexit aurait pu être plus doux à présent. Mais l’arrogance a été de mise tout du long.

Maintenant, nous entendons les responsables de l’UE déclarer être horrifiés par l’échelle de la défaite de May et je devine que les dirigeants européens commencent à réaliser qu’une rupture désordonnée ferait aussi beaucoup de mal à une zone euro bien fragile. Sans plaisanterie.

Qu’importe, voyons ce que donne l’économie du Brexit.

L’économie du Brexit à long terme n’a pas vraiment changé depuis que j’ai commencé à analyser les perspectives l'entourant en 2016. La sortie de l'union douanière que constitue l’UE accroîtrait substantiellement les coûts sur environ la moitié du commerce extérieur de la Grande-Bretagne. Cela imposerait un coût au revenu réel britannique équivalent à quelques points de PIB, disons 2 à 4 %.

Ce ne sera pas la délivrance économique que certains Brexiters imaginaient, mais peut-être que le point le plus important ici est que les effets du Brexit après quelques années ne semblent pas catastrophiques. A quel point pouvons-nous être confiants à l’idée que ce ne sera pas trop mauvais ? Assez confiants, car d’autres pays ont bien réussi sans unions douanières malgré des liens économiques étroits avec un voisin plus grand. (…) Un Royaume-Uni post-Brexit serait à l’UE ce que le Canada était aux Etats-Unis avant l’accord de libre-échange entre les Etats-Unis et le Canada (signé quelques années avec l’ALENA). En fait, même la part du commerce transfrontalier dans le PIB serait similaire. Et le Canada n’était pas un immense terrain vague.

Nous pouvons aussi noter qu’il y aura quelques gagnants avec le Brexit, même au Royaume-Uni. L’UE a été bonne pour le rôle de Londres en tant que centre financier, mais ce rôle a maintenu la livre sterling à un niveau élevé, nuisant au Nord industriel. Le Brexit va se traduire par une livre sterling durablement plus faible, ce qui signifierait un secteur manufacturier plus gros, ce qui bénéficierait aux régions industrielles (même si ces bénéfices seront atténués par de plus hauts prix à la consommation). Beaucoup de personnes en Grande-Bretagne peuvent trouver cela pas mal.

Cependant, alors que les effets à long terme du Brexit seront probablement modérés (bien que 3 % du PIB est en fait significatif en comparaison avec les effets de la plupart des politiques économiques), le court terme peut être pire, aussi bien pour la Grande-Bretagne que pour l’UE.

La raison pour laquelle le court terme peut être si mauvais est qu’après presque 45 années dans l’union douanière, ni la Grande-Bretagne, ni ses partenaires à l’échange n’ont mis en place les infrastructures qui sont nécessaires à une frontière, même une frontière amie. Si vous n’êtes pas dans une union douanière (si les biens doivent passer une quelconque procédure à la frontière), vous devez avoir suffisamment d’agents des douanes, un réseau informatique adéquat, et ainsi de suite. Sans tout cela, vous allez connaître de longs retards ; voilà les projets pour utiliser les autoroutes autour de Douvres comme un immense parking pour accueillir tous les camions qui attendront.

Parce que cette infrastructure n’est pas en place, la chute initiale du commerce entre le Royaume-Uni et l’UE peut être bien plus large que l’effet à long terme, accompagnée de désordres, sans garantie que les biens à haute priorité ne passent. C’est ce genre de perturbations à la frontière qui sous-tend les énormes pertes dans les scénarii les plus pessimistes de la Banque d’Angleterre.

Nous étions conscients d’une telle perspective depuis un moment. Je serais curieux de connaître les mesures que le gouvernement britannique a prises pour limiter les dommages. Il était conscient de cela, donc il devrait s’être préparé à cette perspective, pas vrai ? (…)

Ce qui est nouveau, je pense, c’est que les risques de court terme pour le reste de l’Europe semblent maintenant substantiellement plus larges qu’ils ne le semblaient il y a quelques mois. Evidemment, les échanges entre l’UE et le Royaume-Uni sont relativement bien plus faibles par rapport à la taille de l’UE que par rapport à celle de la Grande-Bretagne. Mais il semble qu’un Brexit dur, s’il survient, va coïncider avec ce qui semble être le pire ralentissement depuis la crise de l’euro de 2011-2012.

GRAPHIQUE Variation de l’activité industrielle de la zone euro (par rapport à l’année précédente, en %)

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Cette crise a fini avec une puissante intervention monétaire, le "qu’importe ce qu’il faudra" ("whatever it takes") de Mario Draghi. Il est difficile de voir quelque chose de comparable maintenant ; en fait, la BCE a déjà des taux d’intérêt négatifs, donc il n’y a pas de marge de manœuvre pour davantage assouplir la politique monétaire. Et ajouter un Brexit désordonné à la mixture est la dernière chose dont l’Europe a besoin.

Je pourrais ajouter que, j’ai beau espérer que le British Civil Service ait préparé des plans d’urgence pour un soudain Brexit dur, je ne suis pas sûr que l’UE en ait préparé de son côté. Le fait est que, même si l’on réussit à empêcher de massifs bouchons se constituer à Douvres, cela n’aide en soi pas beaucoup s’ils se constituent toujours à Calais. (…)

Le fait est qu’un mauvais Brexit devrait être facilement évitable. Si l’infrastructure frontalière n’est pas là, alors il faut simplement repousser l’événement jusqu’à ce qu’elle le soit ou, dans le cas où cela est impossible pour une quelconque raison politique, opter pour une application minimale, fondamentalement une union douanière en pratique mais pas en principe, en attendant que les choses s’éclaircissent.

Il n’y a pas de raison de croire que les choses ne se passeront pas bien… si ce n’est tout ce qui s’est passé jusqu’à présent entre la Grande-Bretagne et l’UE. »

Paul Krugman, « What to expect when you’re expecting Brexit », 16 janvier 2019. Traduit par Martin Anota

vendredi 30 novembre 2018

Le Brexit, les frontières et la Banque d’Angleterre

« Il y a quelques jours, la Banque d’Angleterre a publié un rapport sur le possible impact macroéconomique du Brexit. Les scénarii les plus pessimistes étaient catastrophiques (comme le montre le graphique), montrant une contraction pire que celle qui suivit la crise financière de 2008. Sans surprise, les opposants au Brexit se saisirent du rapport, tandis que ses partisans accusèrent la Banque d’Angleterre de s’engager dans une tactique alarmiste.

GRAPHIQUE PIB du Royaume-Uni selon divers scénarii de sortie de l’UE (en indices, base 100 au deuxième trimestre 2016)

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source : Banque d’Angleterre (2018)

Je pense personnellement que le Brexit est une erreur, mais je suis étonné par certains chiffres apocalyptiques. (…) Ce que je veux faire ici, tout d’abord, c’est décrire ce que je comprends de leur raisonnement ; ensuite, j’indiquerai ce que je prévois de façon raisonnable pour le Brexit à court comme à long terme.

1. Le Brexit selon la Banque d’Angleterre


Tout d’abord : les gens de la Banque d’Angleterre avec lesquels je me suis entretenu m’ont indiqué qu’ils n’essayaient pas d’effrayer les gens, de les pousser à accepter la proposition de Theresa May, rien de tout cela. Selon eux, ce rapport concerne la stabilité financière, en évaluant la robustesse des banques face à de possibles chocs. Les scénarii les plus pessimistes qui ont attiré l’attention des gens n’étaient pas des prévisions, mais plutôt une tentative de déceler les conséquences si le pire survient. Mais d’où viennent ces scénarii pessimistes ?

Quand les économistes essayent d’évaluer les changements dans la politique commerciale, ils utilisent habituellement un certain type de modèle d’"équilibre général calculable". Ces modèles cherchent à rendre compte des impacts de la politique commerciale sur la consommation, la production et l’allocation des ressources. Et il y a de nombreuses modélisations du Brexit de ce type.

Cette modélisation est délicate car le Brexit ne concerne pas les tarifs douaniers, que nous savons représenter ; il concerne des barrières invisibles dressées au commerce avec la fin des frontières ouvertes aux mouvements de biens et ainsi de suite. Pourtant, des hypothèses plausibles nous donnent un certain ordre de grandeur. Mes propres estimations m’amenaient à avancer un coût représentant 2 % du PIB, à perpétuité ; d’autres estimations sont plus pessimistes, mais elles sont généralement comprises dans la gamme des 3-4 % du PIB. Mais le pire scénario de la Banque d’Angleterre présente un coût excédant les 10 % du PIB, soit trois fois ce qu’un modèle d’équilibre général calculable suggère. D’où vient ce chiffre ?

Une partie de la réponse tient au fait que la Banque d’Angleterre inclut certains effets non standards du commerce : elle suppose que la restriction des échanges (et des investissements directs à l’étranger) va davantage réduire la productivité que les impacts directs sur l’allocation des ressources ne le prédiraient. Elle cite certaines preuves statistiques, mais il est important d’avoir en tête qu’il s’agit d’une boîte noire, de quelque chose sous forme réduire : il n’y a pas de mécanisme explicite via lequel cela pourrait survenir.

Cependant, ce ne sont pas ces supposés effets non standards qui expliquent le gros morceau des scénarii les plus sombres : d’après ce que je comprends, ils contribuent aux coûts à hauteur de 1 point de pourcentage du PIB.

Ce qui explique les prévisions les plus sombres, ce sont plutôt les perturbations qui surviendraient avec un Brexit dur. Aujourd’hui, les flux de biens entrent et sortent de Grande-Bretagne avec des frictions minimales. Après le Brexit, il y aura des inspections douanières, or le Royaume-Uni n’a pas assez d’infrastructures douanières pour assurer cette tâche. En conséquence, il y aura une longue file d’attente à Douvres et dans d’autres ports, avec de longues files de camions arrêtés sur plusieurs kilomètres d’autoroute, la production en flux tendus sera fortement perturbée, etc.

Ce sont ces perturbations qui sont expliquent les scénarii les plus terribles. Notez que cette analyse dit que les coûts d’une sortie de l’Union européenne sont bien plus élevés que les coûts en PIB qui auraient été occasionnés si la Grande-Bretagne n’était jamais entrée dans l’UE et disposait donc des infrastructures douanières pour faire face aux flux commerciaux.

D’accord, c’est ce que je comprends à propos de l’analyse de la Banque d’Angleterre. Qu’est-ce que j’en pense ?

2. Est-ce que ce sera vraiment mauvais ?

Donc, si la Banque d’Angleterre ne cherchait pas à effrayer les gens en publiant ce rapport, elle était vraiment naïve concernant la façon par laquelle il serait rapporté et lu. (…)

Je suis sceptique à propos des effets supposés du commerce sur la productivité. Je sais qu’il y a certaines preuves allant dans le sens de tels effets : le commerce semble favoriser les entreprises les plus productives. Mais il semble douteux de se reposer sur des effets que nous ne pouvons pas modéliser.

A ce propos, je me souviens bien de la débâcle sur le lien entre ouverture et croissance lors des années quatre-vingt-dix. A cette époque, plusieurs études statistiques prétendaient que des pays en développement ouverts, extravertis, avaient des taux de croissance bien plus élevés que les économies introverties. Ces études étaient interprétaient comme suggérant que les pays qui avaient essayé de s’industrialiser en protégeant les marchés domestiques pouvaient avoir des taux de croissance proches de ceux des pays asiatiques s’ils libéralisaient leur commerce.

Mais en fait, les preuves statistiques d’un tel lien entre ouverture et croissance étaient assez douteuses. Et lorsqu’une massive libéralisation commerciale s’est opérée dans des endroits comme le Mexique, les miracles de croissance promis ne se matérialisèrent pas. Donc, je nourris quelques doutes à propos de ce canal des pertes occasionnées par le Brexit. Mais ce que j’ai appris de la Banque d’Angleterre, c’est que ce n’est pas central à l’analyse.

Que dire à propos des perturbations aux frontières ? Cela pourrait en effet être un gros problème. Ce qui est curieux à propos des scénarii présentés sur le graphique est qu’ils montrent que ces perturbations surviennent sur plusieurs années, avec aucune réduction. Vraiment ? La Grande-Bretagne est un pays développé avec une forte capacité administrative, le genre de pays qui a démontré au cours de l’histoire qu’il était capable de faire face à d’énormes désastres naturels et même des guerres. Se pourrait-il que ce soit vraiment problématique d’embaucher des inspecteurs des douanes et d’installer des ordinateurs pour que le PIB chute de 8 à 10 % ?

Et même à court terme, je me demande pourquoi la Grande-Bretagne ne suivrait pas la vieille recette : "lorsque tout le reste échoue, réduisons nos exigences". Si un assouplissement de l’application, un traitement spécial pour les affréteurs de confiance, que sais-je, peuvent désengorger les goulots d’étranglement aux ports, ne serait-ce pas utile comme mesure temporaire, malgré les possibilités de fraude ?

Cela dit, il est vraiment surprenant que la Grande-Bretagne se soit retrouvée dans cette situation. Si les inconvénients sont proches de ceux que la Banque d’Angleterre esquisse, étant donné le risque (qui est substantiel comme nous le savons depuis longtemps) d’un Brexit dur, c’est vraiment stupide de ne pas avoir renforcé les capacités aux frontières. Nous ne pouvons pas parler d’un tel montant d’argent, alors que le référendum du Brexit date d’il y a plus de deux ans.

C’est vraiment tout un spectacle. Que vous soyez Brexiter ou Remainer, vous devriez être horrifié et écœuré de voir comment le sujet a été traité. »

Paul Krugman, « Brexit, borders, and the Bank of England », 30 novembre 2018. Traduit par Martin Anota

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