« Les comparaisons de niveaux de vie entre les pays s’appuient habituellement sur les indicateurs de PIB par tête. Ce choix est bien sûr simpliste : il considère seulement une mesure de développement économique particulière, en excluant plusieurs dimensions influençant le bien-être des citoyens, par exemple l’arbitrage entre le travail et le revenu d’un côté et le loisir de l’autre, les inégalités dans la répartition des revenus, la soutenabilité du développement et de la croissance… Ces défauts ont inspiré une littérature abondante et le rapport réalisé par Stiglitz, Sen et Fitoussi (2009) proposa diverses manières d’enrichir la mesure du développement économique et social. Ces propositions ont été progressivement prises en compte mais, dans la situation actuelle d’un manque d’indicateurs consensuels et homogènes disponibles pour un large ensemble de pays, les comparaisons de développement économique entre les pays se focalisent habituellement sur les indicateurs de PIB par tête.

La littérature abondante autour des comparaisons de PIB par tête entre les pays s’est principalement focalisée sur deux questions qui ne sont pas indépendantes l’une de l’autre : la convergence du PIB par tête entre les pays et les facteurs expliquant la croissance du PIB par tête (…). Il semble que les niveaux de PIB par tête ne convergent pas nécessairement entre les pays, même les pays avancés (…). En d’autres mots, les pays ayant de faibles PIB par tête ne rattrapent pas forcément les pays avec un PIB par tête élevé, et l’écart peut même s’accroître au cours du temps. La littérature a mis en avant divers facteurs de croissance et de convergence du PIB par tête. Le rattrapage va dépendre de la "capabilité sociale" à adopter de nouvelles technologies et de la "congruence" rendant coûteuse l’adoption des technologies du meneur. La "capabilité sociale" donne un rôle particulièrement important aux facteurs institutionnels et éducatifs (…). Les facteurs institutionnels correspondent par exemple aux droits de propriété, aux règlementations des marchés du travail et des produits, au développement et à la réglementation du système financier, à la qualité du système juridique et même à la démocratie, comme l’ont montré Daron Acemoglu et ses coauteurs (2014)… L’éduction correspond au niveau d’éduction de la population en âge de travailler. Les innovations et le progrès technique dépendent de ces facteurs institutionnels et éducatifs (…). Craft et O’Rourke (2013) suggèrent même que le rôle des facteurs institutionnels peut s’est accru au cours des dernières décennies. Certaines institutions spécifiques telles que le système fiscal peuvent aussi influencer l’arbitrage entre le loisir et le travail et pour cette raison ils peuvent expliquer certaine écarts que l’on peut constater entre les pays en termes de temps de travail ou de taux d’activité qui contribuent aux écarts en termes de PIB par tête (…). La "congruence technologique" est reliée au "changement technique orienté" de Daron Acemoglu, qui souligne que le changement technique est déterminé par la dotation relative en facteurs et la taille des marchés. En ce qui concerne les Etats-Unis, Robert Gordon souligne que "six vents contraires" sont déjà à l’œuvre pour ralentir la croissance du PIB par tête et peuvent jouer un plus grand rôle à l’avenir. Ces vents contraires sont : i) Un renversement du dividende démographique ; ii) Un plateau dans le niveau d’éducation ; iii) Une hausse des inégalités de revenu et de richesse ; iv) La mondialisation ; v) Les risques énergétiques et environnementaux ; iv) L’endettement des ménages et des gouvernements. Dans les autres pays avancés, certains de ces vents contraires sont déjà à l’œuvre ou vont bientôt s’exercer. (…)

Cette étude offre une comparaison des niveaux des PIB par tête des principaux pays avancés et de leur croissance au cours d’une longue période. Elle propose aussi une comparaison du niveau et de la croissance des principales composantes du PIB par tête (…). Ces composantes sont la productivité totale des facteurs, l’intensité capitalistique, le temps de travail et le taux d’emploi. Une telle décomposition permet de caractériser les contributions de ces différentes composantes des différences en termes de PIB par tête entre les pays. L’étude cherche aussi à tester l’hypothèse de convergence en termes de PIB par tête et ses composantes au cours de différentes sous-périodes.

Selon Galor (1996), trois différents concepts de convergence existent. Premièrement, l’hypothèse de convergence absolue suggère que le PIB par tête converge vers un équilibre régulier commun à l’ensemble des pays à long terme, sans qu’importent les conditions initiales. Deuxièmement, l’hypothèse de convergence conditionnelle suppose aussi qu’il y a une convergence vers un état régulier commun indépendamment des niveaux initiaux, mais aussi entre les pays qui partagent des caractéristiques structurelles communes (démographie, politiques, géographie…). Finalement, l’hypothèse de convergence de clubs décrit une situation dans laquelle les groupes de pays avec des conditions initiales similaires et identiques en termes de caractéristiques structurelles convergent vers un équilibre régulier commun. Dans ce dernier cas, il y a de multiples états réguliers et les pays peuvent atteindre l’un d’eux si leur niveaux initiaux appartiennent au même "bassin d’attraction" d’un état régulier (…).

Notre ensemble de données concerne 17 pays avancés : ceux du G7 (les Etats-Unis, le Japon, l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni, l’Italie et le Canada), les trois autres plus grands pays de la zone euro (l’Espagne, les Pays-Bas et la Belgique), les deux autres pays de cette zone (le Portugal et la Finlande) et cinq autres pays de l’OCDE (…). En outre, la zone euro a été reconstituée, en agrégeant l’Allemagne, la France, l’Italie, l’Espagne, les Pays-Bas, la Belgique, le Portugal et la Finlande. Cette approximation semble acceptable, puisque ces huit pays représentent ensemble en 2010 93,2 % du PIB de la zone euro (16 pays en 2010). Les pays que nous avons sélectionnés sont aujourd’hui des pays « avancés » et ainsi ont convergé à un certain moment du temps ; donc, les résultats de convergence globale ne seront pas surprenants mais, comme nous allons le voir, la convergence n’est pas un processus lisse ou automatique. Nous allons voir par exemple que le processus de convergence par rapport au niveau de PIB par tête des Etats-Unis stoppa au cours des dernières décennies dans la zone euro, mais aussi dans plusieurs pays spécifiques toujours éloignés du niveau des Etats-Unis.

GRAPHIQUE 1 Niveau du PIB par tête (en % du PIB par tête des Etats-Unis)

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L’analyse utilise des données annuelles pour la période entre 1890 et 2013, mais des données trimestrielles pour la période postérieure à 1974. (…) Cette étude nous amène à dresser plusieurs constats par rapport au niveau, à l’évolution et à la convergence des PIB par tête. Les principaux constats sont les suivants : i) Tous les pays ont connu au moins une vague de forte croissance du PIB par tête au cours du vingtième siècle, mais pas de manière simultanée. L’ampleur de la vague semble liée au niveau de départ : elle fut la plus forte au Japon, mais ce dernier avait initialement un niveau relativement faible de PIB par tête. A l’inverse, la vague fut la plus faible au Royaume-Uni, mais ce dernier avait initialement un niveau de PIB par tête plus élevé que le Japon et la zone euro. La zone euro est dans une position intermédiaire, puisqu’elle se caractérise par une vague moyenne et un niveau de départ moyen ; ii) Presque tous les pays ont souffert, au cours des dernières décennies de la période, d’une forte chute de la croissance du PIB par tête ; iii) Le leadership en termes de PIB par tête a changé au cours du temps : le Royaume-Uni était le meneur jusqu’à la Première Guerre mondiale et pendant quelques années durant la Grande Dépression, mais les Etats-Unis ont maintenu leur leadership depuis la Seconde Guerre mondiale. (…) iv) Il y a un processus de convergence global parmi les pays avancés, principalement après la Seconde Guerre mondiale, tout d’abord à travers l’intensité capitalistique, puis via la productivité totale des facteurs, alors que les dynamiques touchant le nombre d’heures travaillées ou de taux d’emploi sont plus disparates ; v) Mais ce processus de convergence n’est pas continu. Par exemple, il fut épars depuis 1990, comme la convergence des niveaux de PIB par tête de la zone euro, du Royaume-Uni et du Japon par rapport à celui des Etats-Unis s’est arrêté à une large distance du niveau américain ; les pays qui se sont réformés ou qui sont structurellement flexibles ont pu connaître une accélération de leur croissance grâce au choc associé aux technologies d’information et de communication, tandis que certains pays comme le Japon se sont retrouvés piégés dans la stagnation. Ce fait a déjà été identifié dans la littérature (…) ; il signifie que le rattrapage en termes de PIB par tête par rapport au pays meneur n’est pas toujours un processus continu ; vi) Les taux d’emploi et le nombre d’heures travaillées n’ont pas contribué au processus de convergence global. La convergence de club est souvent apparue pour ces variables parmi les pays européens d’un côté et les pays anglo-saxons de l’autre. Les dynamiques furent particulièrement divergentes entre ces deux groupes depuis 1974, comme des politiques d’emploi opposées ont été mises en œuvre. (...)

GRAPHIQUE 2 Croissance annuelle du PIB par tête (en %)

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Les politiques peuvent influencer les niveaux relatifs de PIB par tête. Outre les politiques soutenant l’innovation, les politiques les plus efficaces pour stimuler le processus de convergence du PIB par tête sont celles qui accélèrent les bénéfices de productivité associés aux chocs technologiques, et par exemple les politiques réduisant les barrières non concurrentielles sur le marché des biens, ou l’introduction d’un surcroît de flexibilité sur le marché du travail, et bien sûr les politiques accroissant le niveau d’éducation de la population en âge de travailler (…). Mais ce sont aussi des politiques impactant l’offre de travail. A propos de ce dernier aspect, comparé à celui des Etats-Unis, le PIB par tête dans la zone euro a souffert des faibles taux d’emploi au cours des dernières décennies. La hausse du taux d’activité dans la zone euro au cours des deux dernières décennies illustre le rôle important des politiques. »

Antonin Bergeaud, Gilbert Cette et Rémy Lecat, « Le PIB par habitant dans les pays avancés durant le XXème siècle », document de travail de la Banque de France. Traduit par Martin Anota