« (…) Je ne peux pas dire que j’ai appris beaucoup en économie formelle lorsque j’étais étudiant à Berkeley. Les professeurs qui m’ont le plus influencé étaient Robert Brady, Leo Rogin, un marxiste et un professeur d’histoire de la pensée économique très influent, et Melvin Moses Knight (le frère de Frank Knight), qui était très certainement agnostique à propos de la théorie, mais qui connaissait parfaitement les faits et arrière-plans en histoire économique. Il devint mon mentor et mon directeur de thèse à Berkeley. Mais j’avais beau chercher à apprendre par cœur les théories que j’étais supposé connaître, je ne parvenais pas vraiment à les comprendre. Ce ne fut pas avant que j’obtienne mon premier emploi, à l’Université de Washington à Seattle, et que je commence à jouer aux échecs avec Don Gordon, alors jeune et brillant théoricien, que j’ai réellement appris la théorie économique. Durant les trois années au cours desquelles j’ai joué aux échecs tous les jours, de midi à deux heures de l'après-midi, j’ai peut-être réussi à battre Don aux échecs, mais il m’enseigna l’économie. La chose la plus importante qu’il m’ait enseignée, ce fut à raisonner comme un économiste et cette compétence constitue peut-être l’ensemble d’outils le plus important que j’ai pu acquérir au cours de ma vie.

J’ai écrit ma thèse sur l’histoire de l’assurance-vie aux Etats-Unis et (…) je suis allé à la côte Est pour réaliser mon travail de fourmi. Cette année-là se révéla être très productive. Non seulement j’ai pu assister aux séminaires de Robert K. Merton en sociologie à Columbia, mais je suis aussi allé à l’école entrepreneuriale d’Arthur Cole à Harvard, si bien que Joseph Schumpeter finit par avoir une forte influence sur moi. Mes premiers travaux et mes premières publications visèrent à développer l’analyse de l’assurance-vie de ma thèse et ses relations avec les activités de banque d’investissement. J’ai ensuite développé un cadre analytique pour observer la croissance économique régionale et cela mena à la publication de mon premier article dans le Journal of Political Economy, appelé "Location Theory and Regional Economic Growth". Cette étude m’amena finalement à développer les bases d’une théorie de la croissance économique.

J’ai eu la chance de rencontrer Solomon Fabricant lors d’une conférence organisée par l’Economic History Association. C’était le directeur de recherche du National Bureau of Economic Research. En 1956-1957, j’ai été invité à passer une année au Bureau comme associé de recherche. Ce fut une année très importante dans ma vie. Cela me permit non seulement de rencontrer plusieurs des plus grands économistes qui passèrent au NBER, mais j’ai pu également passer une journée chaque semaine à Baltimore avec Simon Kuznets et réaliser les travaux empiriques qui se soldèrent par ma célèbre étude quantitative de la balance des paiements des Etats-Unis de 1790 à 1860. (…)

Entre mon année au NBER et 1966-1967, année où je partis pour Genève (…), j’ai réalisé mes plus importants travaux sur l’histoire économique américaine, dont mon premier livre, The Economic Growth of the United States from 1790 to 1860. Ce fut une analyse simple de la manière par laquelle les marchés fonctionnent dans le cadre d’un modèle de croissance par l’export.

A cette époque, en 1960, il y avait beaucoup d’efforts visant à transformer l’histoire économique. Durant l’année au cours de laquelle j’étais au NBER, ce dernier et l’Economic History Association proposaient le premier programme quantitatif sur la croissance de l’économie américaine et ils avaient organisé une conférence dans le cadre de ce programme à Williamstown, au Massachusetts, à la fin du printemps de l’année 1957. Cette conférence marqua réellement le début de la nouvelle histoire économique, mais le programme prit une autre tournure, lorsque Jon Hughes et Lance Davis, deux de mes anciens étudiants (…), organisèrent la première conférence visant à réunir les chercheurs en histoire économique intéressés à l’idée de développer et d’appliquer une théorie économique et des méthodes quantitatives à l’histoire. La première conférence eut lieu en février de l’année 1960. Ce programme fut une réelle réussite et les économistes le reçurent avec enthousiasme. Les départements d’économie ont rapidement cherché à recruter des chercheurs de la nouvelle histoire économique ou, comme nous nous appelions nous-mêmes, des cliométriciens (Clio étant la muse de l’histoire). Comme j’ai développé un programme universitaire avec mon collègue Morris David Morris à l’Université de Washington, nous avions pu attirer certains des meilleurs étudiants qui travaillaient en histoire économique et, durant les années soixante et au début des années soixante-dix, le marché du travail fut très dynamique et nos étudiants ont pu facilement trouver une place aux Etats-Unis.

En 1966-1967, j’ai décidé que je devais délaisser l’histoire économique des Etats-Unis pour celle de l’Europe, puis, une fois que je reçus la subvention pour vivre à Genève pendant un an, j’ai décidé de changer d’outils. Changer d’outils a radicalement changé ma vie, puisque j’ai été rapidement convaincu que les outils de la théorie économique néoclassique ne pouvaient nous permettre d’expliquer le type de changement sociétal fondamental qui caractérise les économies européennes depuis le Moyen-Âge. Nous avions besoin de nouveaux outils, mais ces derniers n’existaient pas encore. Ce fut durant la longue période durant laquelle je recherchais un cadre susceptible de fournir de nouveaux outils d’analyse que mon intérêt pour la nouvelle économie institutionnelle et les inquiétudes qu’elle suscita évoluèrent. En résultèrent deux livres, un coécrit avec Lance Davis, Institutional Change and American Economic Growth, et un autre coécrit avec Robert Thomas, The Rise of the Western World: A New Economic History.

Ces deux livres furent des tentatives visant à développer quelques outils d’analyse institutionnelle et pour les appliquer à l’histoire économique. Tous deux étaient encore fondés sur la théorie néoclassique et il y avait trop d’impasses qui ne faisaient pas sens : comme l’idée que les institutions étaient efficientes. Peut-être de façon plus problématique, il n’était pas possible d’expliquer les piètres performances économiques de long terme dans un cadre néoclassique. Donc j’ai commencé à chercher à identifier ce qui n’allait pas. Les croyances individuelles étaient évidemment importantes pour les choix que les individus font et seule la myopie extrême des économistes les empêchait de comprendre que les idées, les idéologies et les préjugés importent. Une fois que vous reconnaissez ça, vous ne pouvez que remettre en question le postulat de rationalité.

Le long chemin que j’ai parcouru pour développer un nouveau cadre analytique m’amena à prendre au sérieux toutes ces considérations ; à développer une vision des institutions qui expliquerait pourquoi les institutions produisent des résultats qui échouent à générer de la croissance économique à long terme ; à développer un modèle d’économie politique afin de pouvoir expliquer la source sous-jacente des institutions. Finalement, on avait à expliquer pourquoi les gens ont les idéologies et les idées qui déterminent les choix qu’ils font.

Dans Structure and Change in Economic History (1981), j’ai abandonné l’idée que les institutions sont efficientes et j’ai cherché à expliquer pourquoi des règles "inefficientes" tendent à exister et à se perpétuer. C’état lié à une théorie simple et néoclassique de l’Etat qui peut expliquer pourquoi l’Etat peut produire des règles qui n’encouragent pas la croissance économique. J’étais toujours insatisfait de notre compréhension du processus politique et j’ai donc cherché des collègues susceptibles d’être intéressés par le développement de modèles politico-économiques. Cela m’amena à quitter l’Université de Washington en 1983, après y avoir été pendant 33 ans, et à aller à l’Université Washington à St. Louis, où il y avait un groupe enthousiaste de jeunes politologues et économistes qui cherchaient à développer de nouveaux modèles d’économie politique. Cela s’avéra être un déménagement des plus fructueux. J’ai créé le Center in Political Economy, qui continue d’être un centre de recherche créatif.

Le développement d’un cadre politico-économique pour explorer le changement institutionnel de long terme m’occupa durant toutes les années quatre-vingt et m’amena à publier Institutions, Institutional Change and Economic Performance en 1990. Dans ce livre, j’ai commencé à réfléchir sérieusement au postulat de rationalité. Il est clair que nous devons réussir à expliquer pourquoi les gens font les choix qu’ils font ; pourquoi des idéologies comme le communisme ou le fondamentalisme musulman peuvent façonner les choix que les gens font et orienter la trajectoire que suivent les économies sur de longues périodes de temps. On ne peut simplement pas prendre en compte les idéologies sans creuser en profondeur dans la science cognitive pour chercher à comprendre la manière par laquelle l’esprit apprend et fait des choix. Depuis 1990, mes divers travaux visent à traiter cette question. J’ai toujours beaucoup de chemin à parcourir, mais je crois que comprendre comment les gens font des choix ; sous quelles conditions le postulat de rationalité s’avère être un outil utile ; et comment les individus font des choix dans un contexte d’incertitude et d’ambigüité sont des questions fondamentales auxquelles nous devons répondre de façon à faire davantage de progrès dans les sciences sociales. (…)

Depuis que j’ai reçu le prix Nobel en 1993, j’ai continué mes recherches visant à développer un cadre analytique qui améliorerait notre compréhension des changements économiques, sociaux et politiques de long terme. Avec cet objectif en tête, j’ai davantage creusé la science cognitive et j’ai cherché à comprendre la manière par laquelle l’esprit et le cerveau fonctionnent et comment cela est lié à la manière par laquelle les gens font leurs choix et adoptent leurs systèmes de croyances. Cela sous-tend clairement le changement institutionnel et est une condition préalable pour développer une théorie à propos du changement institutionnel. J’ai aussi cherché à intégrer la théorie politique, économique et sociale puisqu’une théorie pertinente du changement économique ne peut être développée dans le seule cadre de la science économique, mais doit s’imprégner des sciences sociales et de la science cognitive. L’un des résultats de ces travaux fut le livre (…) Understanding the Process of Economic Change. Ces divers efforts m’ont notamment amené à m’associer avec Ronald Coase (qui gagna le prix Nobel en 1991) pour créer l’International Society for the New Institutional Economics. »

Douglass C. North, autobiographie publiée en 1993, complétée en mai 2005. Traduite par Martin Anota



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