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Tag - Catalogne

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vendredi 14 mars 2014

Pourquoi le Pays basque est-il plus violent que la Catalogne ?

« Dans notre précédent billet, nous avons examiné pourquoi les Catalans en Espagne avaient développé une identité catalane distincte, au point d’exiger un Etat indépendant, alors que ce n’est pas le cas des Catalans français. En regardant plus largement la scène espagnole, on voit l'échec dans la création d’une identité espagnole plus largement. Cela est vrai non seulement en Catalogne, mais aussi en Galice et encore plus évidemment au Pays basque.

Mais cette observation soulève d'autres questions intéressantes, car il y a évidemment une énorme différence entre le nationalisme de la Catalogne et celui du Pays basque : le premier n'est pas violent tandis que le second l’est. Comment peut-on expliquer ça ?

Exactement ce sujet a été abordé par le politologue David Laitin dans son article "National revivals and violence". Laitin a affirmé qu’au Pays basque, le mouvement nationaliste ETA a très bien réussi à puiser dans le capital social local et à recruter de jeunes hommes dans les petites villes, au sein des clubs d’escalade, appelés mendigoitzale, ou des gangs de jeunes, appelés cuadrillas. En revanche la Catalogne manquait de ce type de groupes sociaux et de capital social. (C’est lié à l'idée que le capital social peut être utilisé à des fins bonnes ou mauvais, de sorte que ses implications politiques sont beaucoup plus subtiles que ce que l'on pourrait penser à première vue, comme nous l’avons vu dans un billet il y a longtemps).

Laitin affirme que, au Pays basque, la vie dans les petites villes a été dominée par les liens clientélistes avec les partis politiques et que les groupes économiques, comme les syndicats, furent beaucoup plus importants. Cela a fourni une base sociale aux partis politiques et ces derniers furent beaucoup plus enclins à négocier qu’à se battre.

Laitin affirme aussi que ces différentes structures sociales ne font que faciliter le recrutement daau Pays basque et elles font aussi davantage pencher vers l’action violente puisque l'ETA, basée sur le capital social local, n'a pas disposé de canaux simples et efficaces pour communiquer avec Madrid, chose qui aurait pourtant facilité les négociations (contrairement à la situation en Catalogne).

Paradoxalement, ce qui a provoqué la violence était qu'il était "plus coûteux" pour les habitants du Pays basque de devenir nationalistes basques, notamment d'un point de vue linguistique. Le basque est une langue non indoeuropéenne et radicalement différente de l'espagnol, tandis que le catalan en est très proche. Ainsi, dans le cas basque, il était plus difficile d’"encourager" les populations locales à se tourner vers le nationalisme sans utiliser la violence. En Catalogne, il était beaucoup plus facile de parler le catalan, et les gens se sont probablement attendu à ce que les autres perlent catalan, quelque chose qui était beaucoup moins probable avec le basque.

Laitin utilise cet exemple de la langue un peu comme une métaphore pour montrer qu’il était plus difficile d’être Basque que d'être Catalan, ce qui se traduisit par le fait que ceux qui essaient de promouvoir le nationalisme basque étaient plus enclins à recourir à la violence.

Le dernier morceau dans l’argumentation de Laitin est plus idiosyncrasique. Il affirme que les premiers succès se sont révélés importants dans le maintien d’une stratégie violente pour l'ETA. Les commandos de l'ETA ont assassiné Luis Carrero Blanco, le Premier ministre espagnol et héritier présomptif de Franco, et les adhésions à l'ETA se sont alors immédiatement multipliées. L'exécution de deux prisonniers de l'ETA en 1975 a entraîné une grève générale qui a transformé les victimes en martyrs et a renforcé le soutien à l'ETA.

Au final, l'analyse de Laitin prend en compte des facteurs structurels, la nature différente du capital social, le coût différent d'être Basque, avec des chocs idiosyncrasiques qui ont permis à des stratégies violentes de se consolider et de réussir. »

Daron Acemoglu et James Robinsons, « Why is the Basque Country more Violent than Catalunya? », in Why Nations Fail (blog), Traduit par Martin Anota.

dimanche 9 mars 2014

Quel est le problème avec la Catalogne espagnole ?

Catalogne_independance.jpg

« La plupart des études rélisées par les économistes sur l’Etat ont mis l'accent sur un sous-ensemble très étroit d’actions étatiques. Par exemple, l'article de Daron “Politics and economics in weak and strong States” considère que la capacité de l’Etat à accroître la pression fiscale est la principale chose qui détermine s’il est faible ou fort. Ce fut par conséquent un thème clé dans le livre Pillars of Prosperity de Tim Besley et Torsten Persson publié en 2011 où ils se sont concentrés sur le développement des systèmes fiscaux pour prélever les impôts et sur les institutions juridiques mises en place pour faire respecter efficacement les contrats. Dans notre travail avec Rafael Santos sur la Colombie, “Monopoly of violence: Evidence from Columbia”, nous nous sommes penchés sur la création d'un monopole de la violence. (Nous allons aussi bientôt présenter une autre de nos études qui porte sur les conséquences économiques de la capacité et la construction de l'Etat).

Mais toutes ces études ignorent l'une des choses les plus fondamentales que les Etats modernes font : créer une identité nationale en éliminant d'autres identités. Par exemple, l’une des raisons pour laquelle la Tunisie moderne est si différente de la Libye voisine est que, le premier président après l'indépendance, Habib Bourguiba, a investi massivement dans la création d'une identité nationale. Par contre, les dirigeants de la Libye, comme Mouammar Kadhafi, ont exploité et exacerbé les différentes identités pour rester au pouvoir.

Les Etats modernes diffèrent évidemment beaucoup dans la façon par laquelle ils réussissent à créer des identités nationales et cela a d'énormes répercussions, comme le montre l'exemple précédent (c’est la Libye, et non la Tunisie, qui est au bord de la guerre civile pour le moment). Cela est également vrai en Europe, alors que l’on a tendance à croire que les pays européens sont dotés d’États-nations particulièrement robustes. Prenons le cas de l'Espagne et de la France. Bien que certaines personnes dans le sud-ouest de la France parlent encore l’occitan et se plaignent de l’influence de Paris, le fait est que l'Etat français a fait un travail très efficace pour forger une identité nationale (l’ouvrage clé sur ce processus est le livre Peasants into Frenchmen écrit par Eugen Weber de 1976 dont nous avons parlé dans un précédent billet où nous avons expliqué pourquoi les Anglais avaient été si mauvais pour effacer l'identité des Ecossais ; ces derniers pourraient par ailleurs le leur rendre sans gratitude en déclarant leur indépendance cette année).

Dans une récente étude, Laia Balcells, professeur de sciences politiques à l'Université Duke, a étudié les différences entre les Catalans au sud de la frontière espagnole et ceux au nord. Dans son article "Mass schooling and Catalan nationalism", elle rappelle que la Catalogne a été divisée entre la France et l'Espagne par un traité en 1659. Les Catalans ont eu une histoire distincte avec leur propre langue, pourtant l’intensité avec laquelle les gens s'identifient comme Catalans aujourd'hui diffère grandement au nord et au sud de la frontière. En Catalogne espagnole, Balcells montre que le catalan est la principale langue de communication entre membres de la famille pour 37 % de la population (…). En Catalogne française, en revanche, seulement 0,5 % de la population parle le catalan en famille : le français est la langue principale de communications entre membres de la famille pour 87,6 % de la population. Cette utilisation différenciée de la langue dénote des différences d'identité.

La question est donc la suivante : pourquoi y a-t-il eu une telle divergence entre les Catalans espagnols et les Catalans français ? Pourquoi les premiers exigent aujourd’hui un référendum pour devenir un pays indépendant alors qu’il n’y a rien de la sorte en France ?

À un certain niveau, une partie de la réponse réside évidemment dans ce qu’Eugene Weber a écrit sur le sujet. Les Français ont créé un Etat descendant (top down) très efficace qui a permis de socialiser tout le monde pour en faire des Français, en particulier à travers un système éducatif où le français était la seule langue qui pouvait être utilisée. Balcells ne conteste pas cette affirmation, mais fait une réponse plus subtile. Elle le fait dans un contexte de "réveils nationalistes" (nationalistic revivals) qui se déroulent en trois phrases : la phase A qu'elle appelle "l'intérêt des chercheurs" (scholarly interest) et qui est impulsée par des intellectuels qui découvrent et célèbrent une certaine identité perdue ou réprimée ; la phase B qu'elle décrit comme une "agitation patriotique" (patriotic agitation) au cours de laquelle les gens deviennent beaucoup plus conscients des enjeux et où des sentiments nationalistes plus générale font surface ; la phase C, enfin, est la "montée d'un mouvement de masse" (rise of a mass movement) où prend place l'action collective pour la reconnaissance et même l'indépendance nationales.

L'argument de Balcells est que ce qui est essentiel, c'est l'interaction entre ces dynamiques sociales et ce qu'elle appelle, selon la terminologie du politologue Keith Darden, une "révolution scolastique" (scolastic revolution). Cela correspond à la première génération de personnes qui reçoit une éducation de masse et à l’instant où une communauté passe d’une culture de masse orale à alphabétisée. Le point important en ce qui concerne la France, c'est qu’un Etat solide était en place à l'époque de la révolution scolastique, ce qui signifie que les sentiments nationalistes catalans n’ont obtenu aucun temps d'antenne à l'école.

En Espagne, où l'Etat central n’a pas été présent de manière efficace à la périphérie, la scolarisation de masse est arrivée juste au moment où la phase B était pleinement à l’œuvre. Par conséquent, l'Etat ne pouvait pas contrôler l'enseignement de nationalisme catalan à l'école. La première génération de personnes à avoir été scolarisée a été socialisée en intégrant des idées favorables à la cause du nationalisme catalan. De l'avis de Darden, la "révolution scolastique" est un "moment critique" dans la formation de l'identité qui persiste alors durablement au fil du temps, même face à des tentatives visant à la réprimer. Balcells montre que c'est précisément ce qui est arrivé en Catalogne durant la dictature de Franco. Le facteur critique qui provoque la divergence entre le nord et le sud de la frontière entre la France et l’Espagne en termes de nationalisme catalan était que l'Etat espagnol était faible au mauvais temps, c’est-à-dire lorsque la révolution scolaire a interagi avec une vague d'agitation patriotique. »

Daron Acemoglu & James Robinson, « What’s the problem with (Spanish) Catalunya? », in Why Nations Fail (blog), 4 mars 2014. Traduit par Martin Anota