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Tag - Etat employeur en dernier ressort

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jeudi 30 avril 2020

La théorie monétaire moderne et le mythe de la "monnaie-hélicoptère"

« (…) La théorie monétaire moderne (modern monetary theory, MMT) a fait l’objet d’une attention sans précédent maintenant que les responsables de la politique économique adoptent de massives mesures pour combattre la pandémie du Covid-19. En discutant de l’approche du "quoiqu’il en coûte" de la Réserve fédérale, Joe Kernen de CNBC conclut que "nous sommes tous des MMTers à présent". Et dans un récent commentaire, Willem H. Buiter de l’Université de Columbia a affirmé que "l’essentiel de la réponse des Etats-Unis prendra la forme de la monnaie-hélicoptère, une application de la" théorie monétaire moderne "dans laquelle la banque centrale finance la relance budgétaire en achetant de la dette publique émise pour financer des baisses d’impôts ou des hausses de dépenses publiques".

Comme ces remarques le montrent, beaucoup de commentateurs semblent voir la théorie monétaire moderne comme un plan pour faire tourner la presse à imprimer, que se soit pour envoyer de la monnaie aux ménages après approbation du Congrès ou pour fournir des liquidités aux marchés financiers via les actions de la Fed. Avec la récente adoption aux Etats-Unis d’un plan de relance de 2.100 milliards de dollars, nous serions désormais engagés dans ce que Buiter appelle "une expérimentation massive avec l'hétérodoxe" théorie monétaire moderne.

Ces commentateurs se trompent entièrement. La théorie monétaire moderne ne soutient pas l’assouplissement quantitatif (quantitative easing), ni ne prescrit des "largages d’hélicoptère" pour la simple raison qu’il n’y a pas d’alternative de "monnaie-hélicoptère au financement d’un plan de relance budgétaire. En fait, la théorie monétaire moderne décrit comment un gouvernement qui émet sa propre monnaie dépense, taxe et vend des obligations. Ainsi, la théorie démontre qu’un gouvernement comme celui des Etats-Unis ne fait pas face à des contraintes financières.

Au cours normal des opérations, le Trésor américain (le bras dépensier du gouvernement) et la Fed (la banque du gouvernement) se coordonnent de telle façon que le Trésor puisse dépenser et taxer les montants autorisés. Alors que le Congrès s’approprie les fonds, la Fed s’assure à ce que (…) les émissions obligataires se déroulent sans problème. Cependant, la Fed est aussi la banque des banques, si bien qu’elle prend des mesures pour s’assurer à ce que les dépenses et impôts du Trésor ne perturbent pas le système financier. (Comme les paiements vont et sortent des comptes bancaires privés, il y a toujours un risque que les banques soient à court ou inondées de réserves).

A nouveau, cette analyse est descriptive : elle explique simplement comment le gouvernement opère et comment les 2.100 milliards de dollars seront dépensés. Le Trésor va émettre des obligations et les vendre ensuite via des enchères. La Fed, comme d’habitude, va s’assurer, via ses prêts ou ses propres achats, à ce qu’il y ait une offre de réserves suffisante dans le système pour payer les obligations nouvellement émises. (En effet, la Fed s’est déjà engagée à acheter des obligations avant même que le Congrès ait adopté le plan de relance.) Les primary dealers (les banques et les institutions financières approuvées) qui doivent participer à de telles enchères vont continuer à le faire.

En d’autres termes, tout va se passer de la même façon qu’auparavant, lorsqu’il n’y avait pas de pandémie ou d’urgence nationale. A aucun moment quelqu’un ne va actionner la presse à imprimer ou lancer des "largages d’hélicoptère". La question, alors, est ce que "faire tourner la planche à billets" pourrait signifier dans le contexte du système monétaire moderne. Les commentateurs qui utilisent une telle expression se réfèrent à la Fed créditant les comptes bancaires au nom du Trésor sans nouvelles émissions obligataires, c’est-à-dire sans drainer de réserves du système.

Contrairement à ce que suggèrent les commentateurs, une telle action du gouvernement n’est pas une grosse affaire. Que nous soyons en temps normal ou au milieu d’une crise, les ventes d’obligations du Trésor ne sont pas une opération d’emprunt : en fait, elles sont utilisées pour maintenir les taux d’intérêt. Le fait basique est bien compris quand il touche à la Fed, qui a elle-même déclaré que les achats obligataires constituaient une opération de maintenance du taux d’intérêt. Et parce que la Fed paie désormais des intérêts sur les réserves, ses comptes de réserves peuvent agir comme substitut pour les émissions obligataires, du moins aussi longtemps que la maintenance du taux d’intérêt est concernée. Il peut toujours y avoir de bonnes raisons à ce que le Trésor émette des obligations, telles que la fourniture d’actifs sûrs portant intérêt aux ménages ou aux institutions financières, mais financer les dépenses du Trésor n’en est pas une.

Les prescriptions de la théorie monétaire moderne n’ont rien à voir avec l’envoi de "liquidités" aux ménages ou aux banques. La Fed n’applique pas la théorie monétaire moderne quand elle s’engage dans l’assouplissement quantitatif ou prête des centaines de milliards de dollars aux institutions financières. La théorie monétaire moderne souligne seulement le fait que la Fed ne fait face à aucune contrainte financière sur sa capacité d’acheter des actifs ou à prêter ; elle ne prescrit aucune action particulière dans cette direction et elle est en fait sceptique à propos de telles politiques.

S’il y a un aspect du plan de relance américain qui fait écho à la théorie monétaire moderne, c’est le fait qu’il ne soit pas "réglé". Les partisans de la théorie monétaire moderne ont toujours martelé que nous devons cesser d’attacher de telles chaînes (accroître les impôts ou réduire les dépenses publiques ailleurs) pour financer les dépenses. Abolir de telles conditions pourrait ou non accroître le déficit budgétaire. Mais, indépendamment de ce qui se passera finalement sur le plan budgétaire, la dépense prendra toujours la forme de paiements faits par la Fed au nom du Trésor. Il n’y a ni presse à imprimer, ni recettes fiscales qui soient nécessaires.

Donc, que prescrit la théorie monétaire moderne? En termes de propositions concrètes de politique publique, les économistes de la théorie monétaire moderne soutiennent depuis longtemps l’idée d’un Etat employeur en dernier ressort, c’est-à-dire d’un programme de garantie de l’emploi universel financé au niveau fédéral qui agirait comme un stabilisateur macroéconomique en temps de crise. Les emplois, non la liquidité, est la réponse de la théorie monétaire moderne aux récessions. Elle appelle à passer les paies au Budget fédéral, à faire travailler les bénéficiaires (en répondant à la crise, quand cela peut être fait en sécurité) et à laisser le secteur privé les réembaucher lorsque l’économie amorce sa reprise.

Les partisans de la théorie monétaire moderne ont toujours soutenu que les dépenses publiques ne sont seulement limitées que par la capacité économique disponible. Les Etats-Unis atteignent rarement de telles contraintes de dépenses en temps normal et, dans le cas de l’actuelle crise, la contrainte à laquelle nous faisons face prend la forme d’un massif choc d’offre négatif. Mais c’est largement dû à une inadéquate préparation au désastre. S’il n’y a pas assez de lits d’hôpital pour soigner les patients, un surcroît de dépenses ne va pas aider. Alors que les Etats-Unis sont contraints dans leur réponse à cette crise, une incapacité à financer les dépenses publiques n’en sera jamais la raison. Une fois que nous aurons surmonté la menace immédiate que fait peser la pandémie à notre santé, nous devrons maintenir les dépenses publiques de façon à nous préparer à la prochaine crise, en résistant à tous les appels à restreindre le Budget au motif fallacieux que l’austérité budgétaire est nécessaire pour rembourser la dette publique. »

Yeva Nersisyan et L. Randall Wray, « The myth of "helicopter money" », 20 avril 2020. Traduit par Martin Anota



aller plus loin... lire « La théorie monétaire moderne sous le scalpel d’un postkeynésien sceptique »

lundi 21 mai 2018

L'Etat employeur en dernier ressort : une idée marxiste ou keynésienne ?

« Depuis des décennies, il y a un débat autour des différences et similarités entre Marx et Keynes. Le débat autour de l’opportunité d’introduire une garantie d’emploi s’inscrit dans ce débat théorique : est-ce un moyen de soutenir le capitalisme ou d’y mettre un terme ?

Une garantie de l’emploi désigne l’offre, par le gouvernement, d’emplois à un salaire de base pour toute personne qui en voudrait. Cela éliminerait en effet le chômage involontaire. Pavlina Tcherneva a un bon article qui en décrit les détails. Parmi ses autres partisans, il y a Randy Wray et ses collègues, FitzRoy et Jin, Paul, Darity et Hamilton ou encore Wisman et Pacitti.

(…) Cela importe parce que le chômage est une cause massive de misère. Il est associé à la tristesse, au suicide, à de plus faibles salaires et à de plus mauvaises perspectives de carrière même pour ceux qui retournent au travail : Danny Blanchflower et David Bell en ont résumé les divers effets pernicieux. Comme Jeff Spross le dit : "Un emploi n’est pas seulement un mécanisme de livraison du revenu qui pourrait être remplacé par une source alternative. C’est la manière fondamentale par laquelle les gens affirment leur dignité, revendiquent leurs droits dans la société et comprennent les obligations mutuelles qui les lient les uns vis-à-vis des autres. Il y a de bonnes preuves empiriques suggérant que la perte de cette identité sociale importe autant que la perte de la sécurité financière."

(…) Il y a plusieurs arguments keynésiens (1) en faveur d’une garantie d’emploi. Cette dernière agirait comme un stabilisateur automatique, stimulant la demande globale quand l’économie est déprimée, mais la contenant lorsque l’économie est en surchauffe. En offrant aux entreprises la perspective d’une demande forte et stable, elle doit encourager l’investissement. Cela pourrait alors encourager une forme de croissance tirée par la demande. La garantie de l’emploi agirait comme un plancher pour les salaires et les conditions de travail. En sachant qu’ils ne peuvent pas proposer de plus faibles salaires, ni de plus mauvaises conditions de travail, les employeurs devraient stimuler la croissance de la productivité et essayer d’économiser en main-d’œuvre en investissant dans de nouvelles technologies. En ce sens, une garantie de l’emploi ferait au vingt-et-unième siècle ce que des syndicats puissants et le plein emploi firent dans les années cinquante et soixante.

Que peut-on alors dire contre cette idée ? Il y a de gros problèmes pratiques. Est-ce que les gouvernements locaux ont réellement l’expertise en termes de management pour identifier le travail nécessaire et gérer ces projets ? Et le danger est que, sous les gouvernements de droite, une garantie de l’emploi devienne, non pas une façon d’offrir de la dignité aux chômeurs, mais plutôt une forme de "workfare". C’est en partie pour cette raison que je suis d’accord avec Steve à l’idée qu’une garantie de l’emploi doive être accompagnée par un revenu de citoyenneté.

Il y a cependant d’autres problèmes. C’est pourquoi je pense que la garantie de l’emploi puisse être une idée davantage marxiste que keynésienne. Simon en décrit un : "Supposons que nous débutions avec une économie avec une inflation stable, ce qui implique un chômage au niveau du NAIRU, et que nous introduisions la garantie de l’emploi. Comme il est moins coûteux de perdre son emploi, cela pousserait l’inflation à la hausse, si bien que la seule façon de maintenir une inflation stable serait de déprimer la demande, ce qui réduirait bien sûr la production". Bien sûr, (…) vous pourriez affirmer qu’en ramenant des gens à l’emploi la garantie de l’emploi améliorerait les compétences et donc réduirait le NAIRU à long terme. Mais est-ce que le NAIRU serait nul ? Je ne le pense pas. Je pense qu’à partir d’un certain moment la crainte de Simon se matérialiserait. Quand ce sera le cas, une garantie de l’emploi évincerait l’emploi capitaliste.

Pour certains, comme Kate Aronoff, ce n’est pas un problème. "Ce ne sont souvent pas les mêmes choses qui nourrissent une marge de profit et qui font une bonne société." De la dépollution des côtes aux projets d’histoire orale (…), il y a plein d’activités utiles et peu carbonées qui peuvent être faites mais qui ne sont pas valorisées par le secteur privé. Il est difficile d’imaginer une entreprise, par exemple, qui soit capable de faire un profit en construisant des terrains de jeu ou en tenant compagnie aux personnes âgées pour les protéger de la solitude, qui est associée selon plusieurs études à une mort prématurée. C’est une raison pour laquelle une garantie de l’emploi remet en question le capitalisme. Elle pose la question : quelle est la valeur économique ? Est-ce qu’elle correspond seulement à une activité profitable ou prend-elle aussi en compte le travail non marchand (…) ?

Bien sûr, il y a une autre raison pour laquelle nous pouvons penser que la garantie de l’emploi s’oppose au capitalisme. Comme Jeff le dit, en faisant écho à Kalecki, "avec le plein emploi, les capitalistes perdent leur levier pour déprimer le salaire des travailleurs et ils doivent abandonner davantage de profits. Mais, surtout, (…) les capitalistes sont forcés de négocier avec les travailleurs qui sont 'en-dessous' d’eux et de se plier à leur volonté. Leur position de 'demi-dieux' de l’économie (garantissant l’emploi quand ils sont apaisés et l’emportant quand ils sont enragés) est renversée".

Comment les capitalistes vont-ils y répondre ? Une première possibilité est qu’ils réagissent en améliorant les conditions de travail et par là la productivité : nous avons de bonnes preuves empiriques suggérant que des formes de capitalisme plus coopératives sont plus efficaces. Une autre possibilité est qu’ils ferment tout simplement leurs établissements ou cessent d’investir, comme ils craignent que les plus faibles marges de profit fassent plus de dommages aux taux de profit qu’une plus forte demande globale ne leur fasse du bien. L’histoire nous montre que les deux réactions sont possibles : nous avons vu la première lors des années cinquante et soixante, puis la seconde lors des années soixante-dix.

Et ensuite il y a une troisième remise en cause du capitalisme. Une authentique garantie de l’emploi va adapter les emplois aux besoins des travailleurs : elle va les adapter au besoin que les gens éprouvent de prendre soin des membres de leur famille et elle va fournir des emplois adaptés à ceux qui ont des problèmes de santé. C’est à l’opposé de l’essentiel de ce que l’Etat capitaliste a essayé de faire, qui a consisté à changer les gens pour les besoins des capitalistes (…).

Ce que nous avons ici, alors, ce sont deux conceptions différentes d’une garantie de l’emploi. D’un côté, il peut s’agir d’une politique aidant le capitalisme à mieux fonctionner. Mais d’un autre côté, elle peut être une (…) politique qui (…) ne peut pas être adoptée de façon soutenable par le capitalisme et s'avère en fait un premier pas vers le socialisme. Honnêtement, je n’arrive pas à trancher.

(1) Oui, je sais qu’une garantie de l’emploi a davantage été associée avec la MMT qu’avec le keynésianisme. J’utilise le terme "keynésien" en référence à des politiques visant à soutenir le capitalisme en accroissant l’emploi. Je m’attaquerai aux différences entre keynésiens et partisans de la MMT une autre fois. »

Chris Dillow, « Job guarantee: Marxist or Keynesian? », in Stumbling & Mumbling (blog), 11 mai 2018. Traduit par Martin Anota