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vendredi 6 novembre 2020

La seule politique antitrust ne règlera pas le problème de l’innovation

« L’action judiciaire intentée par le Département de la Justice américain contre Google constitue peut-être la première salve d’un flot de procès antitrust lancés contre les géants du numérique. Limiter le pouvoir de ces entreprises est l’une des rares propositions qui aient reçu un soutien bipartisan au Capitole.

Le procès de Google se focalise sur les "pratiques anticoncurrentielles et d’éviction sur les marchés des moteurs de recherche et des publicités qui leur sont liées", mais un long rapport publié récemment par le Comité antitrust de la Chambre des Représentants liste divers autres problèmes sur le radar des responsables politiques. En plus de la position dominante de Google dans la publicité numérique et de sa possible tendance à favoriser excessivement les résultats de recherches qui lui soient bénéfiques, les législateurs américains ont à l’œil le contrôle des médias sociaux par Facebook, l’emprise d’Amazon sur les marchés de détail et les possibles violations de la vie privée par toutes les grandes plateformes.

Mais les effets pernicieux des géants du numérique sur la croissance économique et le bien-être des consommateurs peuvent découler moins des "pratiques anticoncurrentielles et d’exclusion" que de leur rôle dans l’orientation du changement technologique. Il est utile de rappeler que nous pouvons toujours utiliser différemment notre temps, nos ressources et notre attention dans le développement et le déploiement d’une technologie. Nous pouvons continuer d’investir dans les technologies qui aident les dirigeants, ingénieurs et professionnels qualifiés ou nous pouvons investir dans des technologies qui améliorent la situation des travailleurs peu qualifiés. Nous pouvons déployer notre savoir-faire actuel pour améliorer la création d’énergies à base de charbon ou nous pouvons porter notre attention sur des sources d’énergie plus propres telles que le solaire ou l’éolien. Nous pouvons orienter la recherche dans le domaine de l’intelligence artificielle vers l’automatisation des tâches réalisées par les travailleurs et l’amélioration de la reconnaissance faciale et de la surveillance ou nous pouvons utiliser les mêmes technologies sous-jacentes pour augmenter la productivité humaine et assurer une communication privée sécurisée et un discours politique basé sur les faits, préservé de la manipulation.

Divers facteurs vont déterminer quelles alternatives reçoivent le plus d’attention de la part des chercheurs et des entreprises. La taille du marché pour les nouvelles technologies dépend naturellement fortement de ceux qui prennent les décisions d’investissement dans les entreprises en quête de profit. Mais les besoins, les modèles commerciaux et la vision des entreprises orientant l’innovation technologique peuvent être de plus cruciaux déterminants pour des tendances plus générales.

Quand Microsoft dominait le marché du PC avec son système d’exploitation Windows dans les années 1990, elle n’avait pas d’incitation à investir dans les systèmes d’exploitation alternatifs ou des produits qui n’auraient pas été compatibles avec Windows. De même, les géants de la Silicon Valley ne sont pas poussés à développer des technologies susceptibles de cannibaliser leurs profits, tout comme les compagnies pétrolières n’ont pas été les premières à développer l’énergie verte qui concurrence directement les énergies fossiles. Sans surprise, quand des entreprises comme Facebook, Google, Amazon et Netflix redoublent d’efforts pour démontrer leur puissance technologique, elles le font dans des domaines qui sont compatibles avec leurs propres intérêts et modèles commerciaux.

En outre, chacune de ces entreprises est conduite non seulement par ses sources de recettes et catalogues de produits actuels, mais aussi par leur vision des choses. L’équipe dirigeante de chaque entreprise apporte ses propres approche, idiosyncrasies et préoccupations au processus d’innovation. L’iPod, l’iPhone et l’iPad étaient les produits de l’approche de l’innovation propre au cofondateur d’Apple Steve Jobs, si bien que ces technologies ne pouvaient être facilement émulées par d’autres acteurs. La réponse de Microsoft à la réussite mondiale et immédiate dont jouit l’iPod a été le lecteur Zune, un échec désastreux que beaucoup ont oublié.

Bien sûr, il n’y a en soi pas de problème avec le fait que les entreprises qui réussissent développent leur propre vision. Mais les choses sont différenctes quand une entreprise particulière devient le seul joueur en lice. Historiquement, les plus grandes avancées technologiques sont survenues quand plusieurs entreprises dans plusieurs secteurs testaient différentes idées.

Le problème aujourd’hui n’est pas simplement que les géants du numérique ont atteint une taille gargantuesque, c’est aussi que leurs investissements en recherche-développement déterminent la direction globale du changement technologique. Tous les autres acteurs du marché n’ont guère d’autre choix que de proposer des produits et services interopérables avec ceux des plateformes majeures, si bien qu’ils dépendent de ces dernières et leur sont subordonnés.

En termes de recherche-développement, le McKinsey Global Institute estime que les deux tiers des dépenses mondiales de développement de l’intelligence artificielle sont réalisées par quelques unes des plus larges entreprises chinoises et américaines de nouvelles technologies. En outre, ces entreprises partagent non seulement une vision similaire de la façon par laquelle les données et les intelligences artificielles doivent être utilisées (en l’occurrence, à des fins d’automatisation des tâches réalisées par les travailleurs et de surveillance), mais elles influencent aussi de plus en plus d’autres organisations, comme les lycées et les universités (…).

Le manque de diversité en recherche-développement apparaît même encore plus coûteux quand l’on considère les nombreuses technologies et plateformes alternatives qui auraient sinon été à notre disposition. Une fois que tous les œufs ont été mis dans un même panier, cela réduit le champ des possibles, car les alternatives ne peuvent plus faire face à la concurrence.

L’évolution des technologies énergétiques offre un bon exemple. La réduction des émissions de gaz à effet de serre aurait été impossible il y a trois décennies et demeure aujourd’hui un défi, pour la simple raison qu’un énorme montant a été investi dans la production de carburant fossile, les véhicules à combustion interne et toute l’infrastructure requise. Il a fallu trois décennies de subventions et d’autres dispositifs incitatifs pour qu’il y ait un rattrapage du côté de l’énergie renouvelable et les véhicules électriques. Le fait que ces technologies dépassent désormais les énergies fossiles dans plusieurs contextes montre ce qui peut être accompli via des politiques pour soutenir des plateformes alternatives qui soient davantage désirables d’un point de vue social.

Pourtant, il est rarement facile de réorienter le changement technologique, parce qu’il requiert une approche pluridimensionnelle. Il est important de limiter la taille des entreprises meneuses, mais cela ne suffit pas. Bien qu’une poignée de sociétés représente 25 % de la valorisation boursière américaine, démanteler Facebook, Google, Microsoft et Amazon ne suffira pas pour restaurer la diversité nécessaire pour l’innovation au niveau agrégé. Il faut aussi qu’il y ait de nouvelles entreprises, développant des visions différentes, et des gouvernements enclins à réclamer le rôle meneur qu’ils ont déjà joué par le passé dans le changement technologique. Il est toujours de notre pouvoir de pousser la technologie en direction de l’amélioration de la situation des travailleurs, des consommateurs et des citoyens plutôt que dans la conception d’un Etat espion dépourvu de bons emplois. Mais le temps presse. »

Daron Acemoglu, « Antitrust alone won’t fix the innovation problem », 30 octobre 2020. Traduit par Martin Anota



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samedi 30 novembre 2019

Le fléau des grosses entreprises



« Les titans des nouvelles technologies comme Amazon, Google, Facebook et Apple dominent leurs marchés respectifs et sont de plus en plus puissants. Maintenant, un chœur de critiques appelle à les démanteler. Nous avions connu un tel contexte par le passé. Il y a plus d’un siècle, c’était la Standard Oil qui fut accusée de pratiques anticoncurrentielles. Ensuite, il y a eu le secteur du conditionnement de viande, celui de la production de métal et celui des télécommunications. Chaque phase présenta des questions uniques à propos de la façon d’agir face aux sociétés puissantes. Naomi Lamoreaux pense qu’il est utile de revisiter cette histoire.

AEA : Quelles leçons l’histoire des entreprises comme la Standard Oil pourraient nous être utiles aujourd’hui ?

Naomi Lamoreaux : Il s’agissait d’entreprises très très grandes et elles suscitaient des craintes qui ressemblent à celles que suscitent les grandes entreprises aujourd’hui : des craintes à propos de possibles manipulations déloyales des opportunités économiques, des craintes à propos de leur influence politique, la crainte qu’une grande taille et un ample patrimoine puissent nuire à l’économie, à la société, à la politique de façons complexes et opaques.

AEA : Comment pouvez-vous brièvement décrire ce que la Standard Oil était et sa domination des marchés de l’énergie ?

Lamoreaux : La Standard Oil était un raffineur de pétrole brut. Initialement, son principal produit était le kérosène, qui était utilisé à des fins d’éclairage. Plus tard, elle devint un producteur de gazolène, mais son monopole était initialement un monopole dans l’éclairage, le kérosène. Initialement, elle ne représentait qu’environ 4 % des capacités de raffinage du pays. Cette part était de 4 % en 1870 ; elle s’élevait à 90 % une décennie après. Ainsi, cela effraya la population et fit sonner le signal d’alarme.

AEA : Comment est-elle devenue si grosse aussi rapidement ?

Lamoreaux : Fondamentalement, elle a été capable de s’approprier des avantages déloyaux sur ses rivales au moyen de rabais dans le transport ferroviaire. Une bonne partie du prix du pétrole tenait aux coûts de transport du pétrole et la Standard a été capable d’obtenir de moindres coûts de transport que ses rivales grâce au transport ferroviaire et d’utiliser ensuite cet avantage pour forcer ses rivales à quitter le marché ou à se vendre à elle.

AEA : Quand est-ce que les régulateurs commencèrent à s’attaquer à la Standard Oil ?

Lamoreaux : Les premiers régulateurs qui agirent opéraient au niveau des Etats fédérés. Les Etats répondirent à l’émergence de la Standard Oil et à d’autres imitateurs de la Standard Oil avec une législation que nous qualifierons aujourd’hui de législation antitrust à la fin des années 1880.

Le Congrès fit face à des pressions pour engager des actions, donc il adopta une loi en 1980 appelée le Sherman Antitrust Act, qui est la première loi antitrust au niveau fédéral qui transforma en crime toute tentative de monopoliser le commerce ou de s’engager dans la restriction des activités commerciales. Le problème avec cette loi était qu’elle était bien plus difficile de l’appliquer aux sociétés à charte d’Etat fédéré. Des sociétés comme la Standard Oil souscrivirent à la charte d’Etats bienveillants comme le New Jersey. La Standard pouvait être un monopole, mais elle opérait sous une charte du New Jersey et, selon la loi du New Jersey, c’était une entreprise légale. Cela posa des problèmes pour les régulateurs fédéraux. Il fallut attendre 1911 pour que les régulateurs trouvent comment agir avec une société comme la Standard. La Cour Suprême prit alors deux décisions, la première concernant la Standard Oil Company et la seconde concernant l’American Tobacco Company, celles de démanteler ces sociétés au motif qu’elles s’étaient engagées dans des activités anticoncurrentielles.

AEA : Il y a une ligne ténue entre les pratiques des entreprises qui s’avèrent anticoncurrentielles et dangereuses et celles qui améliorent l’efficience. Pouvez-vous décrire l’évolution dans notre façon de voir ce qui est dangereux et ce qui ne l’est pas ?

Lamoreaux : Il y avait d’un côté l’idée que ces grandes firmes qui émergeaient dans plusieurs secteurs de l’économie (…) avaient fait des choses bénéfiques, comme réduire le coût des biens pour les consommateurs, améliorer l’efficience et fournir de nouveaux biens aux consommateurs. Elles étaient grandes et connaissaient le succès et parce qu’elles connaissaient le succès elles disposaient d’un pouvoir de marché. Les gens voulaient trouver des façons de distinguer entre, d’un côté, ces firmes et, de l’autre, les firmes qui grossissaient en restreignant la concurrence en disposant d’avantages déloyaux. Le problème est qu’il est difficile de ranger clairement les entreprises dans l’une ou l’autre de ces catégories. Les entreprises les plus efficientes, les plus innovantes, peuvent faire des choses qui visaient à bloquer la concurrence future. Elles peuvent s’engager dans des pratiques que nous considérons comme déloyales et anticoncurrentielles.

Ensuite, au cours du vingtième siècle, les responsables de la politique publique cherchèrent tout d’abord à identifier ces types de comportements et à simplement stopper les mauvais comportements. Mais à la fin des années 1930, elles commencèrent à se dire qu’elles ne pouvaient vraiment pas faire cela. La grosse taille était mauvaise en soi et les régulateurs poursuivirent alors simplement des politiques qui visaient à réduire la part de marché des grosses firmes, que celles-ci se comportent mal ou non. Et cette vision de ce que doit faire la politique antitrust a vraiment émergé à la fin des années 1930 et elle a demeura jusqu’au début des années 1970. Ensuite, nous avons basculé à l’opposé et considéré que la grosse taille n’était pas un problème aussi longtemps que les entreprises offrent des gains aux consommateurs et qu’il n’y avait pas à s’inquiéter du tout de cela. Et maintenant les gens commencent à reconsidérer de nouveau les choses.

AEA : Vous faites référence ici à la tension entre l’Ecole de Chicago et ceux que l’on qualifie de "néo- brandeisiens" (New Brandeisians). Pouvez-vous expliquer en quoi tiennent les différences entre leurs raisonnements ?

Lamoreaux : La position de l’Ecole de Chicago était que la taille ne doit pas être un problème si la taille était le produit d’une plus grande efficience. Mon vieux collègue Harold Demsetz affirmait que les grandes entreprises avaient souvent un pouvoir de marché parce qu’elles avaient vraiment réussi et que vous ne voulez pas punir cela. Donc, fondamentalement, la taille n’était pas du tout considérée comme un problème et, aussi longtemps que les entreprises ne faisaient pas de choses qui nuisaient aux consommateurs, ne restreignaient pas la production, ne s’entendaient pas pour maintenir des prix élevés, il n’y avait pas de problème avec la taille.

Les "néo-brandeisiens" voient les choses très différemment. Ils se qualifient de néo-brandeisiens parce que leur vision du monde est très similaire à celle de Louis Brandeis. Pour ce dernier, les grandes entreprises étaient sources de menaces sur plusieurs plans. Si elles peuvent apporter des bénéfices aux consommateurs à court terme, elles peuvent étouffer l’innovation à long terme. Elles peuvent protéger leur position en recourant au lobbying pour empêcher le Congrès ou d’autres autorités de prendre des décisions susceptibles de réduire leur puissance. Et, bien sûr, les gens s’inquiètent à propos de plein d’autres choses relatives à la grande taille qui ne sont pas liées à la politique antitrust, mais sont des inquiétudes sociales comme le contrôle de l’information.

AEA : Quelle est la leçon la plus importante que, selon vous, l’Histoire a à offrir pour aujourd’hui ?

Lamoreaux : Je dirai deux choses. La première est que les inquiétudes à propos de la grande taille des entreprises ont toujours été multidimensionnelles et ne peuvent être réduites la simple question quant à savoir si les consommateurs en sont affectés dans une statique comparative. Le second point est qu’essayer de savoir si une grande entreprise fait du mal ou non, se comporte mal ou non, est en fait une tâche très épineuse. Parce que cette tâche est si difficile, nous avons (…) baissé les bras et dit que nous ne fixerions pas de limite.

C’est une illusion de penser qu’il n’y a qu’un seul principe qui nous permettrait d’échapper à ce genre de questions de jugement. Et les questions de jugement vont toujours être imparfaites. C’est intrinsèque aux systèmes politiques. C’est intrinsèque au système de régulation. Cela implique toujours un jugement. Et nous allons toujours nous tromper dans un sens ou un autre. Mais c’est là où nous devons travailler : chercher la bonne solution. Nous n’aurons jamais la bonne solution, mais nous devons essayer de l’avoir. »

American Economic Association, « The curse of bigness », 30 août 2019. Traduit par Martin Anota



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