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mercredi 23 septembre 2020

Quelles leçons tirer des échecs de l’Abenomics ?

« La raison officielle donnée au départ de Shinzo Abe du poste de premier ministre du Japon qu’il occupe de longue date concerne sa santé personnelle. Et maintenant, le programme économique qui porte sa signature pourrait connaître le même destin.

L’"Abenomics" a été annoncé en grande pompe en 2013, donc il est tout à fait opportun de se demander ce que ce programme a accompli au cours de ces sept dernières années. La version officielle sur le site web du gouvernement japonais a toujours évoqué trois "flèches de politique économique" comprenant une politique monétaire agressive, une politique budgétaire flexible et une stratégie de croissance reposant sur des réformes structurelles.

Parmi ces trois flèches, c’est la politique monétaire qui a le plus grandement attiré l’attention. La Banque du Japon a lancé un programme massif d’assouplissement quantitatif (quantitative easing) pour acheter de la dette publique, si bien qu’elle possède désormais la moitié de celle-ci. L’objectif officiel était de ramener l’inflation annuelle à 2 %, mais cette cible n’a pas été atteinte. La faible efficacité de l’assouplissement quantitatif était prévisible dès le départ, étant donné que les taux d’intérêt à long terme étaient déjà faibles au début de l’année 2013, autour de 0,6 %. Depuis 2016, ils ont fluctué autour de zéro. On peut donc attribuer à la flèche "monétaire" de l’Abenomics une chute des taux de 0,6 points de pourcentage, mais cela ne suffit pas pour ramener l’inflation.

Certains ont considéré que la deuxième flèche de l’Abenomics, "la politique budgétaire flexible", désignait une relance budgétaire, alors que d’autres y voyaient une consolidation budgétaire. Après coup, il apparaît que les politiques poursuivies s’inscrivent dans la seconde catégorie. Juste avant qu’Abe retourne au pouvoir en décembre 2012, le déficit budgétaire était supérieur à 8 % du PIB ; en 2016-2019, il a été ramené à 3-4 %. Cela a significativement freiné la croissance de la dette publique du pays, relativement au PIB. A environ 150 %, la dette nette courante du Japon va rester inchangée aussi longtemps que le taux de croissance du PIB nominal restera supérieur à 2 % et le déficit budgétaire égal ou inférieur à 3 % du PIB. Une réussite clé de l’Abenomics est donc d’avoir stabilisé les finances publiques du Japon.

La troisième flèche comprenait des réformes structurelles visant à stimuler la croissance économique en relevant la productivité de la main-d’œuvre existante et en accroissant le nombre de travailleurs. En ce qui concerne les gains de productivité, l’Abenomics est un échec total. A la différence de la zone euro, où la productivité du travail a au moins un peu augmenté au cours des sept dernières années, la productivité du Japon a globalement stagné depuis 2010. A l’inverse, il y a eu quelques progrès du côté de la taille de la population active. Mais le Japon atteignait déjà un taux d’activité élevé avant le début de l’Abenomics et ses hausses ultérieures correspondent à ce que l’on prévoyait en l’absence de l’Abenomics. Avec seulement de faibles hausses du taux d’activité et quasiment aucune amélioration de la productivité, la croissance du revenu japonais sous l’Abenomics est restée aussi faible qu’avant, en atteignant moins de 1 % par an.

Pendant un instant, le fort rebond observé après que les hausses d’impôts aient provoqué une récession en 2014 a été interprété comme démontrant l’efficacité de l’Abenomics. Mais la reprise a été aidée par une forte amélioration des termes de l’échange du pays, liée à la chute des prix du gaz naturel liquide, que le Japon doit importer en plus grandes quantités depuis le désastre nucléaire de Fukushima en 2011. Cette stimulation temporaire n’a pas suffi pour amorcer une nouvelle ère de croissance plus robuste et soutenue.

L’expérience du Japon doit être étudiée soigneusement pour tirer des leçons afin d’avoir une idée de ce qui attend peut-être l’Europe et d’autres pays développés en proie au vieillissement démographique. Une leçon clé de l’expérience du Japon est qu’il est extrêmement difficile de générer de l’inflation dans une société vieillissante présentant un excès d’épargne et du capital abondant. En 2014, l’inflation sous-jacente a chuté brièvement en-dessous de 1 % dans la zone euro. La BCE a commencé son propre programme d’achats d’actifs. Mais après des années d’achats, l’inflation n’a que légèrement grimpé au-dessus de 1 %. Et désormais, la pandémie va davantage compliquer le retour de l’inflation au canonique taux de 2 %. En fait, la BCE poursuit peut-être une cible inatteignable dans un avenir prévisible.

Une deuxième leçon est que les taux de croissance globaux importent politiquement, même si le revenu par tête est ce qui compte vraiment lorsqu’il s’agit du bien-être économique. C’est crucial pour l’Europe, parce que les tendances démographiques que l’on observe aujourd’hui dans la zone euro sont similaires à celles observées au Japon dans un récent passé. La population en âge de travail moyenne dans les 19 pays-membres de la zone euro décline d’environ un demi-point par an. Ce déclin est moins prononcé qu’au Japon, mais il est néanmoins promis à continuer pendant un long moment, ce qui suggère que la zone euro est destinée à connaître une nouvelle décennie de faible croissance économique, indépendamment de la crise du coronavirus. Et même si la croissance du revenu par tête reste possible, il faudra accroître la productivité pour l’obtenir.

Finalement, en l’absence d’une plus forte immigration, les limites imposées par la décroissance de la population en âge de travailler ne peuvent être surmontées qu’en repoussant l’âge légal de départ à la retraite et en accroissant le taux d’activité des plus âgés. De tels changements sont cohérents avec la hausse de l’espérance de vie et étaient déjà à l’œuvre dans plusieurs pays européens avant la crise du coronavirus. Mais l’accroissement du taux d’activité ne stimulera l’activité que temporairement. Il faudrait que la croissance de la productivité soit plus forte pour que la croissance économique soit plus robuste à long terme. C’est le principal défi économique de l’Europe. Pour y parvenir, les vastes ressources budgétaires qui sont utilisées pour faire face à la pandémie devraient être utilisées pour réorienter l’économie dans une direction plus verte, plus numérique, plutôt que pour renforcer les structures et accords économiques d’hier. »

Daniel Gros, « Retiring Abenomics », 7 septembre 2020. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« Quelle est l’efficacité de l’Abenomics ? »

« La politique budgétaire est-elle efficace au Japon ? »

« Quelles options budgétaires pour le Japon ? »

vendredi 8 mai 2020

Le Covid-19 et la nouvelle bataille des idées en Europe

« L’Europe peut voir la lumière au bout du tunnel du Covid-19 comme les chiffres des infections et morts quotidiennes liées à l’épidémie chutent graduellement à travers le continent. Mais les retombées économiques du "Grand Confinement" (Great Lockdown) ne se sont pas encore pleinement matérialisées. Selon les prévisions du FMI, la zone euro devrait connaître une chute de son PIB réel de plus de 7 % cette année et elle ne rebondirait que partiellement en 2021, ce qui ferait de cet épisode une contraction de l’activité bien plus sévère que la Grande Récession de 2008-2009.

L’Europe, ou plutôt l’Union européenne, a déçu durant la plus grave crise que le continent ait connue depuis plusieurs générations. Les Etats-membres se sont non seulement engagés dans une affligeante ruée pour sécuriser le matériel médical, mais ils ont aussi fait peu d’avancées tangibles en ce qui concerne la contribution de l’UE aux coûts économiques et financiers de la crise.
Certes, la Banque Centrale Européenne a correctement fait tout ce qu’elle devait faire pour calmer les marchés financiers. Mais les Etats-membres de l’UE restent coincés sur la question clé quant à savoir ce que le bloc peut et doit faire pour aider les pays en difficultés budgétaires.

En surface, le principal débat concerne l’éventualité pour l’UE démettre des "cononabonds" mutualisés pour financer les dépenses sanitaires et autres dépenses liées à la crise dans les pays les plus touchés. Pourtant, le vrai combat ne porte pas sur l’usage d’"instruments financiers innovants", comme les ministres des Finances de la zone euro les ont présentés de façon diplomate lors de leur plus récente réunion, mais sur la direction future de la politique budgétaire et même de l’euro lui-même.

Dans leur livre instructif, The Euro and the Battle of Ideas, les économistes Markus Brunnermeier, Harold James et Jean-Pierre Landau ont analysé le rôle joué par les idées entre 2010 et 2014, quand la zone euro semblait sur le point d’éclater. Ils affirment que la gestion de la crise de l’euro a été dominée par les affrontements entre la France et l’Allemagne et que les positions des deux pays étaient largement déterminées par les idées économiques fondamentales qui dominaient alors leurs débats nationaux.

Cette fois-ci, cependant, la ligne de fracture clé se situe clairement entre l’Allemagne et l’Italie. Le Président français Emmanuel Macron est dans une position relativement confortable, parce que la plupart des électeurs français n’ont pas de véritable opinion sur les eurobonds ou coronabonds. A l’inverse, ces instruments sont au centre du débat domestique en Italie et en Allemagne et ils sont perçus très différemment des deux côtés des Alpes.

En Italie, les coronabonds sont perçus comme l’expression naturelle de la solidarité européenne. Le gouvernement italien affirme que la crise du Covid-19 ne pouvait pas être anticipée, que l’Italie mérite par conséquent une aide de la part de ses partenaires européens et que les coronabonds sont la seule solution acceptable. Plusieurs Allemands, d’un autre côté, voient dans les coronabonds un danger mortel, parce que ces derniers ouvriraient la porte à la perspective, effrayante à leurs yeux, que des eurobonds soient émis, puisque ces derniers signifieraient que les contribuables allemands seraient alors responsables pour la dette italienne.

Les partisans raisonnables des coronabonds en France, en Espagne et en Italie ne comprennent pas cette objection. Après tout, affirment-ils, ils ne demandent pas une garantie allemande pour la dette italienne existante, seulement que les dépenses additionnelles découlant de la crise soient financées par un instrument européen commun. Mais les politiciens hollandais et allemands craignent un dérapage, en l’occurrence qu’une émission limitée de coronabonds ouvre la voie à des sommes larges et incontrôlées d’autres instruments. Il faut dire que beaucoup en Italie et ailleurs espèrent en effet que les coronabonds ouvrent la voie aux eurobonds. Ils ont longtemps pensé que la zone euro a besoin d’instruments de dette communs pour qu’elle devienne une union monétaire "complète" et ils regardent la crise courante comme le moment idéal pour atteindre ce but.

La raison fondamentale expliquant cette défiance mutuelle est l’absence de vision partagée en ce qui concerne les principes budgétaires sous-jacents à long terme. Et parce que les gens lors des crises voient ce qu’ils veulent voir (ce qui, comme Dani Rodrik, le professeur de Harvard, l’a récemment souligné, est souvent une affirmation de leurs croyances de longue date), le biais de confirmation a seulement creusé le fossé entre leurs positions respectives.

Donc, les Allemands voient dans la crise une justification de leur approche prudente de la politique budgétaire, parce que plusieurs années de Budgets équilibrés permettent à leur gouvernement de dépenser aujourd’hui davantage pour aider les travailleurs et entreprises allemands à surmonter la crise. Mais les détracteurs de l’austérité voient dans l’ample déficit budgétaire de l’Allemagne une confirmation de leur propre position. Après tout, personne ne peut s’opposer aux gros déficits aujourd’hui.

Malheureusement, ce dialogue de sourds nous détourne de la vraie question, à savoir la direction de la politique budgétaire une fois que la crise immédiate sera surmontée. Les gouvernements devront-ils essayer d’équilibrer leur Budget le plus vite possible et chercher de nouveau à réduire l’endettement public ? Ou devront-ils continuer d’être en déficit aussi longtemps que les taux d’intérêt resteront faibles ? Le dénouement final de cette bataille d’idées budgétaires sera décisif pour l’avenir de l’euro.

Ce n’est pas une question qui sera pertinente seulement dans un avenir lointain, quand l’économie renouera avec la reprise. Plus immédiatement, aussi longtemps que cette bataille n’est pas terminée, les Etats-membres vont avoir des difficultés à s’accorder sur une stratégie européenne commune pour faire face à la crise actuelle. »

Daniel Gros, « COVID-19 and Europe’s new battle of ideas », 23 avril 2020. Traduit par Martin Anota

samedi 8 avril 2017

Les signaux contradictoires de la zone euro

« Que réserve l’avenir pour la zone euro ? Certains indicateurs économiques suggèrent que les choses s’améliorent pour la survie de la monnaie unique. Par exemple, l’emploi est retourné à son pic d’avant-crise et la croissance du PIB par tête a dépassé celle des Etats-Unis l’année dernière. D’un autre côté, les risques politiques semblent s’être accrus, malgré les améliorations que connaît l’économie européenne. Ce sont trois différents indicateurs qui suggèrent qu’il y a un risque accru d’éclatement de la zone euro. Mais un examen approfondi de ces indicateurs suggère que, malgré le fait que les risques restent substantiels à long terme, les risques à court terme sont plutôt faibles.

L’un des indicateurs les plus souvent utilisés se base sur les enquêtes de Sentix auprès des participants au marché, qui montrent une forte hausse de la proportion de ceux qui croient que la zone euro éclatera bientôt (en l’occurrence, au cours des 12 prochains mois). Et cette fois, ce n’est pas la Grèce qui explique cette hausse, mais la France et l’Italie. Bien sûr, la Grèce est à nouveau en difficultés. Mais, selon l’indicateur de Sentix, la probabilité perçue d’un "Grexit" reste, malgré une récente hausse, bien en-deçà de ses précédents pics. A l’inverse, les probabilités perçues d’un "Frexit" ou d’un "Italexit" s’élèvent respectivement à 8 % et 14 %, c’est-à-dire atteignent des niveaux bien plus élevés que lors du pic de la crise de la zone euro au début de la décennie.

Les soldes des banques centrales nationales au sein de la zone euro constituent un autre indicateur régulièrement utilisé pour juger du risque d’un éclatement de l’union monétaire. Ces soldes TARGET2 sont souvent interprétés comme un indicateur de fuite des capitaux : les investisseurs financiers dans les pays qui risquent d’abandonner l’euro peuvent être tentés de transférer leurs fonds en Allemagne. Ces investisseurs y gagneraient si leur pays quitte l’union monétaire, car les comptes dans une banque allemande resteraient libellés en euro ou dans un "neue Deutsche Mark" solide comme le roc si la zone euro devait entièrement éclater.

Mais ce raisonnement ne semble pas expliquer les récentes évolutions, parce que les soldes de TARGET2 ne sont pas corrélés avec les probabilités de rupture de l’euro comme les mesurent les enquêtes Sentix. Par exemple, le solde TARGET2 de la Banque de Grèce s’est en fait légèrement amélioré au cours des derniers mois et celui de la Banque de France est resté proche de zéro (avec une petite reprise, lorsque la probabilité d’une victoire de Marine Le Pen, la candidate anti-européenne aux présidentielles, s’est accrue). Certes, les soldes de l’Espagne et de l’Italie se rapprochent désormais des 400 milliards d’euros en termes de passifs nets, un niveau qui n’avait été précédemment atteint que lors de la crise de l’euro, avant que Mario Draghi, le président de la BCE, ne promette en juillet 2012 que la BCE ferait "tout ce qui est nécessaire" pour sauver l’euro. Mais l’accroissement du déficit pour l’Espagne est difficile à concilier avec les données économiques robustes du pays et l’absence de significative force politique anti-euro en son sein. Le seul pays pour lequel l’indicateur de Sentix est corrélé avec les soldes TARGET2 est l’Italie. L’explication donnée par la BCE à la hausse des déséquilibres des soldes TARGET2 (celle selon laquelle il s’agit d’une conséquence indirecte des vastes achats d’obligations par la banque centrale) semble donc bien plus raisonnable que celle qui l’attribue à la fuite des capitaux. Et, en fait, ces déséquilibres ont commencé à s’accroître de nouveau lorsque les achats d’obligations ont commencé, bien avant le récent essor de l’instabilité politique.

Le troisième indicateur d’un renouvellement des tensions au sein de la zone euro est probablement le plus fiable, parce qu’il se base sur le lieu où les gens mettent leur argent. Il s’agit du "spread", de la différence entre le rendement des obligations d’un pays-membre (par exemple, de la France, de l’Italie ou de l’Espagne) par rapport à celui des obligations émises par l’Allemagne. Et le spread s’est fortement accru ces derniers mois. Mais cet indicateur n’est également pas très cohérent avec l’idée que les élections présidentielles en France ce printemps ou les élections générales en Italie (qui devraient avoir lieu au début de l’année prochaine) soient cruciales pour le destin de l’euro. Après tout, les spreads souvent commentés se réfèrent aux écarts de rendements pour les obligations à 10 ans. Un spread de 180 points de base pour l’Italie, par exemple, signifie que le gouvernement italien paye 1,8 % de plus que le gouvernement allemand, mais seulement pour les obligations à 10 ans. Si l’on considérait les prochaines élections comme l’horizon à observer, nous devrions regarder les maturités à 1 ou 2 ans. Mais pour ces horizons de court terme, les spreads sont bien plus faibles : proches de zéro pour la France et de quelques douzaines de points de base pour l’Italie et l’Espagne.

Donc, il y a peu de raisons de craindre pour la survie de l’euro à court terme. De faibles spreads à court terme démentent l’insistance sur les prochaines élections en France (et celles en Italie), qui impliquent a priori un danger concret d’éclatement de la zone euro à court terme. De même, alors que les soldes TARGET2 accumulés créeraient un problème en cas d’éclatement de l’euro, ils ne constituent pas un indicateur indépendant de fuite des capitaux.

Mais, tout n’est pas non plus rassurant. Des écarts durables entre les rendements de long terme suggèrent que les participants au marché ont quelques doutes quant à la survie de l’euro à long terme. La spéculation à propos des résultats des élections dans le futur immédiat est bien plus fascinante que les discussions autour des réformes de la zone euro. Mais une fois que les votes seront comptés, les responsables politiques n’auront plus d’excuses pour ne pas répondre aux problèmes fondamentaux de plus long terme qu’il y a à gérer une zone monétaire avec autant de pays-membres. »

Daniel Gros, « Mixed signals from the Eurozone », 16 mars 2017. Traduit par Martin Anota

lundi 13 février 2017

L’Union européenne peut-elle survivre au populisme ?



« Une nouvelle année, et de nouvelles menaces sur la survie de l’Union européenne. La bonne nouvelle, c’est que la plus grande perturbation de l’année 2016, le vote de la Grande-Bretagne en faveur d’une sortie de l’UE (le "Brexit"), semble gérable. La mauvaise nouvelle, c’est que des partis populistes sont susceptibles de prendre le pouvoir cette année en France et en Italie. Or un tel événement est susceptible de mettre fin à l’UE.

L’UE est récemment devenue une cible de premier choix pour les populistes. Le phénomène s’est tout d’abord matérialisé en Grèce, lorsque le parti d’extrême-gauche Syriza est venu au pouvoir en janvier 2015. Mais Syriza n’a pas cherché à sortir la Grèce de l’UE ; en fait, il voulait renégocier l’accord avec les créanciers du pays, qui avaient imposé de dévastatrices mesures d’austérité aux citoyens grecs.

Le projet de Syriza était largement en accord avec la volonté du people. Lors du référendum de juin 2015, les électeurs rejetèrent dans leur très grande majorité un accord proposé par les créanciers de la Grèce qui imposait de nouvelles mesures d’austérité. Pourtant, les Grecs ont soutenu le gouvernement lorsque celui-ci accepta, quelques jours après, un accord largement inchangé. Les électeurs grecs comprirent qu’un meilleur accord ne leur serait pas bénéfique si le pays sortait de la zone euro.

Bien sûr, tout le monde ne considéra pas que l’appartenance à l’UE vaille ce sacrifice. Mais il y avait un côté pratique dans la critique populaire de l’UE, qui se focalisait largement sur ce que l’UE faisait, en particulier dans la sphère économique. C’est pourquoi une telle critique a reçu le plus d’échos dans les pays qui ont été les plus durement frappés par la crise de la zone euro, ceux qui ont été les plus touchés par l’austérité ou, plus récemment, ceux qui se sentirent perdants dans les accords commerciaux.

Cela n’est plus le cas. Le populisme de droite a connu un profond essor dans les économies robustes (l’Autriche) et dans les pays où les bénéfices de l’intégration européenne sont palpables (Hongrie et Pologne). En France, il n’y a jamais eu de mesures d’austérité imposées par l’UE ; même le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker admit que les règles budgétaires de l’UE ne peuvent être imposées à la France, précisément "parce qu’il s’agit de la France".

A présent, les populistes se focalisent non pas sur ce que l’UE fait, mais sur ce qu’elle représente. Au lieu de se demander si l’intégration européenne enrichit ou appauvrit les gens, les populistes se posent une question plus fondamentale et plus puissante : "Qui sommes-nous ?"

A un instant où les pays font face à une grande vague d’immigration, ce changement de focale n’est pas surprenant. Les sociétés qui se sont longtemps définies selon un contexte et une culture communes doivent maintenant faire face aux implications de multiculturalisme. C’est pourquoi la plupart des observateurs des partis populistes, surtout de droite, sont focalisés sur les attitudes envers les étrangers et les minorités.

La focalisation sur la politique d’identité (un terrain sur lequel il n’est pas facile d’obtenir des compromis) s’est accompagnée d’un changement des attitudes envers les institutions démocratiques. Les dirigeants populistes opèrent sur l’hypothèse que la volonté du « peuple » (tel qu’ils le définissent) ne doit pas être institutionnellement contrainte. Cela remet en cause le principe fondamental de la démocratie libérale : celui selon lequel le pouvoir de la majorité doit être limité, pas seulement pour protéger les minorités, électorales ou autres.

Le pouvoir de la majorité courante est habituellement limité par ce que les Américains appellent les "freins et contrepoids" (checks and balances), qui incluent, par exemple, un système judiciaire indépendant et la nécessité d’obtenir une super-majorité pour modifier les éléments fondamentaux du système politique. Et de telles limites fonctionnent habituellement, du moins pour la majeure partie. Au Royaume-Uni, par exemple, trois juges de la Haute Cour ont décidé que seul le Parlement, et non le gouvernement, peut déclencher l’article 50 du Traité de Lisbonne, le processus formel pour quitter l’UE.

Mais les politiciens populistes s’irritent de telles contraintes. Le premier ministre hongrois Viktor Orbán n’a pas seulement ouvertement déclaré sa préférence pour une démocratie "illibérale" : il s’est échiné à démanteler les freins et contrepoids sur le pouvoir de son gouvernement. Les mêmes choses se sont produites avec le gouvernement populiste de Pologne, dont le dirigeant de facto, Jarosław Kaczyński, ne possède même pas une position officielle dans l’administration.

Etant donné leur mépris pour les institutions indépendantes, il n’est pas difficile de comprendre pourquoi les populistes s’opposent à l’UE, puisque celle-ci constitue, dans un sens, la démocratie libérale dans sa quintessence : elle est gouvernée par des règles impersonnelles, plutôt que par la majorité courante, et la plupart de ses décisions nécessitent soit une super-majorité, soit l’unanimité. Pour les populistes, l’UE impose de significatives contraintes qui sont encore plus difficiles à outrepasser que les contrepoids domestiques. C’est ce qui la rend problématique.

D’un autre côté, cependant, l’UE souffre d’un manque de démocratie : comme les dirigeants populistes le soulignent régulièrement, ses dirigeants à Bruxelles ne sont pas élus. (Les populistes utilisent des arguments similaires pour dénier la légitimité des tribunaux nationaux.)

La réalité, bien sûr, est que les gouvernements et les parlements démocratiquement élus mettent en place les dirigeants et les bureaucrates de l’UE (et des juges indépendants) précisément pour instaurer des limites sur la majorité des gouvernements en place et futurs. Mais les populistes recadrent la vision que leurs suiveurs ont du système, en déclarant que ces responsables font partie de l’"élite" et sont sélectionnée par d’autres membres de l’élite pour aller à l’encontre de la volonté du peuple. Il y a peu de choses que les politiciens orthodoxes, encore moins les responsables de l’UE, puissent faire pour contrer cela. Certains politiciens nationaux succombent à la pression populaire, adoptant la rhétorique (et même le programme) de leurs adversaires populistes. Mais l’UE ne peut faire une telle chose sans précipiter sa perte.

Quand c’est l’action de l’UE qui posait problème, il y avait une solution possible : l’UE pouvait opérer un revirement sur les questions économiques. Et, en effet, la Commission a de facto abandonné l’austérité. De même, le nouvel accord commercial avec le Canada, signé en octobre, ne fut conclu qu’après l’acceptation d’importants compromis.

Mais l’UE ne peut changer ce qu’elle représente. Elle ne peut accepter, encore moins avancer, l’idée que les freins et contrepoids sont des obstacles au progrès ou que les étrangers menacent le mode de vie européen. Elle ne peut offrir le genre de solutions radicales, impossibles ou illibérales que les populistes utilisent pour obtenir des appuis. L’UE doit rester un rempart pour la démocratie libérale, avec toutes ses règles et procédures peu élégantes et pourtant nécessaires.

Dans l’environnement actuel, cette incarnation d’une démocratie multi-niveaux et d’une économie ouverte ne peut concurrencer les belles promesses des populistes. Cependant, quand les populations comprendront que les populistes ne peuvent réaliser ce qu’ils prétendent, ce sera vers l’UE qu’elles se tourneront. En espérant seulement qu’il existera toujours une UE qui les attende. »

Daniel Gros, « Can the EU survive populism? », 4 janvier 2017. Traduit par Martin Anota

vendredi 23 décembre 2016

Le coût d’une mondialisation survendue



« (…) L’affaiblissement du commerce mondial, pense-t-on, constitue une tendance négative qu’il faudrait corriger. Mais cette idée est, au mieux, simpliste.

Le problème tient à la mauvaise compréhension des facteurs qui sont à l’origine de la croissance des échanges au cours des dernières décennies. Certes, il y a eu des efforts pour saisir l’actuel ralentissement. Les dernières Perspectives de l’économie mondiale lui dévouent par exemple tout un chapitre. Mais aucune nouvelle barrière à l’échange significative n’a té identifiée. En fait, le FMI estime que les trois quarts du ralentissement de la croissance des échanges s’expliquent par la "faiblesse globale de l’activité économique", en particulier de l’investissement. Le Fonds affirme que "le ralentissement de la libéralisation commerciale et le récent essor du protectionnisme" ont pu jouer un rôle, même s’il n’est pas quantifiable. Même s’il ne comprend pas clairement ce qui explique les tendances courantes, le rapport du FMI appelle à des actions pour raviver le "cercle vertueux du commerce et de la croissance". La foi dans le commerce est manifestement puissante.

Mais la foi est une partie du problème. Une croyance aveugle dans la mondialisation a poussé beaucoup à la survendre, en suscitant des attentes vis-à-vis de la libéralisation du commerce bien difficiles à satisfaire. Lorsqu’il est devenu manifeste que ces attentes n’étaient pas satisfaites, beaucoup se sentirent dupés et rejetèrent le libre-échange.

Je ne dis pas qu’il n’y a aucun argument empirique en faveur de la libéralisation des échanges. Le démantèlement des barrières à l’échange a permis à des pays de commencer à se spécialiser dans des secteurs dans lesquels ils étaient les plus productifs, ce qui accéléra leur croissance économique et accrut les niveaux de vie de chacun. Et, en effet, entre les années cinquante et les années quatre-vingt, le processus d’élimination des grandes barrières à l’échange qui avaient été érigées durant la Seconde Guerre mondiale généra de larges gains.

Mais ces gains finirent par s’essouffler. La théorie économique indique que les gains que l’on tire de la réduction des barrières à l’échange déclinent à mesure que ces barrières s’affaiblissent. Donc il ne doit pas être surprenant de voir que, au début des années quatre-vingt-dix, lorsque les tarifs douaniers et autres barrières à l’échange avaient déjà atteint de très faibles niveaux, les bénéfices traditionnels de la libéralisation commerciale avaient largement été épuisés. Eliminer ce qui restait des barrières restèrent n’aurait pas eu beaucoup d’effets.

Ce qui a par contre eu un profond impact fut un boom des prix des matières premières long de deux décennies. Les prix élevés permirent aux exportateurs de matières premières d’importer plus et de poursuivre des politiques propices à leur croissance économique, une aubaine pour la croissance mondiale. En outre, parce que les matières premières représentent une large part du commerce mondial, la hausse de leurs prix stimula la valeur totale de ce dernier.

Plutôt que de faire savoir le rôle que les prix des matières premières ont pu jouer dans le commerce et la croissance économique au début des années deux mille, la plupart des économistes et des politiciens attribuèrent ces tendances positives aux politiques de libéralisation des échanges. En faisant cela, ils renforcèrent l’idée que l’"hyper-mondialisation" était la clé pour que chacun obtienne de larges gains. Mais la croissance alimentée par les prix de matières premières élevés, à la différence de celle qui fut alimentée par le démantèlement des barrières à l’échange, provoqua un déclin des niveaux de vie dans les pays avancés qui importaient des matières premières, parce qu’elle réduisit le pouvoir d’achat des travailleurs. Aucun politicien ne fit cette distinction. Donc lorsque les travailleurs des pays avancés virent leur situation économique se détériorer, ils conclurent que la mondialisation était le problème.

Le rôle que les matières premières ont pu jouer pour expliquer les récentes difficultés des travailleurs des pays avancés se reflète dans les différences que l’on observe dans ce que les résidents des Etats-Unis et d’Europe ont pu respectivement vivre. Parce que les Etats-Unis produisent une grande partie du pétrole et du gaz qu’ils consomment, la hausse des prix des matières premières a eu un moindre impact sur l’économie domestique que dans les pays européens.

Mais, pour les travailleurs pris individuellement, l’impact de la hausse des prix des matières premières fut plus fort aux Etats-Unis (et non pas moindre, parce que, en Europe, avec les taxes élevées sur les ventes, un doublement des prix du pétrole brut ne se traduisit que par une hausse modeste des prix à la pompe). Aux Etats-Unis, seuls les producteurs de pétrole et un petit nombre de travailleurs dans ce secteur trouvèrent un profit à ce que les prix du pétrole soient élevés.

Un niveau élevé des prix des matières premières (en particulier du pétrole) créa l’illusion de richesse pour les Etats-Unis, qui, à la différence des pays européens, ne ressentirent pas la nécessité d’accroître ses exportations manufacturières pour équilibrer les comptes extérieurs. Donc les Etats-Unis laissèrent leur secteur manufacturier stagner, comme son solde externe se détériora. Par conséquent, les travailleurs américains se retrouvèrent pressés des deux côtés.

Tout cela survint à peu près à l’instant même où l’accord de l’ALENA était mis en œuvre. Même si la plupart des études montrèrent que les destructions nettes d’emplois dues à l’ALENA furent limitées, celui-ci suscita l’impression que les accords de libre-échange (et la mondialisation en général) étaient un marché de dupe pour les travailleurs américains.

Lorsque la crise financière mondiale éclata en 2008, détruisant la valeur des logements qui avaient permis à ces travailleurs de se sentir riches, ce sont les travailleurs américains qui en supportèrent le coût. Cela créa une ouverture pour des démagogues comme le candidat républicain à la présidence américaine Donald Trump qui gagnent en popularité en promettant la prospérité pour tous grâce au protectionnisme.

Parce qu’elles ont mal compris les causes de l’extraordinaire croissance du commerce au cours des dernières décennies, les élites politiques survendirent la mondialisation. Lorsque l’on voit le fossé entre leurs promesses (explicites et autres) et ce que virent effectivement de nombreux travailleurs, l’actuelle réaction contre l’ouverture commerciale ne doit pas nous surprendre.

Mais il y a de bonnes nouvelles : si le déclin du volume des échanges s’explique par la baisse des prix des matières premières, cela va largement bénéficier aux travailleurs des pays avancés. Peut-être que cela suffira pour que les pressions en faveur de l’instauration de barrières à l’échange bien peu utiles retombent. »

Daniel Gros, « The cost of overhyping globalization », 7 octobre 2016. Traduit par Martin Anota