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Tag - Daron Acemoglu

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samedi 24 juin 2023

La clairvoyance (et les erreurs) des néo-luddites à propos des géants du numérique

« Dites ce que vous voulez à propos de Lord Byron, mais vous ne pouvez pas dénier le fait qu’il savait comment tourner une phrase. Prenons sa prise de parole à la Chambre des Lords en 1812. Elle porta sur la folie des Luddites, qui prenaient d’assaut les usines et brisaient les machines. "Les travailleurs désœuvrés, aveuglés par leur ignorance, au lieu de se réjouir de ces arts si bénéfiques à l’Humanité, se perçurent comme sacrifiés aux améliorations mécaniques."

Le terme "luddite" est aujourd’hui une insulte, un mot que vous lancez à un boomer qui n’a pas compris comment les podcasts fonctionnent. Mais il aurait été évident aux contemporains de Byron qu’il prononça ses mots avec sarcasme. Byron soutenait les Luddites. Ils avaient en effet été sacrifiés sur l’autel des améliorations de la productivité. Il n’y a aucune ignorance derrière la violence de leur résistance.

Avec l’étiquette "luddite", il y a le "sophisme luddite", qui se réfère à la croyance que le progrès technique provoque un chômage de masse. Nous le qualifions de "sophisme" parce que deux siècles d’histoire l’ont contredit : il y a toujours eu de nouveaux emplois et, au fil du temps et en moyenne, ces nouveaux emplois ont été plus productifs et mieux payés que les précédents.

Mais il semble que le luddisme soit de retour. Un livre qui sera prochainement publié, Blood in the Machine, affirme que "les origines de la rébellion contre les géants du numérique" tiennent au soulèvement luddite. Et au cours de la dernière décennie beaucoup ont fait part de leur inquiétude quant à la perspective d’un chômage de masse.

Tout d’abord, il y a eu la fameuse étude "The Future of Employment" de Carl Frey et Michael Osborne de l’Université d’Oxford en 2013, avec le constat qui a fait les gros titres selon lequel 47 % des emplois sont susceptibles de disparaître avec l’automatisation. Ensuite, il y eut les craintes que tous les chauffeurs de taxis et de camions perdent leur emploi avec les voitures automatisées.

A présent, il y a l’intelligence artificielle "générative", qui remplit de peur le cœur des travailleurs "créatifs" : Dall-E et Midjourney menaceraient l’emploi des illustrateurs, ChatGPT et Bard iraient s’en prendre aux journalistes et aux rédacteurs techniques. Nos emplois seront-ils cette fois-ci détruits ? Ou devons-nous nous détendre à l’idée de connaître de nouveau deux siècles d'une prospérité tirée par la productivité ?

Je pense qu’aucune de ces deux visions n’est juste. Que penser de celle selon laquelle la technologie ne crée pas du chômage de masse, mais est néanmoins capable de détruire des existences, en ayant des conséquences inattendues et en concentrant le pouvoir entre les mains de quelques uns ? (Une fois j’ai suggéré de qualifier cette vue de "néo-luddite", mais hélas les vrais technophobes firent de ce label le leur il y a longtemps.)

Considérons le guichet automatique des banques : il n’a pas rendu les guichetiers redondants. Ils les ont libérés pour faire des ventes-croisées de prêts hypothécaires. Ou le tableur informatique : il a libéré d’humbles commis-comptables de la nécessité de faire des lignes et colonnes d’arithmétique et il a permis à la comptabilité de devenir (hum hum) une profession plus créative. De telles technologies n’ont pas détruit d’emplois, mais elles en ont transformés. Certains sont devenus plus gratifiants et enrichissants, d’autres plus durs.

Dans leur nouveau livre, Power and Progress, les économistes Daron Acemoglu et Simon Johnson affirment que le progrès technique peut certes produire une prospérité généralisée, mais qu’il n’est pas garanti que cela arrive rapidement et que, dans certains cas, il n’est pas garanti que cela survienne tout court.

"Les usines du textile au début de la Révolution industrielle britannique ont généré beaucoup de richesses pour quelques-uns, mais elles n’ont pas augmenté les revenus des travailleurs pendant près d’un siècle", écrivent-ils. C’est trop tard pour les artisans du textile qui perdirent leurs bons emplois.

Il y a des exemples plus inattendus, comme avec les bateaux traversant les océans qui permirent le commerce d’esclaves transatlantique. Il y en a aussi des plus subtils. Le code-barres nous a réduit les queues et les prix, mais il a aussi modifié le rapport de force entre distributeurs et fournisseurs, entre les petits commerces et la grande distribution et en définitive entre les distributeurs physiques et leurs concurrents en ligne. (...)

Acemoglu et Johnson affirment que la prospérité généralisée nous échappe, tout comme elle a échappé aux travailleurs au début de la Révolution industrielle. Qu’est-ce qui est nécessaire ? De meilleurs politiques, bien sûr : des impôts et des subventions pour favoriser le bon type de technologie ; des réglementations intelligentes pour protéger les droits des travailleurs ; une action antitrust pour casser les monopoles ; tout cela, bien sûr, doit être fait adroitement et avec le moins possible de paperasse et de distorsions. Mais pour réussir cette tâche, il faut tout d’abord en saisir la mesure.

Et comme Acemoglu et Johnson l’expliquent, de telles politiques vont s’effondrer sur un sol rocailleux s’il n’y a pas de contre-pouvoirs politiques capables de résister aux monopoles et aux milliardaires. En l’absence de telles conditions, le luddisme a eu recours à ce qu’un historien a qualifié de "négociation collective par l’émeute" en recourant aux incendies et même au meurtre. Les autorités ont contre-attaqué et, selon les mots d’un autre historien, "le luddisme a fini sur l’échafaud".

Ce fut une terrible affaire et une opportunité ratée pour réformer la société et fournir "la première bénédiction de l'homme" comme l’aurait espéré Booth. Si les dernières technologies sont vraiment disruptives, nous aurons de nouveau une telle opportunité. Ferons-nous mieux cette fois-ci ? »

Tim Harford, « What neo-Luddites get right – and wrong – about Big Tech », 26 mai 2023. Traduit par Martin Anota



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« Les robots menacent-ils les travailleurs ? »

« Les robots, les intelligences artificielles et le travail »

« Informatisation, productivité et emploi »

« La croissance de la productivité menace-t-elle l’emploi ? »

samedi 11 décembre 2021

Les dangers d’une intelligence artificielle non réglementée

« (…) Dans une récente analyse (Acemoglu, 2021), j’affirme que les technologies d’intelligences artificielles actuelles (en particulier celles basées sur le paradigme actuellement dominant de la reconnaissance des schémas statistiques et la big data) sont davantage susceptibles d’avoir des répercussions sociales négatives que de générer les gains promis.

Ces nuisances peuvent apparaître sur les marchés des produits et dans la publicité, en termes d’inégalités, de modération salariale et de destructions d’emplois sur le marché du travail et à travers les effets sociétaux plus généraux de l’intelligence artificielle dans le cadre de la communication sociale, des discours politiques et de la démocratie.

Intelligences artificielles, contrôle de l’information et marchés des produits

Dans tous ces cas, le principal problème n’est pas les technologies d’intelligence artificielle en tant que telles, mais la façon par laquelle les firmes dominantes, qui exercent une influence déterminante sur la direction des avancées technologiques en matière d’intelligence artificielle, utilisent les données.

Prenons l’exemple de l’apprentissage machine et de la big data dans la publicité et le design des produits. Bien qu’en principe ces méthodes pourraient bénéficier aux consommateurs (par exemple en améliorant la qualité des produits et en permettant de personnaliser le contenu), elles peuvent en définitive détériorer le bien-être des consommateurs. Pour commencer, les entreprises qui acquièrent davantage d’informations à propos de leurs clients peuvent utiliser ce savoir pour opérer une discrimination tarifaire, ce qui leur permet de capturer davantage du surplus des consommateurs. Sur un marché en oligopole, l’exploitation des données relatives aux consommateurs peut entraîner un relâchement de la concurrence par les prix. Intuitivement, cela peut survenir quand la discrimination tarifaire opérée par une entreprise qui a un avantage informationnel rend sa clientèle de cœur moins attrayante pour d’autres entreprises, les encourageant à accroître leurs prix. Cette pression à la hausse sur les prix peut, bien sûr, détériorer davantage le bien-être des consommateurs.

D’autres usages de ces nouvelles techniques peuvent être encore plus nocifs aux consommateurs. Tout d’abord, les plateformes numériques peuvent finir par contrôler un montant excessif d’informations à propos de leurs usagers, parce que lorsqu’elles achètent ou acquièrent les données de certains utilisateurs, celles-ci leur fournissent des informations à propos des autres usagers. Ce type d’"externalité de données" (data externality) est davantage susceptible de survenir quand les utilisateurs révèlent directement de l’information à propos de leurs amis et de leurs contacts ou lorsqu’ils partagent des informations corrélées avec l’information d’autres personnes qui sont dans le même groupe démographique. Les externalités de données peuvent contribuer à ce que trop de données se retrouvent concentrées dans les mains des entreprises, ce qui n’est pas sans effets pervers pour la vie privée et le surplus des consommateurs (Acemoglu et alii, 2021).

Pire, les entreprises peuvent utiliser leurs informations à propos des préférences des consommateurs pour manipuler leur comportement. La manipulation des comportements n’est pas commune dans les modèles dans lesquels les consommateurs sont pleinement rationnels. Cependant, elle est assez probable quand les consommateurs n’ont pas tout à fait conscience de cette collection de données et des méthodes utilisées pour suivre et prédire leur comportement. L’idée derrière une telle manipulation a été saisie par les analystes juridiques dans le domaine de l’antitrust, notamment Hanson et Kysar (1999) qui observèrent qu’"une fois que l’on accepte que les individus se comportent systématiquement de façon non rationnelle, il s’ensuit d’un point de vue économique que d’autres vont exploiter ces tendances pour en tirer un profit". En effet, la publicité a toujours impliqué une certaine dose de manipulation. Cependant, les outils que constituent les intelligences artificielles peuvent avoir amplifié les possibilités d’une telle manipulation. Il y a déjà plusieurs exemples de manipulations s’appuyant sur les intelligences articles. Il y a notamment la chaîne de magasins Target qui a réussi à prédire correctement si les femmes sont enceintes et à leur envoyer des publicités cachées pour des produits pour bébés ou diverses entreprises repérant les "moments de grande vulnérabilité" et faisant la publicité de produits qui tendent à être achetés de façon impulsive au cours de tels instants. Il y a aussi des plateformes comme YouTube et Facebook qui utilisent leurs algorithmes pour identifier et favoriser des vidéos ou fils de nouvelles plus addictifs pou des groupes spécifiques d’utilisateurs.

Intelligences artificielles et inégalités sur le marché du travail

Les effets des technologies basées sur l’intelligence artificielle dans le cadre du marché du travail peuvent être encore plus pernicieux. Les inégalités sur le marché du travail se sont creusées aux Etats-Unis et dans plusieurs autres pays développés et de nombreux éléments empiriques suggèrent que c’est en partie la conséquence de l’adoption et du déploiement rapides des technologies d’automatisation qui ont retiré les travailleurs peu ou moyennement qualifiés des tâches qu’ils avaient l’habitude de réaliser (Acemoglu et Restrepo, 2021). Une telle automatisation et ses conséquences adverses sur les inégalités datent d’avant l’intelligence artificielle. Néanmoins, Acemoglu et alii (2021a) trouvent que l’accélération des intelligences artificielles aux Etats-Unis depuis 2016 a ciblé l’automatisation et a eu des effets similaires à ceux d’autres technologies d’automatisation. L’intelligence artificielle et l’usage massif des données sont susceptibles de multiplier les possibilités d’automatisation et donc d’exacerber les tendances en termes d’inégalités que les Etats-Unis et d’autres pays développés ont connues au cours des dernières décennies.

En principe, l’automatisation peut améliorer l’efficacité. Il y a cependant des raisons qui nous amènent à penser qu’elle s’opérera de façon inefficace. Des imperfections sur le marché du travail accroissent le coût du travail au-delà de son coût d’opportunité social. Dans ce scénario, les entreprises vont automatiser de façon à confisquer des rentes des travailleurs, même lorsque l’automatisation réduit le surplus collectif.

D’autres usages de l’intelligence artificielle peuvent avoir des conséquences encore plus nocives. Ceux-ci incluent l’utilisation de l’intelligence artificielle et des données relatives au lieu de travail en vue d’intensifier la surveillance des travailleurs. A nouveau, quand il y a des rentes pour les travailleurs (par exemple en raison de considérations en termes de salaire d’efficience), une plus grande surveillance permet aux firmes de confisquer ces rentes. Mais avec le même raisonnement, une telle réallocation des rentes est socialement inefficace et excessive ; à la marge, c’est une activité coûteuse qui ne contribue pas au surplus collectif, mais transfère une partie de celui-ci d’un ensemble d’agents vers un autre ensemble d’agents.

Intelligence artificielle, discours social et démocratie

L’automatisation basée sur l’intelligence artificielle a d’autres effets négatifs. Bien qu’il soit improbable qu’elle se traduise bientôt par un chômage de masse (et les effets négatifs sur l’emploi des autres technologies d’automatisation ont jusqu’à présent été modestes), le déplacement des travailleurs peut avoir plusieurs répercussions socialement disruptives. Les citoyens avec le lien à l’emploi le plus fragile peuvent moins participer aux activités civiques et à la vie politique. Surtout, l’automatisation réoriente le pouvoir du travail au capital et cela peut avoir de larges implications pour le fonctionnement des institutions démocratiques. Pour le dire autrement, dans la mesure où la politique démocratique dépend de la présence de contre-pouvoirs vis-à-vis du capital et du travail, l’automatisation peut nuire à la démocratie en rendant le travail dispensable dans le processus productif.

Les effets de l’intelligence artificielle sur la démocratie ne se résument pas à son impact sur l’automatisation. L’un des domaines qui a été le plus radicalement transformé par l’intelligence artificielle jusqu’à présent est la communication et la consommation d’informations, en particulier via les services offerts par diverses plateformes de médias sociaux. L’usage d’intelligences artificielles et la récupération des données sur les utilisateurs ont déjà changé le discours social et les analyses empiriques suggèrent qu’ils ont déjà contribué à la polarisation et à réduire la compréhension des faits et priorités qui sont cruciales pour le fonctionnement de la démocratie. Comme Cass Sunstein l’anticipait il y a vingt ans, « la fragmentation et l’extrémisme (…) sont les conséquences prévisibles de toute situation dans laquelle des personnes pensant la même chose ne se parlent qu’entre elles ». Il souligna que « sans des expériences partagées, une société hétérogène va avoir plus de difficultés à répondre aux problèmes sociaux ». En effet, les médias sociaux utilisant les intelligences artificielles semblent avoir contribué à ce type de fragmentation et à l’extrémisme d’un côté et à la diffusion de la désinformation de l’autre.

Un problème d'orientation du progrès technique

Mes propos, jusqu’à présent, pourraient laisser penser que les intelligences artificielles ne peuvent qu’avoir de désastreuses conséquences sociales et que je suis contre cette technologie. C’est faux. L’intelligence artificielle est une plateforme technologique prometteuse. Le problème tient à la direction actuelle du développement et de l’usage de cette technologie : donner du pouvoir aux entreprises (et parfois aux gouvernements) aux dépens des travailleurs et des consommateurs. C’est la conséquence des pratiques commerciales et des priorités des entreprises contrôlant les intelligences artificielles et des incitations que cela génère pour les chercheurs dans le domaine des intelligences artificielles.

Prenons l’exemple des médias sociaux. Une raison expliquant les problèmes que j’ai soulignés est que les plateformes essayent d’optimiser l’engagement en s’assurant à ce que les usagers soient "accros". Cet objectif est enraciné dans leur modèle d’affaires, qui est centré sur la monétisation de données (…) avec la publicité. Ce problème est aggravé par le manque de réglementation.

C’est également le cas en ce qui concerne les effets négatifs de l’automatisation. Les intelligences artificielles peuvent être utilisées pour accroître la productivité des travailleurs et pour créer de nouvelles tâches pour les travailleurs (Acemoglu et Restrepo, 2018). Le fait qu’elles soient avant tout utilisées pour automatiser les tâches de production résulte d’un choix. Ce choix quant à la direction de la technologie est aiguillonné par les priorités et les modèles d’affaires des entreprises meneuses centrés sur l’automatisation algorithmique.

Le point plus général est que la trajectoire actuelle de l’intelligence artificielle accroît le pouvoir des entreprises au détriment des travailleurs et des citoyens et fournit aussi souvent des outils de contrôle additionnels aux gouvernements à des fins de surveillance, voire même parfois de répression (comme avec les nouvelles méthodes de censure et les logiciels de reconnaissance faciale).

Conclusion : la nécessité d’une réglementation

Ce raisonnement nous amène à une conclusion simple : les problèmes actuels entourant l’intelligence artificielle sont des problèmes d’intelligence artificielle non réglementée, qui ignore ses conséquences sociétales et distributives. En fait, il serait naïf de s’attendre à ce que des marchés non réglementés fassent les bons arbitrages entre maux sociétés et profits tirés de la monopolisation des données. (…) »

Daron Acemoğlu, « Dangers of unregulated artificial intelligence », in voxEU.org, 23 novembre 2021. Traduit par Martin Anota



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« Les répercussions du progrès technique sur la répartition des revenus et l’emploi »

« Les robots, les intelligences artificielles et le travail »

« Dans quelle mesure l’automatisation a-t-elle contribué à la hausse des inégalités salariales aux Etats-Unis ? »

mardi 4 mai 2021

Changement climatique versus utopie technologique

« L’Humanité n’a jamais fait face à un défi collectif aussi considérable que celui que représente le changement climatique. Les émissions nettes mondiales de gaz à effet de serre doivent être réduites à zéro dans les trois prochaines décennies pour nous donner une chance de maintenir à 2 °C la hausse des températures relativement aux niveaux préindustriels. Plus nous tardons à atteindre ce seuil, plus il est probable que nous allons vers un scénario catastrophe. Avec les Etats-Unis de retour dans l’Accord de Paris, c’est le moment pour le monde de se réengager dans ces défis historiques.

La voix très respectée de Bill Gates offre une contribution bienvenue à ces efforts. Dans son nouveau livre, Climat : comment éviter un désastre, Gates affirme que nous avons besoin d’expérimenter davantage de nouvelles idées et d’innovations technologiques si nous voulons trouver une solution. Mais la géo-ingénierie solaire qu’il promeut est un pas dans la mauvaise direction, parce qu’elle peut saper les incitations qui sont nécessaires pour répondre au problème du changement climatique.

L’idée derrière la géo-ingénierie solaire est simple : si nous ne pouvons pas limiter la quantité de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, peut-être pouvons-nous bloquer le rayonnement solaire qui génère la chaleur, par exemple en créant un couvercle réfléchissant. Les éruptions volcaniques le font naturellement. Suite à l’éruption du Mont Pinatubo dans les Philippines en 1991, d’amples volumes d’acide sulfurique et de poussières se retrouvèrent dans la stratosphère, réduisant temporairement le volume de rayonnement solaire que recevait la Terre. Au cours des trois années suivantes, les températures chutèrent de 0,5 °C dans le monde et de 0,6 °C dans l’hémisphère nord.

De nombreux chercheurs travaillent à présent dans des projets de géo-ingénierie solaire. Les scientifiques de la Stratospheric Controlled Perturbation Experiment de l’Université de Harvard, par exemple, ont proposé d’utiliser du carbonate de calcium plutôt que des aérosols de sulfate toxiques, mais l’idée reste la même et Gates lui-même a soutenu plusieurs de ces efforts technologiques.

Qu’est-ce qui pourrait mal aller ? Pour commencer, les risques associés à la géo-ingénierie solaire sont aussi grands que ses potentiels bénéfices. En plus d’avoir créé une instabilité climatique, l’éruption du Pinatubo semble aussi avoir accéléré la destruction de la couche d’ozone. Pour avoir un effet significatif sur le changement climatique, nous devrions répliquer l’effet de cette éruption mais à une bien plus grande échelle, ce qui pourrait provoquer une bien plus ample variabilité climatique, notamment de brutales baisses de températures dans certaines parties du monde. Parce que ces effets ne seraient pas répartis uniformément entre les pays ou régions, nous pouvons craindre qu’ils n’alimentent l’instabilité géopolitique.

Si une proposition a d’importants bénéfices potentiels, mais aussi de massifs coûts potentiels, la chose sensée à faire est de mener des expérimentations à petite échelle pour en tester la viabilité, ce qui est précisément ce que certains projets soutenus par Gates sont en train de faire. Le problème est que des expérimentations à petite échelle ne vont pas forcément révéler les véritables coûts, étant donné la complexité des dynamiques climatiques au niveau mondial. Créer une couche de poussières bloquant les rayons du soleil peut produire un certain effet à une petite échelle et un effet complètement différent à une plus grande échelle.

En outre, même si elle est poursuivie avec de bonnes intentions, la géo-ingénierie a un mauvais côté. Plus nous croyons en son efficacité, plus nous allons rejeter des solutions essayées et testées comme la taxe carbone ou les investissements dans les énergies renouvelables. C’est ce que les économistes appellent un "aléa moral" : une fois que les agents économiques comprennent qu’ils ne vont pas supporter les coûts de leurs imprudences, il est plus probable qu’ils adoptent un comportement imprudent.

Dans le contexte de la lutte contre le changement climatique, une fois que les gouvernements croient qu’il y a une façon de continuer de polluer sans faire les choix difficiles qui sont nécessaires pour éviter un désastre, ils vont éviter de faire ces choix. Les taxes carbone seront définitivement écartées, le soutien à la recherche verte se fera plus rare et les consommateurs auront moins d’incitations à réduire leur propre empreinte carbone.

Cet aléa moral n’est pas qu’une simple curiosité intellectuelle. Par exemple, Gates lui-même suggère que même si une taxe carbone pouvait être introduite aux Etats-Unis, les énergies solaire et éolienne ne suffiraient pas. Mais une telle réflexion est une erreur fatale. Il est facile d’imaginer à quel point ce scepticisme peut se révéler attrayant pour les politiciens qui ne veulent pas poursuivre des politiques qui vont nuire aux communautés qui dépendent toujours de la production de charbon. Mais ne devons pas ignorer les énormes progrès réalisés dans le rapport efficacité-coût des énergies solaire et éolienne. Et nous ne devons pas ignorer les énormes progrès qui pourraient être réalisés en combinant ces sources d’énergies avec des avancées en matière de technologies de stockage.

L’aléa moral n’est pas confiné aux gouvernements. Mes propres travaux avec Will Rafey de l’Université de Los Angeles trouvent que la poursuite de la géo-ingénierie peut brider les incitations du secteur privé à opérer la transition vers les énergies propres. Les entreprises qui ont déjà commencé à investir dans les énergies renouvelables opèrent à partir de l’hypothèse qu’il y aura de plus sévères réglementations environnementales et une réelle fiscalité carbone dans le futur. Si elles commencent à croire en la possibilité que la géo-ingénierie solaire empêchera le réchauffement climatique, les firmes vont commencer à s’attendre à ce que la réglementation environnementale reste lâche et la fiscalité carbone allégée, elles vont réduire en conséquence leurs investissements verts.

Finalement, il n’y a pas de solution facile, ni d’alternative aux taxes carbone et aux énergies renouvelables si nous voulons éviter le désastre climatique. Ce message s’est perdu dans l’enthousiasme de Gates pour la géo-ingénierie solaire. Mais plus nous tardons à adopter des taxes carbone et à entreprendre les investissements massifs qui sont nécessaires pour développer les énergies renouvelables, plus il sera difficile de faire face au défi climatique.

Le soutien de Gates en faveur de la géo-ingénierie solaire est une expression de techno-utopisme. La technologie fait partie intégrante de la solution, mais elle ne sera pas le remède miracle pour des siècles d’émissions excessives de carbone. Le problème avec le techno-utopisme est qu’au lieu d’accepter le fait qu’il est nécessaire d’entreprendre des investissements coûteux et de cultiver des solutions communautaires tirées de diverses perspectives, il cherche des solutions rapides et, une fois celles-ci trouvées, les impose ensuite à la société. Comme le politiste James C. Scott l’a montré, cette perspective a produit plusieurs désastres sociaux au cours du vingtième siècle et elle peut encore en produire avec son enthousiasme actuel pour la géo-ingénierie.

Nous pouvons déjà voir les dommages provoqués par le techno-utopisme dans des domaines comme l’intelligence artificielle, où on nous a promis des avancées spectaculaires, mais où nous ne voyons que des destructions d’emplois à grande échelle provoquées par les algorithmes ou des phénomènes de discrimination. Ils sont également visibles dans le domaine de la santé, où les Etats-Unis dépensent massivement, en l’occurrence environ 18 % de leur PIB, en partie parce qu’ils privilégient les solutions de haute technologie plutôt que les investissements dans la santé publique, la prévention et l’assurance-santé. Le résultat est une détérioration de la santé malgré d'énormes dépenses.

Le changement climatique pose un défi encore plus grand. Il est trop important pour être laissé à ceux qui promettent qu’une solution technologique radicale viendra, littéralement, des cieux. »

Daron Acemoglu, « Climate change vs. techno-utopia », 28 avril 2021. Traduit par Martin Anota



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« Le changement climatique n'épargnera pas la croissance à long terme des pays riches »

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« Les robots, les intelligences artificielles et le travail »

jeudi 4 mars 2021

Les arguments en faveur d’une hausse du salaire minimum

« Les appels aux Etats-Unis à relever le salaire minimum fédéral de 7,25 à 15 dollars de l’heure semblent recevoir davantage d’échos maintenant que le parti démocrate contrôle la Maison Blanche et le Congrès. Une telle mesure ferait sens tant économiquement que politiquement.

Les économistes ne sont plus aussi réservés sur le salaire minimum qu’ils ont pu l’être par le passé. Ils faisaient habituellement l'hypothèse que les marchés du travail fonctionnaient sans frictions, ce qui les amenait à penser que les employeurs ne disposaient pas d’un pouvoir de monopole leur permettant d’extraire des "rentes" au-dessus du juste rendement sur leurs investissements en capital physique. Dans de telles circonstances, l’économie de base prédisait qu’une hausse du salaire minimum réduit l’emploi.

Mais les travaux réalisés depuis la fin des années quatre-vingt ont, pour l’essentiel, échoué à mettre en évidence des effets pervers de hausses modestes du salaire minimum sur l’emploi. La première salve est venue de David Card, de l’Université de Californie, et du regretté Alan B. Krueger de l’Université de Princeton (qui s’est notamment basé sur le travail qu’il avait réalisé conjointement avec Lawrence F. Katz). Leurs travaux précurseurs, qu’ils résumèrent dans leur livre Myth and Measurement: The New Economics of the Minimum Wage, constatèrent qu’il n’y avait pas de baisse de l’emploi suite aux revalorisations du salaire minimum et, dans certains cas, que l’emploi augmentait lorsque les salaires planchers étaient relevés.

Ces constats ont fait l'objet de controverses à l’époque, mais les travaux empiriques ultérieurs qui se basèrent sur de plus larges échantillons et sur des approches empiriques plus affinées les ont confirmés. Si le salaire minimum ne réduit pas fortement, voire pas du tout, l’emploi, on peut en conclure que de gros employeurs de travailleurs à faible salaire (comme McDonald’s ou Walmart) ont suffisamment de pouvoir de marché pour capter des rentes (même si le jury n’a pas encore rendu son verdict sur cette question).

La littérature antérieure en économie peut avoir sous-estimé d’autres gains potentiels d’une hausse du salaire minimum. Après tout, de telles politiques font davantage que simplement accroître la rémunération des travailleurs à faible salaire. Mes propres travaux montrent que le salaire minimum tend à décourager l’emploi à faible salaire et à stimuler la création de bons emplois avec des salaires plus élevés, davantage de sécurité et davantage de possibilités en termes de promotion de carrière. A présent que les opportunités se réduisent pour les travailleurs dénués de diplôme universitaire (dont beaucoup doivent recourir à l'économie de plate-forme ou aux contrats à zéro heure), il est encore plus impérieux d’obtenir une telle impulsion.

Certes, certains économistes s’inquiètent à l’idée que le salaire minimum puisse décourager la formation et d’autres investissements visant à accroître la productivité des travailleurs. Mais comme Steve Pischke, de la London School Economics, et moi-même l'avons montré, ces craintes sont excessives. Quand les employeurs gagnent des rentes, comme il semble que ce soit le cas aux Etats-Unis sur les marchés du travail à faible salaire, ils peuvent s’accommoder d’une petite hausse du salaire minimum sans avoir à licencier leurs salariés. Mieux encore, quand un employeur doit verser de plus hauts salaires à ses salariés, il a une plus forte incitation à chercher à accroître leur productivité.

En outre, alors que les démocrates disposent déjà d’une recherche empirique solide pour préconiser un relèvement du salaire minimum, une telle revalorisation apparaît encore plus justifiée lorsque l’on prend en compte des facteurs non économiques. Comme le philosophe Philip Pettit l’explique, les êtres humains se battent pour se libérer de la "domination", qu’il définit comme une situation où l’on vit "à la merci d’un autre, en ayant à vivre d’une manière qui nous laisse vulnérable à un certain mal que l’autre est en position de nous infliger arbitrairement". (...) Cette définition capture l’expérience de ceux qui, tout au long de l’Histoire humaine, sont morts dans la servitude. Mais comme James A. Robinson et moi-même l’avons souligné dans notre livre The Narrow Corridor, même si la plupart des travailleurs en Occident n’ont plus à s’inquiéter à propos des formes les plus brutales de travail forcé, l’absence de sécurité de l’emploi et de rémunération suffisante pour répondre aux besoins de base signifie que l’on est sujet à la "domination". (...)

Sous cet éclairage, les efforts des démocrates en vue d’accroître le salaire minimum et d’élargir les protections des travailleurs doivent être perçus comme un retour à un agenda social qui a été trop longtemps délaissé. Dans une économie toujours plus inégale et stratifiée, il tarde à mettre en œuvre des politiques visant à uniformiser les règles du jeu et à réduire la domination. (...)

Un salaire minimum fédéral plus élevé aurait un puissant effet économique, ainsi que symbolique, mais ce n’est pas une panacée. Sans une voix sur le lieu de travail, ni un environnement de travail sûr, les travailleurs vont rester sous la "domination arbitraire" de leurs employeurs. Si relever le salaire minimum fédéral est la seule politique de l’emploi significative que les démocrates adoptent durant le premier mandat de Joe Biden, ils n’auront pas fait grand-chose et ils pourraient même accroître les incitations des employeurs à automatiser davantage de tâches.

Le plus gros problème auquel les économies occidentales font face aujourd’hui est une pénurie de bons emplois, due à une focalisation excessive sur l’automatisation et à une insuffisance des efforts consacrés au développement de nouvelles technologies et tâches qui bénéficieraient à l’ensemble des travailleurs. Une hausse du salaire minimum représente un premier pas important, mais il doit s’accompagner de politiques pour réorienter le changement technologique et fournir des incitations aux employeurs pour créer de bons emplois et de meilleures conditions de travail. »

Daron Acemoglu, « The case for a higher minimum wage », 24 février 2021. Traduit par Martin Anota



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« Le problème des Etats-Unis : l’excessif pouvoir de monopole des firmes ou l’insuffisant pouvoir de négociation des travailleurs ? »

« Les répercussions du progrès technique sur la répartition des revenus et l’emploi »

« Les robots, les intelligences artificielles et le travail »

vendredi 6 novembre 2020

La seule politique antitrust ne règlera pas le problème de l’innovation

« L’action judiciaire intentée par le Département de la Justice américain contre Google constitue peut-être la première salve d’un flot de procès antitrust lancés contre les géants du numérique. Limiter le pouvoir de ces entreprises est l’une des rares propositions qui aient reçu un soutien bipartisan au Capitole.

Le procès de Google se focalise sur les "pratiques anticoncurrentielles et d’éviction sur les marchés des moteurs de recherche et des publicités qui leur sont liées", mais un long rapport publié récemment par le Comité antitrust de la Chambre des Représentants liste divers autres problèmes sur le radar des responsables politiques. En plus de la position dominante de Google dans la publicité numérique et de sa possible tendance à favoriser excessivement les résultats de recherches qui lui soient bénéfiques, les législateurs américains ont à l’œil le contrôle des médias sociaux par Facebook, l’emprise d’Amazon sur les marchés de détail et les possibles violations de la vie privée par toutes les grandes plateformes.

Mais les effets pernicieux des géants du numérique sur la croissance économique et le bien-être des consommateurs peuvent découler moins des "pratiques anticoncurrentielles et d’exclusion" que de leur rôle dans l’orientation du changement technologique. Il est utile de rappeler que nous pouvons toujours utiliser différemment notre temps, nos ressources et notre attention dans le développement et le déploiement d’une technologie. Nous pouvons continuer d’investir dans les technologies qui aident les dirigeants, ingénieurs et professionnels qualifiés ou nous pouvons investir dans des technologies qui améliorent la situation des travailleurs peu qualifiés. Nous pouvons déployer notre savoir-faire actuel pour améliorer la création d’énergies à base de charbon ou nous pouvons porter notre attention sur des sources d’énergie plus propres telles que le solaire ou l’éolien. Nous pouvons orienter la recherche dans le domaine de l’intelligence artificielle vers l’automatisation des tâches réalisées par les travailleurs et l’amélioration de la reconnaissance faciale et de la surveillance ou nous pouvons utiliser les mêmes technologies sous-jacentes pour augmenter la productivité humaine et assurer une communication privée sécurisée et un discours politique basé sur les faits, préservé de la manipulation.

Divers facteurs vont déterminer quelles alternatives reçoivent le plus d’attention de la part des chercheurs et des entreprises. La taille du marché pour les nouvelles technologies dépend naturellement fortement de ceux qui prennent les décisions d’investissement dans les entreprises en quête de profit. Mais les besoins, les modèles commerciaux et la vision des entreprises orientant l’innovation technologique peuvent être de plus cruciaux déterminants pour des tendances plus générales.

Quand Microsoft dominait le marché du PC avec son système d’exploitation Windows dans les années 1990, elle n’avait pas d’incitation à investir dans les systèmes d’exploitation alternatifs ou des produits qui n’auraient pas été compatibles avec Windows. De même, les géants de la Silicon Valley ne sont pas poussés à développer des technologies susceptibles de cannibaliser leurs profits, tout comme les compagnies pétrolières n’ont pas été les premières à développer l’énergie verte qui concurrence directement les énergies fossiles. Sans surprise, quand des entreprises comme Facebook, Google, Amazon et Netflix redoublent d’efforts pour démontrer leur puissance technologique, elles le font dans des domaines qui sont compatibles avec leurs propres intérêts et modèles commerciaux.

En outre, chacune de ces entreprises est conduite non seulement par ses sources de recettes et catalogues de produits actuels, mais aussi par leur vision des choses. L’équipe dirigeante de chaque entreprise apporte ses propres approche, idiosyncrasies et préoccupations au processus d’innovation. L’iPod, l’iPhone et l’iPad étaient les produits de l’approche de l’innovation propre au cofondateur d’Apple Steve Jobs, si bien que ces technologies ne pouvaient être facilement émulées par d’autres acteurs. La réponse de Microsoft à la réussite mondiale et immédiate dont jouit l’iPod a été le lecteur Zune, un échec désastreux que beaucoup ont oublié.

Bien sûr, il n’y a en soi pas de problème avec le fait que les entreprises qui réussissent développent leur propre vision. Mais les choses sont différenctes quand une entreprise particulière devient le seul joueur en lice. Historiquement, les plus grandes avancées technologiques sont survenues quand plusieurs entreprises dans plusieurs secteurs testaient différentes idées.

Le problème aujourd’hui n’est pas simplement que les géants du numérique ont atteint une taille gargantuesque, c’est aussi que leurs investissements en recherche-développement déterminent la direction globale du changement technologique. Tous les autres acteurs du marché n’ont guère d’autre choix que de proposer des produits et services interopérables avec ceux des plateformes majeures, si bien qu’ils dépendent de ces dernières et leur sont subordonnés.

En termes de recherche-développement, le McKinsey Global Institute estime que les deux tiers des dépenses mondiales de développement de l’intelligence artificielle sont réalisées par quelques unes des plus larges entreprises chinoises et américaines de nouvelles technologies. En outre, ces entreprises partagent non seulement une vision similaire de la façon par laquelle les données et les intelligences artificielles doivent être utilisées (en l’occurrence, à des fins d’automatisation des tâches réalisées par les travailleurs et de surveillance), mais elles influencent aussi de plus en plus d’autres organisations, comme les lycées et les universités (…).

Le manque de diversité en recherche-développement apparaît même encore plus coûteux quand l’on considère les nombreuses technologies et plateformes alternatives qui auraient sinon été à notre disposition. Une fois que tous les œufs ont été mis dans un même panier, cela réduit le champ des possibles, car les alternatives ne peuvent plus faire face à la concurrence.

L’évolution des technologies énergétiques offre un bon exemple. La réduction des émissions de gaz à effet de serre aurait été impossible il y a trois décennies et demeure aujourd’hui un défi, pour la simple raison qu’un énorme montant a été investi dans la production de carburant fossile, les véhicules à combustion interne et toute l’infrastructure requise. Il a fallu trois décennies de subventions et d’autres dispositifs incitatifs pour qu’il y ait un rattrapage du côté de l’énergie renouvelable et les véhicules électriques. Le fait que ces technologies dépassent désormais les énergies fossiles dans plusieurs contextes montre ce qui peut être accompli via des politiques pour soutenir des plateformes alternatives qui soient davantage désirables d’un point de vue social.

Pourtant, il est rarement facile de réorienter le changement technologique, parce qu’il requiert une approche pluridimensionnelle. Il est important de limiter la taille des entreprises meneuses, mais cela ne suffit pas. Bien qu’une poignée de sociétés représente 25 % de la valorisation boursière américaine, démanteler Facebook, Google, Microsoft et Amazon ne suffira pas pour restaurer la diversité nécessaire pour l’innovation au niveau agrégé. Il faut aussi qu’il y ait de nouvelles entreprises, développant des visions différentes, et des gouvernements enclins à réclamer le rôle meneur qu’ils ont déjà joué par le passé dans le changement technologique. Il est toujours de notre pouvoir de pousser la technologie en direction de l’amélioration de la situation des travailleurs, des consommateurs et des citoyens plutôt que dans la conception d’un Etat espion dépourvu de bons emplois. Mais le temps presse. »

Daron Acemoglu, « Antitrust alone won’t fix the innovation problem », 30 octobre 2020. Traduit par Martin Anota



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