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Tag - Gabriel Zucman

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vendredi 4 mars 2022

Gabriel Zucman : « Je suis un peu sceptique à l’idée que le gel des actifs de quelques douzaines d'oligarques puisse être très efficace »

« 60 % de la richesse des 0,01 % des plus riches en Russie sont détenus à l’étranger. L’économiste Gabriel Zucman de l’Université de Berkeley explique pourquoi les sanctions aveugles, telles que celles qui ont entraîné la chute du rouble et des marchés financiers russes cette semaine, "nuisent aux Russes ordinaires", mais sont moins efficaces pour cibler des individus aisés qui possèdent leurs actifs dans des devises étrangères. (…)

A travers le monde, les gouvernements ont privé des oligarques russes de leur accès au système financier, gelé leurs actifs et saisi leurs luxueux yachts. Le graphique suivant, basé sur une étude de 2018 réalisée par Annette Alstadsæter, Niels Johannesenn et Gabriel Zucman, montre pourquoi de telles sanctions sont particulièrement prometteuses comme moyen pour faire pression sur la Russie :

GRAPHIQUE Part de la richesse totale des ménages détenue par les 0,1 % les plus aisés (en %)

Alstadsaeter_Johannesenn_Zucman__Part_de_la_richesse_menages_detenue_par_les_0_1___les_plus_aises_offshore_onshore.png

Selon les estimations d’Alstadsæter et de ses coauteurs, plus de la moitié du patrimoine des 0,01 % des ménages les plus riches de Russie est détenue dans le reste du monde.

Pour estimer la taille de la richesse offshore de la Russie, les trois économistes ont "observé l’écart entre le (très large) excédent commercial de la Russie et sa (plus petite) accumulation d’actifs étrangers telle qu’elle est enregistrée. La différence reflète probablement une accumulation d’actifs dans les centres offshore qui échappe aux statistiques officielles", explique Zucman à ProMarket. Ce qu’ils ont trouvé est qu’en ce qui concerne la taille de sa richesse offshore, la Russie est "une anomalie" : alors que les auteurs constatent que l’équivalent de 10 % du PIB mondial est détenu dans les paradis fiscaux offshore, pour la Russie, selon leurs estimations, le chiffre s’élève à environ 60 %.

Dans une autre étude de 2018, Filip Novokmet, Thomas Piketty et Zucman ont estimé que la taille de la richesse offshore russe (équivalente à 85 % du revenu national) est plus de trois fois supérieure à celle des réserves étrangères officielles de la Russie. En outre, les auteurs constatent qu’"il y a autant de richesse financière détenue par les riches russes à l’étranger (…) que de richesse détenue par la population russe entière en Russie même."

Localiser la richesse russe dissimulée derrière les comptes d’opaques sociétés fictives dans les paradis fiscaux comme Chypre et la Suisse (aussi bien que dans l’immobilier de Londres et les cryptodevises) peut être difficile, mais le fait que tant de patrimoine russe soit détenu à l’extérieur du pays rend l’élite russe particulièrement vulnérable aux sanctions, amenant plusieurs responsables et observateurs occidentaux à croire que cibler la richesse offshore des chefs d’entreprise et politiciens affiliés à Poutine pourrait bien être le "talon d’Achille" du régime.

Cependant, en ce qui concerne l’efficacité des mesures annoncées jusqu’à présent, Zucman se montre moins optimiste. Le problème, dit-il, est que le ciblage de quelques riches alliés de Poutine ne suffit pas et que des efforts plus systématiques sont nécessaires (Zucman appelle depuis longtemps à la création d’un registre mondial des patrimoines).

"Je suis un peu sceptique à l’idée que le gel des actifs de quelques douzaines de personnes, les oligarques, puisse être très efficace", écrit-il. "Leur influence sur le régime de Poutine n’est pas claire et elle peut être surestimée. Il serait probablement plus efficace d’avoir une approche plus systématique, disons geler toutes les détentions offshore de plus de 10 millions de dollars, une politique qui affecterait de 10.000 à 20.000 Russes, ceux qui ont le plus bénéficié du règne de Poutine."

Selon Zucman, des sanctions aveugles, telles que celles qui ont provoqué la semaine dernière l’effondrement du rouble et décimé les marchés financières russes, "nuisent aux Russes ordinaires, dont beaucoup ont souffert du régime brutal de Poutine. Elles ont par contre peu d’effets sur les grands bénéficiaires du règne de Poutine, les ultra-riches qui possèdent leurs actifs en devises étrangères. Il serait plus rationnel de cibler les sanctions sur ce groupe". "Historiquement, ajoute Zucman, appauvrir toute une nation n'a conduit qu'au désastre." »

Asher Schechter, « Gabriel Zucman: “I’m a bit skeptical that freezing the assets of a few dozen oligarchs can be highly effective », in ProMarket, 4 mars 2022.



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lundi 28 janvier 2019

Qu'est-ce qui justifie de taxer davantage les plus hauts revenus ?

« Quand les gens prétendent que le néolibéralisme est un concept creux, je leur rappelle ce qui s’est passé du côté du taux marginal d’imposition du revenu depuis environ 1980, pas seulement aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, mais aussi dans d’autres pays. Voici un graphique du taux marginal d’imposition aux Etats-Unis au cours du dernier siècle (trouvé dans un article de Martin Sandbu). Eisenhower imposait un taux marginal de 91 % aux plus hauts revenus.

FiveThirtyEight__taux_marginal_d__imposition_aux_Etats-Unis.png

Il n’y a aucun doute à ce qu’il y ait des raisons complexes pour expliquer ces baisses, mais les principales d’entre elles tiennent à la croyance néolibérale selon laquelle une réduction des taux d’imposition marginaux motiverait les entrepreneurs les plus dynamiques à gérer plus efficacement leur entreprise et les bénéfices d’une telle action ruisselleraient à l’économie dans son ensemble. De faibles taux marginaux d’imposition encourageraient les entrepreneurs à prendre plus de risques qui sont bénéfiques pour la collectivité, et ainsi de suite. L’argument est si connu, avancé si fréquemment par les think tanks libéraux, qu’il n’est pas nécessaire de le rappeler davantage. C’est un exemple classique illustrant la façon par laquelle les néolibéraux utilisent un peu d’économie simplifiée pour justifier des politiques qui les avantagent ou avantagent leurs rémunérateurs.

Pourtant, les preuves empiriques allant dans le sens de tels effets sont, au mieux, faibles. L’explication est simple. Au-delà d’un certain niveau de revenu, d’autres incitations au-delà de la seule incitation pécuniaire, deviennent importants. Les PDG les mieux rémunérés, comme les footballeurs les mieux payés, veulent réussir dans ce qu’ils font et davantage réussir que les autres. Ils veulent réussir, et ce qu’importe au final les récompenses financières qu’ils tirent de leur réussite.

Mais un autre pan d’économie de base que les néolibéraux mentionnent bien peu est l’idée de décroissance de l’utilité marginale de la consommation. Celle-ci plaide pour des taux marginaux élevés pour les hauts revenus. Il est socialement bien plus bénéfique de taxer ceux pour qui cela ne vaut pas la peine de ramasser un dollar tombé sur le trottoir et de le transférer cet argent à ceux qui sont les plus pauvres. Un article bien connu de Peter Diamond et Emmanuel Saez a trouvé que, en tenant compte des effets de désincitation et d’évitement, le taux marginal d’imposition des hauts revenus aux Etats-Unis doit être de 73 % (1).

Il y a deux raisons amenant à penser que ce chiffre de 73 % pourrait sous-estimer le vrai taux optimal. Piketty, Saez et Stantcheva ont affirmé que donner beaucoup d’argent aux PDG peut avoir des effets négatifs en termes d’incitation. Une partie de votre statut tient à ce que vous pouvez vous offrir. Quand tous les PDG sont fortement taxés à la marge, le montant de votre salaire a peu d’impact sur cela, mais lorsque votre salaire n’est pas autant imposé, vous pouvez accroître votre salaire et par conséquent améliorer votre statut en extrayant plus d’argent de votre entreprise. Pour utiliser le jargon des économistes, un faible taux marginal d’imposition sur les hauts revenus peut être un bon exemple d’incitation pour l’extraction de rentes plutôt qu’une incitation à accroître le bien-être social.

Mais alors qu’un dollar supplémentaire pour un PDG ne va pas les inciter d’une manière positive, vous pouvez affirmer que cela pourrait inciter ceux qui sont talentueux à aspirer à être PDG. Les PDG feront toujours partie des plus riches dans une société, parce qu’une grosse partie de leur revenu va âtre taxée à de faibles taux. Un article de Lockwood, Nathanson et Weyl renverse cet argument. Les hauts salaires sont associés à des activités, comme la finance et le droit, qui ont ce que les économistes appellent des externalités négatives, ce qui signifie qu’elles ne font pas autant de bien à la société que le suggère le montant des salaires qu’elles offrent. Une grosse partie de la finance, par exemple, consiste à prendre de l’argent à d’autres personnes plutôt qu’à chercher à accroître la taille du gâteau pour tout le monde. Si de hauts salaires après impôt incitent les gens talentueux à aller dans ces professions, cela aura des effets négatifs pour la société, mais il serait plus bénéfique à ce qu’ils aillent travailler dans d’autres professions. Vous pouvez améliorer cette mauvaise allocation des talents en fixant de plus hauts taux d’imposition sur les hauts revenus.

Les néolibéraux ont développé une dernière ligne de défense contre la hausse des taux marginaux d’imposition dans un pays donné qui est liée à la migration. L’idée est que les personnes talentueuses, qui peuvent être assez mobiles, vont aller là où leur talent est le mieux rémunéré. Il y a plusieurs preuves empiriques qui suggèrent que c’est le cas, mais dans une certaine mesure. Cette inquiétude ne signifie pas qu’il faille laisser les taux marginaux d’imposition au niveau où ils sont actuellement, ni qu’il faille les réduire, mais simplement que nous ne pouvons pas les fixer aussi haut qu’ils le devraient lorsque des pays qui sont attrayants pour les talents continuent de faiblement imposer les hauts revenus. La Suède réalise de bonnes performances avec un taux marginal d’imposition effectif de 70 %.

Le danger d’une course aux taux marginaux les plus bas fait qu’il est plus important que les Etats-Unis accroissent leur taux marginal d’imposition comme le suggère la Démocrate Alexandria Ocasio-Cortez. Pour diverses raisons assez évidentes, les Etats-Unis n’ont pas à vraiment s’inquiéter d’une fuite des talents s’ils augmentent leurs taux marginaux d’imposition.

Selon moi, les arguments les plus importants en faveur de plus hauts taux d’imposition ne sont pas pécuniaires, dans le sens où ils ne dépendent pas des points que j’ai abordés ci-dessus. Les preuves empiriques suggérant que le bien-être social est plus élevé dans les sociétés les plus égalitaires me semblent convaincantes. (…)

Il y a un dernier argument plaidant pour des taux marginaux d’imposition élevés pour les hauts revenus qui semble particulièrement pertinent dans le cas des Etats-Unis et du Royaume-Uni. Si vous avez un système politique comme les Etats-Unis où l’argent achète facilement l’influence politique, vous allez trouver certains de ceux qui gagnent de très hauts salaires essayer de le faire. (…) Parce que l’argent peut aussi aider à acheter des votes, cette ploutocratie peut aussi être capable de continuer d’exister sans que les élections démocratiques ne la menacent. Même lorsque vous avez des lois limitant le montant que vous pouvez dépenser dans les élections, le Royaume-Uni montre qu’il y a plein de façons par lesquelles les plus riches peuvent les contourner, en particulier s’ils contrôlent de larges pans de la presse.

C’est l’argument qu’Emmanuel Saez et Gabriel Zucman avancent dans leur excellente tribune publiée dans le New York Times. Ils écrivent : "Une concentration extrême de richesse signifie une concentration extrême de pouvoir économique et politique. Même si plusieurs politiques peuvent contribuer à y répondre, une taxation progressive du revenu constitue la mesure la plus efficace d’entre elles, parce qu’elle contiennent les revenus exorbitants également, qu’elles dérivent de l’exploitation d’un pouvoir de monopole, de nouveaux produits financiers, de la simple chance ou d’autre chose".

Dans une brève réponse à cette tribune, l’économiste Greg Mankiw a écrit : "La plupart des riches que je connais auraient été heureux de dépenser de grosses sommes d’argent pour empêcher Trump d’accéder à la Maison Blanche. Et beaucoup essayèrent de le faire. Le phénomène Trump ne suggère pas que les élites aisées ont trop d’influence sur la politique ; il suggère plutôt qu’ils en ont trop peu".

Mais cela ignore (…) la nature de la ploutocratie que les hauts revenus et patrimoines créent. Cela (…) ne crée pas une sorte de comité de très riches qui décideraient entre eux qui impose les règles. C’est plus erratique que cela. En fait, cela permet à de petits groupes parmi les plus aisés, qui ne sont pas forcément représentatifs, de détourner un système démocratique. Trump et le Brexit en sont de clairs exemples. Mankiw a raison de dire qu’une manière d’éviter cela serait de créer un genre de ploutocratie plus représentatif, mais une manière plus efficace d’éviter des désastres de ce genre est de s’attaquer au problème à sa source, en réinstaurant des taux d’imposition élevés sur les hauts revenus.

(1) (…) Si les effets de désincitation et d’évitement sont si larges qu’une hausse des taux d’imposition n’entraîne aucun supplément de revenu, alors il n’y a aucun avantage pécuniaire à accroître ces taux. Si ces effets n’existent pas, le taux marginal optimal pour les plus hauts revenus serait de 100 %. L’article estime que ces effets se situent entre les deux extrêmes, si bien que le taux d’imposition optimal pour les hauts revenus se situe quelque part entre zéro et 100 %. »

Simon Wren-Lewis, « The key arguments for high top rates of income tax are political as well as pecuniary », in Mainly Macro (blog), 24 janvier 2019. Traduit par Martin Anota



aller plus loin... lire « Aux racines du trumpisme, la Reaganomics »

mardi 11 novembre 2014

Le retour des inégalités patrimoniales aux Etats-Unis

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source : The Economist (2014), d'après Emmanel Saez et Gabriel Zucman



aller plus loin... lire "Comment la répartition du patrimoine a-t-elle changé depuis un siècle aux Etats-Unis ?"