« Voici une histoire que les économistes racontent souvent à leurs étudiants. Après que Phillips ait découvert sa courbe, qui relie l’inflation au chômage, Samuelson et Solow suggérèrent en 1960 qu’elle impliquait un arbitrage sur lequel les responsables pouvaient s’appuyer. Ils peuvent de façon permanente avoir un peu moins de chômage au prix d’un peu plus d’inflation. Les autorités publiques utilisèrent cette possibilité, mais elles ne comprirent pas pourquoi l’inflation n’augmenta pas qu’un peu : elle ne cessa pas d’augmenter. Vint ensuite Milton Friedman à la rescousse. Dans le discours présidentiel qu’il tint en 1968, il affirma que l’inflation dépendait aussi des anticipations d’inflation, ce qui signifiait que le courbe de Phillips de long terme était verticale et qu’il n’y avait pas d’arbitrage permanent entre l’inflation et le chômage. Les autorités publiques le comprirent et la hausse régulière de l’inflation que l’on avait observé durant les années soixante et soixante-dix s’interrompit.

C’est une jolie petite histoire, en particulier si vous aimez l’idée que tous les grands désastres macroéconomiques découlent des erreurs de la macroéconomie dominante. Cependant, même un étudiant à moitié endormi aurait quelques difficultés avec cette histoire. Pourquoi cela prit plus de dix ans pour que les idées de Friedman soient adoptées par les responsables politiques, alors que l’erreur présumée de Samuelson et Solow semble avoir été adoptée rapidement ? Même si vous pensez que le problème d’inflation ne commença réellement qu’à partir des années soixante-dix, cela implique un retard de 10 ans dans le mécanisme de transmission du savoir, ce qui est un peu étrange.

Cependant rien de tout cela n’importe, parce que cette histoire populaire est tout simplement fausse. Ce sujet a fait l’objet d’une petite discussion sur les blogs (voir notamment Robert Waldmann) et la meilleure source est James Forder. Il y a des études (par exemple celle-ci), mais la source la plus complète est désormais son livre, qui présente une étude complète de cette histoire populaire. Il affirme qu’elle est fausse dans tous les domaines. Non seulement Samuelson et Solow n’ont pas affirmé qu’il y a un arbitrage permanent entre l’inflation et le chômage que les autorités publiques peuvent exploiter, mais ces dernières n’ont jamais cru qu’il y avait un arbitrage. Donc d’où vient cette histoire populaire ? Elle vient de Friedman lui-même, dans le discours qu’il prononça en 1977 lorsqu’il reçut le prix Nobel.

Forder parle de bien d’autres choses dans son livre, notamment de l’ampleur à laquelle l’affirmation de Friedman en 1968 selon laquelle les anticipations sont importantes fut particulièrement originale (elle ne l’était pas). Il décrit aussi comment et pourquoi l’histoire de Friedman s’est tellement enracinée qu’elle devint populaire. La raison pour laquelle je parle de tout cela dans ce billet est que je suis en train de finaliser une étude sur le mécanisme de transmission du savoir et l’adoption de l’austérité en 2010, et je vouais me pencher à nouveau sur les précédentes crises macroéconomiques.

Si ce n’était pas la croyance dans l’arbitrage de long terme entre inflation et chômage, qu’est-ci qui poussa l’inflation à graduellement s’accélérer durant les deux précédentes décennies ? Forder a beaucoup à dire sur le sujet, mais je vais poursuivre en me contentant de ma propre réflexion. Je pense que deux choses étaient importantes : l’idée que la gestion de la demande globale était principalement conçue pour atteindre le plein emploi et le fait que le plein emploi était prioritaire sur l’objectif de stabilité des prix. Bien que de plus en plus d’économistes au cours de cette période commencèrent à voir le problème de politique économique dans un cadre de courbe de Phillips, beaucoup espéraient toujours que d’autres mesures comme les politiques de prix et de revenus (au Royaume-Uni en particulier, mais aussi aux Etats-Unis) pouvaient surmonter la logique de courbe de Phillips. La primauté de l’objectif de plein emploi signifiait que le problème était souvent décrit comme une inflation par les coûts (cost-push inflation) plutôt que comme une hausse du taux de chômage naturel.

Si vous trouvez cela difficile à imaginer, imaginez ce que les historiens diront de la période actuelle aux alentours de 2050. Par alors, les non-linéarités de la courbe de Phillips et le pouvoir que la cible d’inflation avait en ancrant les anticipations d’inflation étaient fermement enracinés dans la pensée orthodoxe. Avec le bénéfice du recul, ces historiens seront surpris de calculer l’ampleur à laquelle les ressources ont été perdues quelques décennies plus tôt parce que les décideurs politiques sont devenus obnubilés par une cible d’inflation de 2 % et par les déficits budgétaires. Ils vont raconter avec amusement que beaucoup d’économistes et de décideurs politiques qui pensaient que la manière de traiter avec une insuffisance de la demande globale était la mise en œuvre de "réformes structurelles". Au lieu de construire des histoires populaires, ils vont noter que même lorsque la plupart des économistes réalisèrent ce qui était nécessaire pour se fourvoyer à nouveau, les décideurs politiques étaient extrêmement réticents à changer la cible d’inflation. »

Simon Wren-Lewis, « The F story about the Great Inflation », in Mainly Macro (blog), 26 juillet 2015. Traduit par Martin Anota