« La pandémie de Covid-19 est un autre choc "unique dans une existence" touchant l'économie, une décennie après la crise financière mondiale. Cette brève note explore les implications macroéconomiques de la pandémie en utilisant les modèles de mon manuel, Macroeconomics. La note est divisée en trois points. Premièrement, nous explorerons les données internationales sur la mortalité associée à l’épidémie de Covid-19 et sur le PIB. Deuxièmement, nous discuterons de la façon de réfléchir à propos du coronavirus en utilisant plusieurs modèles. Enfin, nous examinerons les données sur le PIB, l’emploi et l’inflation au cours du temps pour évaluer ce que nous avons appris de ces modèles.

1. Un aperçu de la pandémie de Covid-19 et de l’économie


La pandémie de Covid-19 a été un désastre économique et humain. A l’instant où j’écris, plus de deux millions de personnes dans le monde en sont mortes, en l’occurrence environ une personne pour 750 habitants aux Etats-Unis, au Mexique et dans plusieurs endroits en Europe. Ces coûts n’ont pas été répartis uniformément au sein de la population ; ils ont été supportés de façon disproportionnés par les personnes âgées, les personnes avec une mauvaise santé, les minorités et les travailleurs essentiels. (…) La recherche suggère que l’éducation perdue associée à la fermeture des écoles et l’enseignement à distance peuvent réduire de façon permanente la consommation annuelle des cohortes affectées de 1 %. (…) Ces pertes sont susceptibles de persister tout au long de l’existence de ces personnes.

Les pays à travers le monde ont cherché à atténuer la propagation de l’épidémie de Covid-19 de plusieurs façons. Les confinements, les restrictions aux voyages, la fermeture des écoles, la distanciation physique et le port du masque sont certaines des réponses adoptées, imposées via les décisions gouvernementales ou adoptées spontanément par les individus. Ces réponses ont réduit le nombre de morts dus au coronavirus, tout en réduisant aussi le PIB et l’activité économique.

GRAPHIQUE 1 Activité économique, morts dus au coronavirus, politique sanitaire et chance

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Le graphique 1 montre une façon stylisée de réfléchir aux effets économiques de ces réponses, dans un graphique représentant le nombre de morts sur l’axe des abscisses et la perte en PIB sur l’axe des ordonnées. Notez que les points signalent une situation d’autant plus grave qu’ils sont éloignés de l’origine, comme les morts dus au coronavirus et les pertes en PIB sont de mauvaises choses. La ligne violette du graphique capture un arbitrage à court terme entre activité économique et nombre de morts du coronavirus. Par exemple, les injonctions à rester chez soi peuvent réduire le nombre de morts du coronavirus, mais entraînent une perte d’activité économique comme les gens réduisent leur consommation de certains biens et peuvent avoir des difficultés à poursuivre leur travail depuis leur domicile. Cet arbitrage est une façon naturelle par laquelle les gens réfléchissent aux conséquences macroéconomiques de l’épidémie de Covid-19.

La ligne verte sur le graphique va dans l’autre direction, cependant. Elle peut capturer les "bonnes politiques" et les "mauvaises politiques". Par exemple, si les économies ont de la chance et évitent d’être trop exposées à l’épidémie trop tôt, elles peuvent être à même de poursuivre leur activité économique sans connaître de hausse substantielle de contaminations au coronavirus, du moins pendant un certain temps. Ou des territoires qui adoptent de bonnes politiques, comme le port obligatoire du masque, peuvent continuer de garder les écoles et les entreprises ouvertes. De bonnes politiques ou la chance peuvent rapprocher de l’origine la ligne violette, ce qui permet de réduire le nombre de morts et les pertes en PIB.

GRAPHIQUE 2 Perte en PIB annuel et mortalité due à la Covid-19 à travers le monde

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Lesquelles de ces forces dominent dans les données ? Sont-elles toutes deux importantes, si bien que lorsque l’on regarde les données nous ne voyons qu’un nuage de points sans claire corrélation ? La réponse pour les pays autour du monde est représentée sur le graphique 2. Le message peut-être surprenant de ce graphique est que la corrélation est davantage positive que négative. Plutôt que dominées par un arbitrage entre morts dus au coronavirus et pertes en PIB, les données suggèrent que les deux variables varient ensemble, du moins sur l’ensemble de l’épisode pandémique. En l’occurrence, certains pays comme la Chine, la Corée du Sud, la Norvège, la Nouvelle-Zélande et le Japon ont de très bonnes performances sur les deux dimensions, tandis que d’autres pays, notamment le Royaume-Uni, l’Italie, l’Espagne, le Mexique et l’Argentine, ont de mauvaises performances sur les deux dimensions.

La magnitude de ces écarts est également saisissante. La Corée du Sud, le Japon et la Norvège ont connu entre 25 et 100 morts par million d’habitants et perdu entre 2 et 3 % du PIB. Le Royaume-Uni, à l’opposé, a un nombre de morts vingt fois plus élevé, supérieur à 1.700 par million d’habitants, et il a perdu plus de 8 % de son PIB annuel. Et, bien sûr, il y a plusieurs pays dans des situations intermédiaires. Les Etats-Unis, par exemple, ont subi 1.500 morts par million d’habitants et perdu environ 3,5 % du PIB annuel.

2. L’épidémie de Covid-19 au prisme de nos modèles macroéconomiques


Je trouve cela utile de considérer la pandémie comme provoquant un choc sur deux paramètres de nos modèles macroéconomiques. D’un côté, elle agit comme une taxe sur la consommation (…). De l’autre, elle agit comme une taxe sur l’emploi dans le modèle de croissance à long terme basé sur Solow et Romer, c’est-à-dire en réduisant la production potentielle. D’un point de vue pédagogique, c’est un excellent exemple pour illustrer comment les chocs du monde réel peuvent être pris en compte de façon sophistiquée dans nos modèles, en affectant plus d’un paramètre et nous amenant à considérer à la fois le modèle de court terme et le modèle de long terme. Nous discuterons de ces chocs l’un après l’autre.

2.1. L’épidémie de Covid-19 comme choc de demande négatif

En partie, l’épidémie de Covid-19 s’apparente à une "taxe" sur la consommation : si vous sortez de chez vous pour aller à l’épicerie, aller voir un concert ou aller au restaurant, vous prenez le risque d’attraper le coronavirus et de tomber malade. Par conséquent, la consommation chute brutalement et cela réduit la demande globale dans l’économie. (…)

Comme plusieurs commentateurs l’ont noté, il est conceptuellement possible pour l’économie de rebondir rapidement suite à un choc comme celui-ci. Après tout, la production dans plusieurs économies chute brutalement le samedi et dimanche relativement au reste de la semaine. De même, plusieurs entreprises dans les pays européens ferment tout au long du mois d’août pour les vacances et ensuite rouvrent normalement en septembre. Si la pandémie disparaissait soudainement, alors il serait possible que les économies à travers le monde reviennent rapidement à la normale.

Si la pandémie et le faible niveau d’activité économique persistent pendant un moment, la dynamique du modèle de court terme soulève une question intéressante. La courbe de Phillips suggère qu’une économie affaiblie doit entraîner un déclin de l’inflation. L’économie est clairement très affaiblie. Cela suggère-t-il que nous devrions nous attendre à une très forte baisse de l’inflation ? Peut-être. Cependant, il y a deux raisons susceptibles de nous amener à penser le contraire. La première tient à l’expérience de la Grande Récession. L’économie était alors très faible, avec une chute du PIB de 6 % en-deçà de son potentiel pendant une période de temps substantielle. Pourtant, l’inflation est restée remarquablement proche de 2 %. Mais dans le cas actuel, il y a une autre raison, qui nous amène à considérer l’épidémie de Covid-19 sous un autre angle.

2.2. L’épidémie de Covid-19 comme choc d’offre négatif

L’épidémie de Covid-19 s’apparente également à une "taxe" sur le travail : si vous allez travailler, vous prenez le risque d’attraper le coronavirus et de tomber malade. Par conséquent, les gens arrêtent d’aller travailler. L’emploi décline brutalement et cela réduit l’offre de biens de l’économie via la fonction de production dans le modèle de croissance à long terme, c’est-à-dire réduit la production potentielle. (...)

Se pencher sur le côté de l’offre de l’économie amène également à se demander dans quelle mesure les effets macroéconomiques de la pandémie peuvent persister. D’un côté, comme nous l’avons noté plus tôt, il est possible pour l’économie de rebondir rapidement une fois que ces “taxes” disparaissent.

D’un autre côté, le modèle de Solow explique comment les chocs touchant l’économie peuvent avoir des effets durables. Par exemple, dans la mesure où le taux d’investissement chute ou le stock de capital se déprécie sans être remplacé, la production peut chuter en-deçà de son état régulier et prendre un certain temps avant d’y revenir. (…) Du côté de l’offre, l’économie dépend de plusieurs relations, notamment celles entre les entreprises et leurs fournisseurs, entre les entreprises et leurs travailleurs ou entre les entreprises et leurs banques. Dans la mesure où une pandémie durable conduit à défaire plusieurs de ces relations, par exemple en raison des faillites d’entreprises, des destructions d’emplois ou des défauts de paiement, reconstruire ces relations peut prendre du temps. (...)

2.3. Mettons les deux chocs ensemble

La prise en compte de ces deux chocs nous amène à plusieurs conclusions clés :

  • Dans la mesure où l’épidémie de Covid-19 se rapproche d’une "taxe sur la consommation" qui mène à une chute de la demande globale, on s’attendrait à une certaine pression à la baisse sur l’inflation.

  • Dans la mesure où l’épidémie de Covid-19 se rapproche d’une "taxe sur le travail" dans le modèle à long terme, l’économie peut connaître de fortes chutes du PIB sans pression à la baisse sur l’inflation.

  • Dans l’un et l’autre cas, une fois que la pandémie est finie, ces chocs peuvent disparaître et il est possible pour l’économie de rebondir rapidement, comme elle le fait chaque semaine après un week-end ou après chaque été en Europe après les vacances.

  • Si la pandémie détruit le "capital relationnel", en l’occurrence les relations entre les firmes et les banques, entre les firmes et leurs fournisseurs ou entre les firmes et les travailleurs, la reprise économique suite à la pandémie pourrait être plus lente.

Dans la section suivante, nous explorons les données empiriques dont nous disposons aujourd’hui pour nous aider à jauger ces conclusions.

3. L’activité macroéconomique et la pandémie


Ici nous nous penchons sur certaines données relatives à l’activité macroéconomique durant la pandémie. Le graphique 3 représente le PIB réel pour les Etats-Unis depuis 2015. La valeur au quatrième trimestre 2019, c’est-à-dire juste avant la pandémie, est normalisée à l’indice 100, afin que l’ampleur de la baisse de l’activité soit facile à interpréter.

GRAPHIQUE 3 PIB en volume des Etats-Unis (en indices, base 100 au quatrième trimestre 2019)

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Deux choses nous frappent lorsque nous regardons l’évolution du PIB étasunien. La première est la très forte contraction qui est survenue au deuxième trimestre 2020, le PIB se retrouvant 10 % en-deçà du niveau atteint au pic d’avant-crise. La seconde est la très forte reprise qui s’est opérée au troisième trimestre 2020. C’est un bon exemple de reprise en forme de V : les gens ont arrêté de travailler et de consommer pendant un trimestre, puis ils ont de nouveau travaillé et consommé une fois que les choses ont semblé plus sûres. Malgré tout, même au quatrième trimestre 2020, le PIB est resté 3 % inférieur au niveau qu’il atteignait une année plus tôt et la perte cumulée en PIB sur l’ensemble de l’année 2020 s’est élevée à environ 3,5 % de PIB.

GRAPHIQUE 4 PIB dans une sélection de pays de l’OCDE (en indices, base 100 au quatrième trimestre 2019)

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Le graphique 4 présente les mêmes chiffres pour une sélection de pays de l’OCDE. Le Royaume-Uni et l’Espagne ont connu de plus fortes baisses du PIB que les Etats-Unis, alors que les baisses du PIB ont été plus modestes en Corée du Sud et en Suède.

GRAPHIQUE 5 Taux d’emploi pour la population de 25-54 ans (en %)

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Le graphique 5 donne un aperçu du marché du travail aux Etats-Unis en représentant la part des travailleurs âgés de 25 à 54 ans qui ont un emploi. Juste avant le début de la pandémie, ce taux d’emploi était retourné à environ 80 %, le niveau qu’il atteignait juste avant la crise financière mondiale de 2008. Avec l’arrivée de la pandémie, le taux d’emploi a brutalement chuté sous les 70 %. A la fin de l’année 2020, il est remonté à environ 76 %, c’est-à-dire est resté en-dessous de son niveau d’avant-crise, mais substantiellement au-dessus du minimum atteint au cours de l’année.

GRAPHIQUE 6 Inflation sous-jacente aux Etats-Unis selon deux indicateurs différents (en %)

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Enfin le graphique 6 montre l’effet de la pandémie sur l’inflation. Rappelez-vous les modèles dont nous discutions plus tôt : dans la mesure où la pandémie réduit la demande globale, on peut s’attendre à ce que l’inflation ralentisse, mais comme la pandémie pèse également sur l’offre, on peut voir au final peu d’effet sur l’inflation. Les données empiriques relatives à l’inflation sous-jacente montrent que celle-ci a légèrement décliné, mais peut-être pas autant qu’on ne s’y serait attendu si la chute du PIB s’expliquait entièrement par un choc de demande. L’inflation sous-jacente a baissé de 0,5 à 0,75 points de pourcentage, selon l’indicateur que l’on regarde. On peut en conclure que ce sont effectivement des forces du côté de l’offre et de la demande qui ont été à l’œuvre.

4. La réponse de la politique macroéconomique


Les gouvernements à travers le monde ont adopté diverses mesures de politique macroéconomique en réponse à la perturbation de l’activité économique provoquée par la pandémie. Le graphique 7 montre les dépenses du gouvernement fédéral américain relativement au PIB pour illustrer la magnitude de certaines de ces actions. En l’occurrence, les dépenses du gouvernement fédérale sont passées de 21 % du PIB en 2019 à 31 % en 2020, soit plus de 2.000 milliards de dollars. C’est un montrant extraordinairement large, significativement plus élevé que le changement observé pendant la Grande Récession.

GRAPHIQUE 7 Dépenses du gouvernement fédéral aux Etats-Unis (en % du PIB)

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Un rôle important pour le gouvernement est de fournir une assurance sociale et assurer les gens contre les conséquences économiques de l’épidémie de Covid-19 rentre tout à fait dans cette catégorie. Cette assurance prit plusieurs formes, notamment l’extension de l’assurance-chômage en termes de durée et de montant, ainsi que des transferts directs aux ménages à faible revenu ou à revenu intermédiaire. Le graphique 8 illustre une conséquence remarquable de ces programmes : le revenu personnel disponible (c’est-à-dire après transferts et impôt) a augmenté pendant la pandémie. Cette hausse reflète directement les programmes d’assurance sociale qui furent mis en place.

GRAPHIQUE 8 Revenu disponible et consommation (en milliards de dollars)

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Le gouvernement américain a aussi adopté plusieurs programmes pour aider les entreprises à éviter la faillite et désamorcer le potentiel « cercle vicieux » que les faillites auraient créé : si les entreprises font faillite, cela détériore les bilans des banques, donc amène celles-ci à réduire leurs prêts, ce qui se traduit par une crise financière et par une nouvelle vague de faillites d’entreprises. Le Paycheck Protection Program, par exemple, a soutenu les petites entreprises en leur fournissant huit semaines de fonds pour payer les salaires, ce qui a représenté plus de 650 milliards de dollars. De récents travaux suggèrent qu’en l’absence de ces mesures, les banqueroutes qui se seraient produites auraient coûté à l’économie un montant équivalent à une réduction de 6 % de la consommation. Leurs auteurs suggèrent que (…) les recettes qui auraient été perdues avec les banqueroutes aurait été d’un montant similaire au coût budgétaire du programme.

GRAPHIQUE 9 Actifs détenus par la Réserve fédérale (en milliards de dollars)

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La Réserve fédérale s’est aussi fortement impliquée dans le soutien du financement des banques et des entreprises via ses achats d’actifs, à travers ce que l’on appelle généralement l’assouplissement quantitatif (quantitative easing). Comme le montre le graphique 9, la Fed a procédé à des achats d’actifs pour un montant d’environ 3.500 milliards de dollars en 2020, incluant des titres du Trésor et adossés à du crédit hypothécaire, mais aussi des prêts directs et indirects aux entreprises via les institutions financières. (…) »

Charles I. Jones, « COVID-19 and the macroeconomy », Macroeconomics, 5ème édition, 27 février 2021. Traduit par Martin Anota



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