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mardi 26 décembre 2023

Le débat sur la mesure des inégalités de revenu aux Etats-Unis

« Il existe des preuves robustes suggérant que les inégalités de revenus aux États-Unis se sont creusées à la fin du vingtième siècle et au début du vingt-et-unième siècle. Une étude influente de Thomas Piketty, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman conclut que les inégalités ont nettement augmenté, la part des revenus après impôt et transferts des 1 % les plus riches étant passée de 9 % en 1960 à 15 % en 2019.

Des travaux récemment publiés de Gerald Auten et David Splinter dressent un tableau différent. Ils constatent que les inégalités ont à peine bougé, les 1 % les plus riches recevant 9 % du revenu après impôt en 2019, soit une légère hausse par rapport aux 8 % de 1960.

Soulignons que les deux équipes de chercheurs utilisent le même concept de revenu (le revenu national) et les mêmes données (basées sur les déclarations fiscales) pour aboutir à ces constats très différents. Comment des conclusions aussi différentes peuvent-elles être obtenues compte tenu de la similitude des approches ? Et quelle est la bonne manière de caractériser les inégalités de revenus ?

Quelles sont les tendances ?


La graphique ci-dessous présente les résultats de base. De 1960 à 2019, la part du revenu national après impôts et transferts allant aux 1 % les plus riches a augmenté de 6 points de pourcentage selon le Piketty, Saez et Zucman, mais de seulement 1 point de pourcentage selon Auten et Splinter. Une partie de la différence entre les deux estimations est liée à leur mesure des parts de revenu avant impôts. Piketty, Saez et Zucman estiment que la part du revenu avant impôts allant aux 1 % les plus riches a augmenté de 6 points de pourcentage (de 13 % à 19 %) et Auten et Splinter estiment que l'augmentation est de 4 points de pourcentage (de 10 % à 14 %). Mais ces différences d’estimations des parts de revenu avant impôts allant aux 1 % les plus riches n’expliquent que 2 des 5 points de pourcentage de l’écart.

Part estimée du revenu national allant aux 1 % les plus riches aux Etats-Unis (en %)

Piketty_Saez_Zucman_Auten_Splinter__part_revenu_1__plus_riches_aux_Etats-Unis.png

L’écart restant de 3 points de pourcentage résulte de différences d’estimations des effets des politiques fiscales et de redistribution. Pour les mesures avant et après impôts, les estimations de Piketty, Saez et Zucman et d’Auten et Splinter étaient très similaires pour les années 1960, mais elles divergent pour la période consécutive à la loi sur la réforme fiscale de 1986 avec la croissance des "sociétés transparentes" (pass-through businesses).

Qu’est-ce qui explique ces différences d’estimations ?


Bien que les deux équipes de chercheurs partent des mêmes données tirées des déclarations fiscales et cherchent à mesurer les inégalités selon le même concept (le revenu national), leurs résultats diffèrent substantiellement car une part substantielle du revenu national n’est pas déclarée dans les déclarations fiscales. Cela peut se produire pour deux raisons : soit le revenu n'est pas soumis à l'impôt (par exemple, l’assurance maladie fournie par l'employeur), soit parce que les contribuables prennent des mesures pour éviter l'impôt lorsqu'ils déclarent leurs revenus au fisc.

La manière dont ce revenu manquant est imputé et réparti entre les individus explique en grande partie la différence entre les estimations de Piketty, Saez et Zucman avec celles d’Auten et Splinter, et il n’existe pas de consensus sur les choix à faire. Angus Deaton (2020) résumait ainsi le problème : "la répartition à partir des déclarations fiscales est déjà assez difficile, car les unités fiscales ne sont ni des individus, ni des ménages, mais la répartition de l’autre moitié du revenu national est une tâche immensément plus difficile, nécessitant des hypothèses qui sont rarement bien étayées par les données empiriques et qui semblent souvent arbitraires. Parce que la distribution est un sujet très controversé, ces hypothèses laissent une grande place aux défis politiquement biaisés, dans lesquels chaque commentateur peut choisir ses propres alternatives et obtenir presque tous les résultats qu’il veut."

Bon nombre des choix réalisés par Piketty et Saez (2003), puis par Piketty, Saez et Zucman (2018), tendent à pousser vers le haut les estimations des inégalités. En revanche, presque tous les choix faits par Auten et Splinter ont tendance à pousser vers le bas les estimations de la part des revenus des plus riches. Mais ces décisions ne sont pas "seulement" politiques. Des questions de fond essentielles sont en jeu.

Évasion fiscale et évitement fiscal


Certains revenus ne sont pas déclarés sur les formulaires fiscaux parce que les individus échappent (illégalement) à l’impôt et prennent des mesures (légales) pour éviter l’impôt en requalifiant leurs revenus. Il s’agit d’un problème conséquent : par exemple, selon les données des comptes nationaux, plus de 50 % de tous les revenus d’"entreprises transparentes" (pass-through businesses) ne sont pas imposés.

Piketty, Saez et Zucman supposent que les revenus non déclarés doivent être attribués proportionnellement aux revenus déclarés. De leur côté, Auten et Splinter, imputent le revenu en fonction des résultats des études de contrôle fiscal du fisc, qui suggèrent qu’une plus grande partie du revenu manquant revient aux ménages à revenu intermédiaire. Auten et Splinter montrent que ce choix explique 2 points de pourcentage de l’écart de 6 points de pourcentage de 2014 pour la part de revenu des 1 % les plus riches, lorsqu’elle est évaluée indépendamment des autres différences méthodologiques.

En principe, les études d’audit constituent une source utile d’informations sur les impayés. En pratique, cependant, ils passent à côté de toute fraude fiscale suffisamment sophistiquée pour échapper à l’attention des auditeurs. Étant donné que cette évasion sophistiquée a tendance à se concentrer parmi les contribuables les plus riches, l’attribution de revenus mal déclarés sur la base des études d’audit (comme le font Auten et Splinter) aura tendance à sous-estimer la part du revenu avant impôts allant aux 1 % les plus riches.

Dans une réponse récemment donnée à Auten et Splinter (2023), Piketty, Saez et Zucman soulignent que les imputations d’Auten et Splinter supposent implicitement que plus de 70 % des revenus d'entreprises gagnés par les 99 % les plus pauvres ne sont pas imposés, contre seulement 20 % des revenus d'entreprise des 1 % les plus riches. Notre propre travail avec la Survey of Consumer Finances aboutit à des résultats plus proches des hypothèses utilisées par Piketty, Saez et Zucman : un ajustement proportionnel permet de mieux aligner nos estimations des revenus imposables avec les revenus publiés par le fisc.

Les comptes de retraite


Les cotisations de retraite ainsi que les intérêts et dividendes perçus sur les soldes de retraite comptent dans le revenu national. Ce n’est pas le cas des retraits de pension. Aussi bien Piketty, Saez et Zucman qu’Auten et Splinter s’écartent de ce traitement. Ils excluent les cotisations de retraite et incluent les prestations de retraite et les retraits, ce qui rend le concept de revenu plus conforme aux opinions populaires sur ce que devrait refléter la répartition des revenus.

Mais ils diffèrent les uns des autres par leurs hypothèses concernant les revenus de retraite non imposables, qui peuvent refléter les distributions des comptes individuels d'épargne retraite Roth (qui sont considérées comme des revenus) ou les transferts d'un compte de retraite à un autre (qui ne le sont pas). Dans des versions antérieures de leurs travaux, Piketty, Saez et Zucman supposaient à tort qu’une part trop importante des transferts non imposables était constituée de revenus. Cela signifiait que Piketty, Saez et Zucman surestimaient la part des revenus les plus élevés, en particulier parmi les très riches. Dans les récentes actualisations, Piketty, Saez et Zucman se sont rapprochés d’Auten et Splinter sur cette question.

Cependant, Auten et Splinter affirment que la série révisée de Piketty, Saez et Zucman surestime encore légèrement quelle proportion des distributions non imposables devrait être qualifiée de revenu. Contrairement à certaines autres questions débattues, il s’agit fondamentalement d’une question empirique ; de meilleures preuves empiriques sont nécessaires pour identifier la bonne réponse. Les différentes hypothèses sur la répartition des flux de retraite contribuent pour environ 1 point de pourcentage à l’écart de 6 points entre les estimations d’Auten et Splinter et celles de Piketty, Saez et Zucman pour l’année 2014.

Consommation par les gouvernements


Le traitement des dépenses de consommation en biens et services par les gouvernements contribue également de manière significative à l’écart entre les estimations des parts du revenu allant aux hauts revenus après impôts d’Auten et Splinter et celles de Piketty, Saez et Zucman. La consommation publique comprend les dépenses (évaluées au coût) pour la défense, les infrastructures, l'éducation et d'autres programmes similaires ; elle n'inclut pas les paiements de transfert. Alors que Piketty, Saez et Zucman répartissent cette consommation proportionnellement au revenu après impôt, Auten et Splinter en répartissent la moitié proportionnellement au revenu après impôt et l’autre moitié par habitant, ce qui contribue à hauteur de 1,3 point de pourcentage à l’écart entre les estimations d’Auten et Splinter et celles de Piketty, Saez et Zucman de l’année 2014.

Répartir les dépenses entièrement en fonction des revenus, comme le font Piketty, Saez et Zucman, est probablement trop extrême. Les dépenses d’éducation sont réparties davantage selon une base par tête. Mais il est vraiment difficile de savoir comment mesurer la valeur des dépenses de défense et d’infrastructures aux ménages le long de la répartition des revenus. Il s’agit d’une question où, comme le dirait Deaton, il n’y a pas une seule "bonne" réponse. L’intervalle raisonnable des estimations peut se situer quelque part entre les deux positions.

Les déficits publics hors sécurité sociale


Piketty, Saez et Zucman et Auten et Splinter attribuent les prestations de sécurité sociale aux bénéficiaires et les charges sociales (patronales et salariales) aux travailleurs. La répartition du reste du déficit fédéral dépendra toutefois des décisions futures des décideurs politiques. Auten et Splinter répartissent les déficits hors sécurité sociale proportionnellement aux impôts fédéraux sur le revenu, tandis que Piketty, Saez et Zucman répartissent les déficits à parts égales entre les transferts gouvernementaux reçus et les impôts fédéraux sur le revenu. Auten et Splinter supposent que les déficits seront entièrement financés par des augmentations d’impôts proportionnelles aux paiements d’impôts fédéraux sur le revenu existants, tandis que Piketty, Saez et Zucman supposent qu’ils seront financés pour moitié par des augmentations d’impôts et pour moitié par des réductions de prestations. Cette différence de traitement explique 0,4 point de pourcentage de l’écart en 2014. (...)

Alors, qu’est-il réellement arrivé aux inégalités ?


Même en tenant compte des changements suggérés par Auten et Splinter, la prépondérance des preuves empiriques suggère que les inégalités de revenus se sont accrues, aux États-Unis et dans d’autres pays. Les données montrent également que les inégalités aux États-Unis se sont accrues dans d’autres mesures, telles que la santé, la mortalité et la richesse. Il est difficile de comprendre pourquoi les inégalités dans d’autres dimensions auraient augmenté, dans certains cas de manière substantielle, si la répartition des revenus n’a pas changé. Néanmoins, les travaux réalisés par Auten et Splinter soulèvent d’importantes questions sur l’ampleur et le calendrier de cette augmentation, ainsi que sur les hypothèses que les chercheurs doivent faire pour contribuer à informer le public. »

William G. Gale, John Sabelhaus et Samuel I. Thorpe, « Measuring income inequality: A primer on the debate », Brookings, 21 décembre 2023. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« Comment la répartition du patrimoine a-t-elle changé depuis un siècle aux Etats-Unis ? »

« Comment les inégalités de revenu ont évolué depuis un siècle aux Etats-Unis ? »

« Etats-Unis : le triomphe de l'inégalité »

« Pourquoi les inégalités de revenu sont-elles moins fortes en Europe qu’aux Etats-Unis ? »

« L’explosion des inégalités d’espérance de vie entre très diplômés et peu diplômés aux Etats-Unis »

lundi 28 janvier 2019

Qu'est-ce qui justifie de taxer davantage les plus hauts revenus ?

« Quand les gens prétendent que le néolibéralisme est un concept creux, je leur rappelle ce qui s’est passé du côté du taux marginal d’imposition du revenu depuis environ 1980, pas seulement aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, mais aussi dans d’autres pays. Voici un graphique du taux marginal d’imposition aux Etats-Unis au cours du dernier siècle (trouvé dans un article de Martin Sandbu). Eisenhower imposait un taux marginal de 91 % aux plus hauts revenus.

FiveThirtyEight__taux_marginal_d__imposition_aux_Etats-Unis.png

Il n’y a aucun doute à ce qu’il y ait des raisons complexes pour expliquer ces baisses, mais les principales d’entre elles tiennent à la croyance néolibérale selon laquelle une réduction des taux d’imposition marginaux motiverait les entrepreneurs les plus dynamiques à gérer plus efficacement leur entreprise et les bénéfices d’une telle action ruisselleraient à l’économie dans son ensemble. De faibles taux marginaux d’imposition encourageraient les entrepreneurs à prendre plus de risques qui sont bénéfiques pour la collectivité, et ainsi de suite. L’argument est si connu, avancé si fréquemment par les think tanks libéraux, qu’il n’est pas nécessaire de le rappeler davantage. C’est un exemple classique illustrant la façon par laquelle les néolibéraux utilisent un peu d’économie simplifiée pour justifier des politiques qui les avantagent ou avantagent leurs rémunérateurs.

Pourtant, les preuves empiriques allant dans le sens de tels effets sont, au mieux, faibles. L’explication est simple. Au-delà d’un certain niveau de revenu, d’autres incitations au-delà de la seule incitation pécuniaire, deviennent importants. Les PDG les mieux rémunérés, comme les footballeurs les mieux payés, veulent réussir dans ce qu’ils font et davantage réussir que les autres. Ils veulent réussir, et ce qu’importe au final les récompenses financières qu’ils tirent de leur réussite.

Mais un autre pan d’économie de base que les néolibéraux mentionnent bien peu est l’idée de décroissance de l’utilité marginale de la consommation. Celle-ci plaide pour des taux marginaux élevés pour les hauts revenus. Il est socialement bien plus bénéfique de taxer ceux pour qui cela ne vaut pas la peine de ramasser un dollar tombé sur le trottoir et de le transférer cet argent à ceux qui sont les plus pauvres. Un article bien connu de Peter Diamond et Emmanuel Saez a trouvé que, en tenant compte des effets de désincitation et d’évitement, le taux marginal d’imposition des hauts revenus aux Etats-Unis doit être de 73 % (1).

Il y a deux raisons amenant à penser que ce chiffre de 73 % pourrait sous-estimer le vrai taux optimal. Piketty, Saez et Stantcheva ont affirmé que donner beaucoup d’argent aux PDG peut avoir des effets négatifs en termes d’incitation. Une partie de votre statut tient à ce que vous pouvez vous offrir. Quand tous les PDG sont fortement taxés à la marge, le montant de votre salaire a peu d’impact sur cela, mais lorsque votre salaire n’est pas autant imposé, vous pouvez accroître votre salaire et par conséquent améliorer votre statut en extrayant plus d’argent de votre entreprise. Pour utiliser le jargon des économistes, un faible taux marginal d’imposition sur les hauts revenus peut être un bon exemple d’incitation pour l’extraction de rentes plutôt qu’une incitation à accroître le bien-être social.

Mais alors qu’un dollar supplémentaire pour un PDG ne va pas les inciter d’une manière positive, vous pouvez affirmer que cela pourrait inciter ceux qui sont talentueux à aspirer à être PDG. Les PDG feront toujours partie des plus riches dans une société, parce qu’une grosse partie de leur revenu va âtre taxée à de faibles taux. Un article de Lockwood, Nathanson et Weyl renverse cet argument. Les hauts salaires sont associés à des activités, comme la finance et le droit, qui ont ce que les économistes appellent des externalités négatives, ce qui signifie qu’elles ne font pas autant de bien à la société que le suggère le montant des salaires qu’elles offrent. Une grosse partie de la finance, par exemple, consiste à prendre de l’argent à d’autres personnes plutôt qu’à chercher à accroître la taille du gâteau pour tout le monde. Si de hauts salaires après impôt incitent les gens talentueux à aller dans ces professions, cela aura des effets négatifs pour la société, mais il serait plus bénéfique à ce qu’ils aillent travailler dans d’autres professions. Vous pouvez améliorer cette mauvaise allocation des talents en fixant de plus hauts taux d’imposition sur les hauts revenus.

Les néolibéraux ont développé une dernière ligne de défense contre la hausse des taux marginaux d’imposition dans un pays donné qui est liée à la migration. L’idée est que les personnes talentueuses, qui peuvent être assez mobiles, vont aller là où leur talent est le mieux rémunéré. Il y a plusieurs preuves empiriques qui suggèrent que c’est le cas, mais dans une certaine mesure. Cette inquiétude ne signifie pas qu’il faille laisser les taux marginaux d’imposition au niveau où ils sont actuellement, ni qu’il faille les réduire, mais simplement que nous ne pouvons pas les fixer aussi haut qu’ils le devraient lorsque des pays qui sont attrayants pour les talents continuent de faiblement imposer les hauts revenus. La Suède réalise de bonnes performances avec un taux marginal d’imposition effectif de 70 %.

Le danger d’une course aux taux marginaux les plus bas fait qu’il est plus important que les Etats-Unis accroissent leur taux marginal d’imposition comme le suggère la Démocrate Alexandria Ocasio-Cortez. Pour diverses raisons assez évidentes, les Etats-Unis n’ont pas à vraiment s’inquiéter d’une fuite des talents s’ils augmentent leurs taux marginaux d’imposition.

Selon moi, les arguments les plus importants en faveur de plus hauts taux d’imposition ne sont pas pécuniaires, dans le sens où ils ne dépendent pas des points que j’ai abordés ci-dessus. Les preuves empiriques suggérant que le bien-être social est plus élevé dans les sociétés les plus égalitaires me semblent convaincantes. (…)

Il y a un dernier argument plaidant pour des taux marginaux d’imposition élevés pour les hauts revenus qui semble particulièrement pertinent dans le cas des Etats-Unis et du Royaume-Uni. Si vous avez un système politique comme les Etats-Unis où l’argent achète facilement l’influence politique, vous allez trouver certains de ceux qui gagnent de très hauts salaires essayer de le faire. (…) Parce que l’argent peut aussi aider à acheter des votes, cette ploutocratie peut aussi être capable de continuer d’exister sans que les élections démocratiques ne la menacent. Même lorsque vous avez des lois limitant le montant que vous pouvez dépenser dans les élections, le Royaume-Uni montre qu’il y a plein de façons par lesquelles les plus riches peuvent les contourner, en particulier s’ils contrôlent de larges pans de la presse.

C’est l’argument qu’Emmanuel Saez et Gabriel Zucman avancent dans leur excellente tribune publiée dans le New York Times. Ils écrivent : "Une concentration extrême de richesse signifie une concentration extrême de pouvoir économique et politique. Même si plusieurs politiques peuvent contribuer à y répondre, une taxation progressive du revenu constitue la mesure la plus efficace d’entre elles, parce qu’elle contiennent les revenus exorbitants également, qu’elles dérivent de l’exploitation d’un pouvoir de monopole, de nouveaux produits financiers, de la simple chance ou d’autre chose".

Dans une brève réponse à cette tribune, l’économiste Greg Mankiw a écrit : "La plupart des riches que je connais auraient été heureux de dépenser de grosses sommes d’argent pour empêcher Trump d’accéder à la Maison Blanche. Et beaucoup essayèrent de le faire. Le phénomène Trump ne suggère pas que les élites aisées ont trop d’influence sur la politique ; il suggère plutôt qu’ils en ont trop peu".

Mais cela ignore (…) la nature de la ploutocratie que les hauts revenus et patrimoines créent. Cela (…) ne crée pas une sorte de comité de très riches qui décideraient entre eux qui impose les règles. C’est plus erratique que cela. En fait, cela permet à de petits groupes parmi les plus aisés, qui ne sont pas forcément représentatifs, de détourner un système démocratique. Trump et le Brexit en sont de clairs exemples. Mankiw a raison de dire qu’une manière d’éviter cela serait de créer un genre de ploutocratie plus représentatif, mais une manière plus efficace d’éviter des désastres de ce genre est de s’attaquer au problème à sa source, en réinstaurant des taux d’imposition élevés sur les hauts revenus.

(1) (…) Si les effets de désincitation et d’évitement sont si larges qu’une hausse des taux d’imposition n’entraîne aucun supplément de revenu, alors il n’y a aucun avantage pécuniaire à accroître ces taux. Si ces effets n’existent pas, le taux marginal optimal pour les plus hauts revenus serait de 100 %. L’article estime que ces effets se situent entre les deux extrêmes, si bien que le taux d’imposition optimal pour les hauts revenus se situe quelque part entre zéro et 100 %. »

Simon Wren-Lewis, « The key arguments for high top rates of income tax are political as well as pecuniary », in Mainly Macro (blog), 24 janvier 2019. Traduit par Martin Anota



aller plus loin... lire « Aux racines du trumpisme, la Reaganomics »

vendredi 11 janvier 2019

Taxer lourdement les riches

« (…) La controverse du moment porte sur la préconisation d’Alexandria Ocasio-Cortez d’adopter un taux d’imposition de 70-80 % pour les très hauts revenus. C’est une idée totalement folle, pas vrai ? Franchement, qui pourrait penser que c’est une idée sensée ? Seulement des gens ignorants comme, heu… Peter Diamond, un prix Nobel d’économie et sûrement le plus grand expert au monde en finances publiques (même si les Républicains l’ont empêché d’être nommé à la Fed au motif qu’il n’était soi-disant pas assez qualifié, sérieusement). Et c’est une politique que personne n’a jamais adoptée, si ce n’est, heu… les Etats-Unis, pendant les trois décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, soit durant la période de l’histoire américain la plus prospère en termes de croissance économique.

Pour être plus exact, Diamond et Emmanuel Saez (l’un de nos plus grands experts sur les inégalités) ont estimé que le taux marginal d’imposition optimal était de 73 %. Certains avancent des chiffres plus élevés : Christina Romer, une grande macroéconomiste qui a été à la tête des conseillers économiques d’Obama, estime que ce taux est supérieur à 80 %.

D’où viennent ces chiffres ? En amont à l’analyse de Diamond-Saez, il y a deux propositions : la loi de l’utilité marginale décroissante et la concurrence pure et parfaite.

La décroissance de l’utilité marginale est une notion de sens commun selon laquelle un dollar supplémentaire apporte moins de satisfaction aux personnes ayant un haut revenu qu’aux personnes ayant un faible revenu. Pour un ménage gagnant 20.000 dollars par an, obtenir un supplément de 1.000 dollars, cela fera une grande différence.

Ce que cela implique pour la politique économique, c’est que nous ne devons pas nous inquiéter de ce qu’une politique fait aux revenus des très riches. Une politique qui rend les riches un peu plus pauvres ne va seulement affecter qu’une poignée de personnes et va à peine affecter leur satisfaction de vivre, puisqu’ils vont toujours être capables d’acheter tout ce qu’ils veulent.

Donc pourquoi ne pas les taxer à 100 % ? La réponse est que cela les décinciterait à faire ce qu’ils font pour gagner autant d’argent, ce qui nuirait à l’économie. En d’autres mots, la fiscalité relative aux riches doit en soi ne rien avoir à voir avec leurs intérêts, mais elle doit seulement s’intéresser à la façon par laquelle les effets incitatifs changent le comportement des riches et à la façon par laquelle cela affecte le reste de la population.

Mais voici où entre en scène la question des marchés concurrentiels. Dans une économie parfaitement concurrentielle, sans pouvoir de monopole, ni autres distorsions (c’est-à-dire le genre d’économie que les conservateurs veulent nous faire croire que nous avons), chacun sera payé à sa productivité marginale. Autrement dit, si vous êtes payé 1.000 dollars par heure travaillée, c’est parce que chaque heure où vous travaillez ajoute 1.000 dollars à la production de l’économie.

Dans ce cas, alors, pourquoi nous inquiétons-nous de l’intensité du travail des riches ? Si un riche travaille une heure supplémentaire, en ajoutant 1.000 dollars à l’économie, mais gagne 1.000 dollars pour ses efforts, le revenu combiné de tous les autres ne change pas, n’est-ce pas ? En fait, il change, parce que ce riche paye des impôts sur ces 1.000 dollars supplémentaires. Donc le bénéfice social qu’il y a à faire davantage travailler un peu plus les plus riches est la recette fiscale générée par cet effort supplémentaire et, inversement, le coût d’une réduction de leur travail est la réduction des impôts qu’ils payent. Ou, pour le dire de façon plus succincte, lorsque nous taxons les riches, tout ce dont nous devons nous inquiéter, c’est de savoir combien de recettes nous en tirons. Le taux d’imposition optimal des personnes ayant un haut revenu est le taux qui accroît le maximum de recettes possible.

Et c’est quelque chose que nous pouvons estimer, en utilisant les données montrant comment le revenu avant impôt des riches réagit aux variations du taux d’imposition. Diamond et Saez trouvent un taux optimal à 73 %, Romer à plus de 80 %, ce qui est cohérent avec ce qu’Ocasio-Cortez dit.

(…) Que se passe si nous prenons en compte le fait que, dans la réalité, les marchés ne sont pas parfaitement concurrentiels ? qu’il y a pas mal de pouvoir de monopole ? La réponse est que cela plaide sûrement pour des taux d’imposition encore plus élevés, puisque les personnes à haut revenu obtiennent certainement l’essentiel de ces rentes de monopole.

Donc Ocasio-Cortez, loin d’être folle, tient en fait des propos tout à fait cohérents avec de sérieuses études économiques. (Il me semble avoir entendu qu’elle avait parlé à de très bons économistes.) Par contre, ceux qui la critiquent ont souvent des idées politiques bien absurdes, notamment en ce qui concerne la politique fiscale.

Vous voyez, les Républicains conseillent presque universellement de faibles taux d’imposition pour les riches, en affirmant que des baisses d’impôts pour les riches vont avoir de larges bénéfices pour l’économie. Cette affirmation est confortée par des études réalisées par… eh bien, par personne. Il n’y a aucun travail sérieux qui soutienne les idées fiscales du parti républicain, parce que les preuves empiriques vont à l’encontre de ces idées. Regardez l’histoire des taux marginaux d’imposition des revenus (à gauche) et la croissance du PIB réel par tête (à droite, mesurée sur dix ans, afin de lisser les fluctuations de court terme) :

GRAPHIQUE Taux marginaux d’imposition et croissance économique aux Etats-Unis

Paul_Krugman__Etats-Unis_taux_marginal_imposition_croissance_PIB.png

Le graphique nous montre que les Etats-Unis avaient par le passé l’habitude de fortement imposer les riches, en l’occurrence à des taux bien plus élevés que ceux proposés par Ocasio-Cortez, et que l’économie se portait pourtant très bien. Depuis, les taux d’imposition ont diminué et l’économie réalise de moins bonnes performances.

Pourquoi les Républicains adhèrent-ils à une théorie fiscale qui n’a aucun soutien de la part des économistes non partisans et qui se trouve réfutée par les données disponibles ? Eh bien, demandez-vous à qui profitent les réductions d’impôts accordées aux riches, la réponse est évidente. (…)

Ce qui me ramène à Alexandria Ocasio-Cortez et aux tentatives récurrentes visant à la dépeindre comme ignorante. Eh bien, sur la question fiscale, elle dit juste ce que les bons économistes disent ; et elle a démontré qu’elle en savait bien plus en économie que la plupart des membres du parti républicain (…). »

Paul Krugman, « The economics of soaking the rich », 5 janvier 2019. Traduit par Martin Anota

mardi 11 novembre 2014

Le retour des inégalités patrimoniales aux Etats-Unis

The_Economist__Saez_Zucman_repartition_du_patrimoine_aux_Etats-Unis__Martin_Anota_.png

source : The Economist (2014), d'après Emmanel Saez et Gabriel Zucman



aller plus loin... lire "Comment la répartition du patrimoine a-t-elle changé depuis un siècle aux Etats-Unis ?"

mercredi 11 septembre 2013

L’évolution des hauts revenus aux Etats-Unis

GRAPHIQUE Part du revenu du décile supérieur entre 1917 et 2012 (en %)

Saez2013sept2.png

« Le graphique représente la part du revenu avant impôt du décile supérieur depuis 1917 aux États-Unis. En 2012, le décile supérieur inclut toutes les familles ayant un revenu de marché supérieur à 114.000 dollars. L’évolution globale de la part du décile supérieur au cours du siècle est en forme de U. La part du décile supérieur était d'environ 45 % entre le milieu des années vingt jusqu’aux années quarante. Elle décline fortement en quatre ans, durant la Seconde Guerre mondiale, pour atteindre à la fin de celle-ci 32,5 %, puis elle reste relativement stable autour de 33 % jusqu'en 1970. Un tel déclin abrupt, très exactement concentré durant les années de guerre, ne peut pas être facilement relié aux lents changements technologiques et suggère plutôt que le choc de la guerre a joué un rôle clé et durable dans le façonnement de la concentration des revenus aux États-Unis. Après des décennies de stabilité dans la période d'après-guerre, la part du décile supérieur a considérablement augmenté au cours des vingt-cinq dernières années et a retrouvé son niveau d'avant-guerre. En effet, la part du décile supérieur en 2012 est égale à 50,4 %, un niveau plus élevé que n'importe quelle autre année depuis 1917 et dépasse même son niveau de 1928, année où la bulle boursière des "folles" années vingt atteignait son pic.

(...) L’analyse empirique suggère que les salariés les mieux payés aujourd’hui ne sont pas des "rentiers" qui tireraient leurs revenus de leur richesse passée, mais plutôt des "riches travailleurs", des cadres hautement rémunérés ou de nouveaux entrepreneurs qui n'ont pas encore accumulé des fortunes comparables à celles qui furent accumulées au cours de l'Age d'Or. Une telle situation pourrait ne pas durer très longtemps. Les fortes réductions des impôts fédéraux dans les grands Etats pourraient certainement accélérer la reconstitution de la grande concentration de richesse qui existait dans l'économie américaine avant la Grande Dépression.

Le marché du travail a crée beaucoup plus d'inégalités au cours des trente dernières années, avec les ménages à très hauts revenus capturant une grande partie des gains de productivité macroéconomiques. Un certain nombre de facteurs peuvent contribuer à expliquer cet accroissement des inégalités, non seulement les changements technologiques sous-jacents, mais aussi le retrait des institutions développées pendant le New Deal et la Seconde Guerre mondiale (comme les politiques d’impôt progressif, les syndicats puissants, la prise en charge par les entreprises des prestations de santé et de retraite, ainsi que l’évolution des normes sociales en ce qui concerne les inégalités salariales). Nous devons décider en tant que société si cet accroissement des inégalités de revenu est efficace et acceptable et, si ce n’est pas le cas, nous devons déterminer quelles réformes institutionnelles et fiscales mettre en place pour les contrer. »

Emmanuel Saez, « Striking it richer: The evolution of top incomes in the United States », 3 septembre 2013. Traduit par M.A.


aller plus loin… lire « Les hauts revenus dans le monde et dans l’histoire », « Les inégalités sont-elles responsables de la crise financière ? » et « Le retour du capital ».