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Tag - FN

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mercredi 12 avril 2017

L’Europe a des problèmes, mais Le Pen n’est pas une solution

« La France va tenir ses élections présidentielles d’ici quelques semaines et beaucoup craignent de façon justifiée un nouveau choc Trump. En effet, les travers de l’euro ont terni la réputation du projet européen (la longue marche vers la paix et la prospérité via l’intégration économique) et ont donné des arguments pour les politiciens anti-européens. Et des contacts français me disent que la campagne de Le Pen cherche à présenter les critiques que d’éminents économistes ont fait des politiques européennes comme constituant des accords implicites au programme du FN.

Elles n’en sont pas.

Je me suis montré très critique vis-à-vis de l’euro et des plans d’austérité budgétaire qui ont été poursuivis dans la zone euro depuis 2010. La France peut et doit réaliser de meilleures performances qu’elle n’en fait actuellement. Mais le genre de politiques dont le FN parle (notamment une sortie unilatérale, non seulement de la zone euro, mais aussi de l’UE) se révéleraient nocives, et non bénéfiques, pour l’économie française.

Commençons avec l’euro. La devise unique était et est toujours un projet boiteux, et les pays qui ne l’ont jamais adoptée (la Suède, le Royaume-Uni, l’Islande…) ont bénéficié de la flexibilité qu’apporte la possession d’une devise indépendante. Il y a, cependant, une grande différence entre ne pas adopter la monnaie unique et l’abandonner. Les coûts de transition associés à une sortie de la zone euro et à la restauration de la monnaie nationale seraient massifs : une fuite massive des capitaux provoquerait une crise bancaire ; des contrôles de capitaux et des fermetures de banques seraient imposés ; les difficultés à libeller les contrats créeraient un chaos juridique ; les entreprises seraient perturbées durant une longue période de confusion et d’incertitude.

Il pourrait néanmoins être utile de s’infliger ces coûts sous des circonstances extrêmes, comme celles auxquelles la Grèce fait face : une économie sévèrement déprimée qui nécessite une forte réduction des coûts relativement à ses partenaires à l’échange pourrait trouver qu’une sortie de l’euro suivie par une dévaluation préférable à des années de déflation nocive.

La France, cependant, ne colle pas à cette description. La performance du chômage français doit être meilleure, mais elle n’est pas non plus catastrophique : les adultes en France sont davantage susceptibles d’être employés que ceux aux Etats-Unis. Et depuis la création de l’euro, les coûts du travail français ont plutôt suivi la moyenne de la zone euro dans son ensemble, donc il y a peu de raisons de croire qu’une restauration du franc serait suivie par une forte dévaluation. Bref, pour la France, sortir de la zone euro lui infligerait tous les coûts que la Grèce aurait subis, mais sans aucun des bénéfices.

GRAPHIQUE 1 Coûts unitaires du travail en France et en zone euro (en indices, base 100 en 1999)

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Que dire à propos de l’UE en général ? Il y a de très bonnes raisons de croire que l’appartenance à l’UE, en permettant à la France d’accéder à un marché bien plus large que celui auquel elle aurait accédé par elle-même, a rendu l’industrie française plus productive et elle offre aux citoyens français une plus large gamme de produits moins chers qu’ils n’auraient sinon été capables d’acheter. Désolé, mais la France n’est juste pas assez grosse pour prospérer avec des politiques introverties et nationalistes. Au vu des bénéfices associés à l’appartenance à une plus large entité économique, faire partie de Schengen (qui réduit les frictions et améliore le fonctionnement de l’intégration) doit être perçu comme un privilège, non comme un fardeau.

Je ne suis en aucune manière en train dire que l’UE va bien ou que la politique économique française est fabuleuse. Le consensus européen en faveur de l’austérité a été tout particulièrement malavisé et destructeur. Et la France a trop cherché à s’infliger une austérité inutile. J’ai parfois dit que la maladie économique la plus sérieuse dont souffre la France est l'hypocondrie, une tendance à croire la propagande qui la dépeint comme l’homme malade de l’Europe depuis plus de trois décennies, alors même qu’elle continue de présenter une forte productivité et une performance honorable en termes d’emploi.

Le fait est, cependant, que rien de ce que le FN a à offrir ne pousserait la France dans la bonne direction. Ce n’est pas parce que Le Pen et les économistes comme moi-même sommes critiques vis-à-vis de la politique européenne que cela signifie que nous ayons quelque chose en commun. »

Paul Krugman, « Europe has problems, but Le Pen is not the answer », in The Conscience of a Liberal (blog), 11 avril 2017. Traduit par Martin Anota



La France versus les Etats-Unis


« Je suis toujours en train de penser aux élections qui se tiendront prochainement en France. Est-ce que Le Pen sera le prochain Trump ? Je n’en ai aucune idée. Mais j’ai remarqué avec intérêt à quel point il y a si peu de ressemblances entre l’économie française et l’économie américaine, ce qui m’amène davantage à douter que "l’anxiété économique" puisse expliquer l’envolée populiste. (...)

En fait, les années 1990 ont constitué ce qui semble être un point bas. A plusieurs niveaux, la France a réalisé de meilleures performances depuis lors, en particulier en comparaison avec les Etats-Unis. Le chômage officiel est élevé, mais cela est quelque peu trompeur. Si vous regardez les adultes dans la force de l’âge, vous constaterez qu’ils sont actuellement bien plus susceptibles d’être employés en France qu’ils ne le sont aux Etats-Unis :

GRAPHIQUE 2 Taux d’emploi des 25-54 ans aux Etats-Unis et en France (en %)

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La productivité française était tout d’abord légèrement supérieure et elle est désormais légèrement inférieure à celle des Etats-Unis, peut-être parce que davantage de personnes sont employées ; mais de toutes façons, étant donnée la marge de manœuvre dans de tels chiffres, nous sommes en train de regarder un pays qui se situe sur la frontière technologique :

GRAPHIQUE 3 Productivité horaire aux Etats-Unis et en France (en dollars)

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Et la France a, du moins jusqu’à présent, été épargnée par l’épidémie Case-Deaton de "morts de désespoir" :

GRAPHIQUE 4 Taux de mortalité ajustés en fonction de l’âge entre 45 et 54 ans (en indices, base 100 en 2010)

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Si la très faible inflation en est un bon indicateur, il semble que l’économie française semble opérer quelque part sous son potentiel. Mais elle ne connaît pas de crise macroéconomique.

Et, comme je l’ai écrit dans mon précédent billet, la France n’est pas la Grèce : l’euro a été une mauvaise idée, mais la France n’est pas une nation qui souffre vraiment aujourd’hui du fait de ne pas avoir de devise indépendante, donc il n’y a pas d’urgence pour elle à sortir de la zone euro et donc pas de raison évidence pour qu’elle subisse les coûts massifs qu’une sortie de l’euro imposerait. (...) Oh, et permettez-moi de le répéter : Le Pen n’offre aucune réponse aux problèmes de l’UE »

Paul Krugman, « The French, ourselves », in The Conscience of a Liberal (blog), 12 avril 2017. Traduit par Martin Anota

vendredi 11 décembre 2015

L’Europe, les crises financières et l’extrême-droite



« Il y a quelques années, Alan de Bromhead, Barry Eichengreen et Kevin O'Rourke (2012) ont cherché à identifier les déterminants de l’extrême-droite durant les années trente. Ils constatèrent que les facteurs économiques importèrent beaucoup. En l’occurrence, ce qui importait, ce n’était pas la croissance courante de l’économie, mais la croissance cumulée ou, autrement dit, la profondeur cumulée de la récession. En d’autres mots, une année de contraction n’était pas suffisante pour stimuler significativement l’extrême-droite, mais une dépression, qui dure plusieurs années, suffit.

Quelles ont été les performances de l’Europe à ce propos ?

GRAPHIQUE PIB réel par tête de l’Europe occidentale lors de la Grande Dépression et de la zone euro lors de la Grande Récession (en indices, base 100 l’année du pic d’activité)

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Et maintenant le Front national a enregistré de très bons scores lors du premier tour des régionales et il va probablement obtenir plusieurs raisons lors du second tour. L’économie n’est pas le seul facteur ; l’immigration, les réfugiés et le terrorisme jouent également un rôle. Mais les mauvaises performances économiques de l’Europe érodent lentement la légitimité, pas seulement du projet européen lui-même, mais aussi d’une société libre et ouverte. »

Paul Krugman, « That 30s show », in The Conscience of a Liberal (blog), 7 décembre 2015. Traduit par Martin Anota



« (…) Tout le monde suggère que le FN a trouvé un nouvel élan avec les atrocités du 13 novembre et peut-être que c’est effectivement le cas. Mais il y a des forces de plus long terme à l’œuvre ici. L’une est la corruption (…) qui caractérise le milieu politique parisien. Mais il y a aussi des facteurs économiques qui ont un impact prévisible sur les attitudes de la population (et, si elles sont prévisibles, alors les économies n’ont pas le droit de les ignorer). Par exemple, la mondialisation crée des gagnants et des perdants et si personne ne s’inquiète vraiment des perdants ou si nous négligeons tout simplement le problème, alors il est prévisible qu’il y aura un retour de flamme. L’euro ne s'est pas seulement englué dans un ensemble de taux de change réels perturbés, mais il a imposé une combinaison de politiques macroéconomiques caractérisée par un fort biais déflationniste. S’il reste suffisamment de temps et si les responsables politiques entendent votre désarroi, mais ne font rien pour le soulager, certains vont finalement réagir en votant pour les candidats qui rejettent les contraintes existantes sur la conduite de la politique économique. L’"Europe" est de plus en plus vécue comme un ensemble de contraintes empêchant les gouvernements de faire ce que leur population désire qu’ils fassent, plutôt que comme un moyen permettant aux gouvernements de résoudre collectivement les problèmes.

Donc pourquoi quelqu’un pourrait être surpris que madame Le Pen ait obtenu d’aussi bons résultats ? Il n’est pas improbable qu’elle soit première lors des prochaines présidentielles. Ne nous y trompons pas : si elle gagne (…) lors des présidentielles, alors cela signifiera la fin de l’Union européenne telle que nous la connaissons actuellement. Ce qui est le plus frustrant, c’est que tout cela a été largement prévisible. (…) Les présidentielles de 2017 et de 2022 ne sont pas pour demain. Mais les politique budgétaire, la politique monétaire et même la politique sociale de la zone euro doivent commencer à prendre en compte le fait que le projet européen fait désormais face à une menace existentielle »

Kevin O’Rourke, « Slow train wreck », in The Irish Economy (blog), 7 décembre 2015. Traduit par Martin Anota



« (...) Il ne s’agit pas seulement d’une question de "mauvaise conjoncture". Il est important de prendre conscience que les sources traditionnelles d’autorité se sont érodées toutes seules en raison d’échecs répétés dans la conduite de la politique économique. L’Europe (…) est gouvernée par des (…) personnes qui ne cessent de répéter au peuple qu’il doit accepter Schengen, l’austérité et l’harmonisation des réglementations (…) et que ces choses sont les meilleures choses à faire parce que ceux qui comprennent comment le monde marche le disent. Mais si les choses vont vraiment mal, cette autorité fondée sur la présomption d’expertise s’érode et les responsables politiques qui proposent des réponses plus agressives obtiennent un plus grand soutien de la population.

Manuel Funke, Moritz Schularick et Christoph Trebesch (2015) ont récemment réalisé une étude afin de déterminer si l’envolée de l’extrême-droite tel qu’on l’a observé dans les années trente se retrouvait à d’autres époques. Il semble que oui : "le paysage politique prend un sacré virage à droite suite aux crises financières". Chose intéressante, ce n’est pas vrai pour tous les types de crises. Les crises financières semblent différentes selon les trois auteurs, en partie parce que les crises financières peuvent être perçues comme des problèmes endogènes, "inexcusables", résultant d’échecs de la politique économique, d’aléas moraux et de favoritisme. Je vais le dire un peu différemment : les crises financières amènent à douter que les gouvernants savent ce qu’ils font, et ce bien davantage que tout autre choc économique.

En ce qui concerne l’Europe, les politiques économiques qui ont été adoptées après 2010 et la réticence à reconsidérer le dogme à la lumière de l’expérience ne sont pas juste destructrices sur le plan économique. Elles sapent la légitimité de l’ensemble du système européen et peuvent ainsi se solder par une catastrophe politique. »

Paul Krugman, « VSPs and the FN », in The Conscience of a Liberal (blog), 8 décembre 2015. Traduit par Martin Anota



aller plus loin... lire « Aux racines du mal. Crises financières et ascension de l’extrême-droite »