« Friedrich Hayek, l’un des géants du vingtième siècle en économie, a réalisé d’importants travaux sur de nombreux sujets, allant des cycles d’affaires à la psychologie, qui furent récompensés par l’attribution du prix Nobel d’économie en 1974.

Cependant, Hayek est principalement connu pour son livre La Route de la servitude. Depuis sa publication en 1944, celui-ci a été cité par de nombreux dirigeants et politiciens comme démonstration que les pays qui expérimentent le socialisme finissent inévitablement par devenir des Etats totalitaires.

Mais l’économiste de l’université Duke Bruce Caldwell estime que le message de Hayek dans ce célèbre livre a souvent été mal interprété par ses contemporains et les générations suivantes. Il a remis les pendules à l’heure dans le numéro du mois de septembre du Journal of Economic Literature en se penchant sur la pensée de Hayek et sur le climat intellectuel dans lequel celui-ci a écrit. Par là même, les travaux de Caldwell montrent l’importance qu'il y a de creuser dans les origines des débats économiques.

Caldwell a récemment parlé avec Tyler Smith, de l’American Economic Association, à propos du contexte intellectuel dans lequel La Route de la servitude a été écrite, des problèmes qui se posent lorsque l’on cherche à écrire pour un plus large public et de l’histoire des idées économiques. (…)

Tyler Smith : Contre qui Hayek s’attaquait-il ? Pouvez-vous (…) expliquer l’environnement intellectuel dans lequel Hayek a écrit La Route de la servitude ?

Bruce Caldwell : Hayek a quitté Vienne pour Londres en 1931, a donné certaines conférences, finit par avoir une place à la London School of Economics, s’est engagé dans des débats avec Keynes au début des années trente et avec les socialistes… Il semblait alors que le capitalisme s'était tout simplement écroulé et qu’il ne constituait plus une approche viable pour un système économique. Le libéralisme semblait mort.

Les alternatives qui étaient en Europe (la montée du fascisme, la révolution communiste dans l’Union soviétique) ne semblaient pas être des alternatives particulièrement attrayantes au libéralisme. Donc, pour la plupart des intellectuels du socialisme, la planification socialisation était perçue comme un juste milieu, une façon de progresser. Et, en fait, la popularité de cette idée était assez générale, ce n’était pas un débat universitaire. Il y avait des gens qui disaient que l’Union soviétique fournissait un modèle. Ils sentaient que le système communiste soutenait la science et que la science nous donnait les moyens pour éliminer les pénuries.

Smith : Quel était le message de Hayek aux gens tentés par les idées socialistes ?

Caldwell : Ce qu’il cherche avant tout à démontrer, c’est que lorsque vous concentrez le pouvoir entre les mains de quelques personnes dans un régime socialiste (…), le gouvernement est le patron de tout le monde en ce qui concerne la production de biens et il prend des décisions relatives à l'allocation des emplois que les gens vont avoir et des décisions à propos de quelles sortes de biens seront produites. Et dans cette configuration, dit-il, les gens ne seront pas heureux. Ils ne vont pas apprécier les décisions qui seront prises. Ils voudront y résister. Les gens qui sont responsables de ces prises de décisions, s’ils étaient censés, se rendraient compte que toute décision qu’ils prennent pour aider quelqu’un détériore la situation de quelqu’un d’autre. Tout cela est traité de façon impersonnelle via un système de marché, mais de façon personnalisée quand vous avez une configuration socialiste. Et il dit que cela crée une situation dans laquelle de mauvaises personnes, si elles parvenaient au pouvoir, feraient tout ce qui leur serait possible pour rester au pouvoir. Donc c’est un avertissement. C’est un avertissement destiné à ses camarades socialistes.

Smith : Après la publication de la Route de la servitude, qui étaient les gens qui défendirent ses idées ? Et dans quelle mesure Hayek a-t-il réussi à diffuser ces idées ? (...)

Caldwell : Aux Etats-Unis, les gens s’inquiétaient à propos du New Deal et du genre de configuration qui serait en place après la Seconde Guerre mondiale. Du côté conservateur, ils disaient : "regardez ! Il y a un livre appelé La Route de la servitude. Vous savez, si nous avons davantage d’intervention du gouvernement dans l’économie, cela va nécessairement nous emmener sur la route vers la servitude!"… Les gens qui proposaient plus d’intervention dans l’économie (ce fut particulièrement le cas lors des décennies suivantes) répondaient "regardez ! Nous avons un large Etat-providence, mais nous n’avons aucun goulag !"

Toutes ces interprétations lisent Hayek comme faisant une sorte de prédiction à propos de ce qui surviendrait si vous aviez un peu de planification par le gouvernement. Ce n’était pas du tout sa démonstration… Il cherchait à signaler ce qui surviendrait si vous concentriez le pouvoir de la façon telle que l’a décrite Hayek dans le livre et quels potentiels dangers se présenteraient dans une situation comme celle-ci.

Smith : Pourquoi pensez-vous qu’il est important que les économistes explorent les origines des réflexions dans leur discipline ?

Caldwell : La formation professionnelle est une forme de lavage de cerveau. Si vous devenez un très bon économiste, quand vous regarder un phénomène social, vous allez le voir au travers les yeux d’un économiques. Et c’est ce que toute votre formation vous pousse à faire. Que dit l’étude de l’histoire de la pensée économique ? Tout d’abord, d’où vient cette vision particulière ? Mais ensuite, n’y avait-il pas d’autres façons d’aborder ces choses ? Que s’est-il passé pour les gens qui disaient, par exemple, qu’il y avait une autre façon de réfléchir à la justice sur le marché ? Donc elle vous permet d’essayer de voir des vues alternatives. Et elle amène aussi à prendre conscience aussi, je pense, que le présent n’est pas (…) l’apogée de tout savoir. (…)

L’une des raisons pour lesquelles je suis fasciné par l’histoire de la science économique est que lorsque vous lisez vraiment les choses qu’écrivaient les gens, vous vous rendez compte que la véritable histoire est bien plus intéressante, nuancée, plaisante et éclairante. (…) »

American Economic Association, « Rereading the The Road to Serfdom », entretien avec Bruce Caldwell, Research Highlights, 10 janvier 2021. Traduit par Martin Anota