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Tag - Gita Gopinath

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mardi 27 juin 2023

Trois vérités inconfortables pour la politique monétaire

« (…) La lutte contre l’inflation est toujours en cours, dans la zone euro et dans une grande partie du reste du monde. L’inflation globale a décliné, mais les composantes les plus visqueuses restent durablement élevées. Les banques centrales doivent continuer de combattre l’inflation, tout en se demandant si (et comment) la stratégie de politique monétaire doit changer dans le futur. Ce n’est, bien sûr, pas une tâche facile.

Je vais évoquer trois vérités inconfortables pour la politique monétaire. La première est que l’inflation prend trop de temps pour revenir à la cible. Cela signifie que les banques centrales, notamment la BCE, doivent rester engagées dans la lutte contre l’inflation malgré les risques d’une plus faible croissance économique. La deuxième vérité inconfortable est que les turbulences financières peuvent générer des tensions entre les objectifs de stabilité des prix et de stabilité financière des banques centrales. Atteindre la "séparation" via des outils additionnels est possible, mais pas garanti. La troisième vérité inconfortable est que, concernant l’avenir, les banques centrales sont susceptibles de connaître davantage de risques haussiers sur l’inflation qu’avant la pandémie. Les stratégies de politique monétaire et l’usage d’outils comme le forward guidance et l’assouplissement quantitatif doivent être en conséquence redéfinis.

Commençons par explorer la première vérité inconfortable : l’inflation prend du temps pour revenir à sa cible.

Vérité inconfortable n° 1 : l’inflation prend trop de temps pour revenir à la cible

GRAPHIQUE 1 Prévisions d’inflation de la BCE et inflation observée (en %)

Gopinath__previsions_d__inflation_de_la_BCE_2021_2022_2023.png

Les prévisionnistes d’inflation ont été optimistes en pensant que l’inflation reviendrait rapidement à sa cible (…). Comme vous le voyez, cela inclut la BCE et le FMI, dont les prévisions sont presque impossibles à distinguer l’une de l’autre (cf. graphiques 1 et 2). Cela me rappelle la fameuse pièce de Samuel Becket, En attendant Godot. Dans la pièce, les personnages et les spectateurs attendent un mystérieux personnage appelé Godot qui n’apparaît jamais. De même, nous attendons toujours la réapparition de la faible inflation. Bien sûr, nous espérons que la vraie vie aura une fin différente de la pièce. Mais pour l’instant, les spectateurs attendent toujours.

GRAPHIQUE 2 Prévisions d’inflation du FMI et inflation observée (en %)

Gopinath__previsions_d__inflation_du_FMI_2021_2022_2023_Sintra.png

Malgré des erreurs de prévision répétées, les marchés restent particulièrement optimistes à l'idée que l’inflation dans la zone euro et dans la plupart des pays développés va revenir relativement vite à proximité des niveaux ciblés. Ces espoirs de désinflation (probablement alimentés par la forte baisse des prix de l’énergie) sous-tendent les anticipations que les taux directeurs vont bientôt baisser, malgré les déclarations des banques centrales qu’elles comptent continuer de les relever. Les enquêtes des analystes de marchés offrent une image similaire et suggèrent que l’inflation est susceptible de baisser sans grandement affecter la croissance. Il est utile de garder en tête qu’il n’y a pas vraiment de précédent historique pour une telle issue.

Laissons de côté les prévisions. Le fait est que l’inflation soit trop forte et reste généralisée dans la zone euro, comme dans d’autres pays. Alors que l’inflation globale a significativement diminué, l’inflation est restée forte dans les services et la date à laquelle on s’attend à ce qu’elle retourne à la cible pourrait davantage reculer.

Pourquoi l’inflation s’est révélée persistante

Alors que les travaux actuels vont éclairer pourquoi l’inflation s’est révélée si visqueuse, divers facteurs sont probablement à l’œuvre et continuent de pousser l’inflation à la hausse.

Premièrement, alors que la BCE a relevé ses taux d’intérêt l’année dernière de 400 points de base (la plus forte hausse de son histoire), l’activité n’a que légèrement diminué. Le taux de chômage est à un niveau historiquement faible. La croissance des salaires a été solide et s’accélère, quoi qu’insuffisamment pour compenser les chutes brutales des salaires réels de ces deux dernières années. La combinaison de tensions sur les marchés du travail et d’un stock toujours solide d’épargne des ménages et de résiduelle demande de rattrapage peut avoir contribué à la résilience de l’activité que nous avons vue jusqu’à présent.

Deuxièmement, malgré la forte hausse du taux directeur, les conditions financières peuvent ne pas être suffisamment resserrées, ce qui empêche la transmission de la politique monétaire. (...) Les taux d’intérêt réels (selon les mesures des anticipations d’inflation basées sur les marchés financiers) sont assez bas et les taux d’intérêt réels à court terme (en utilisant des données relatives aux ménages) sont probablement négatifs.

Enfin, la pandémie a probablement réduit le potentiel de production et la productivité, ce qui contribue aussi à expliquer les pressions à la hausse sur l’inflation.

Ce qui est inquiétant est que la forte inflation soutenue peut changer la dynamique de l’inflation et compliquer la tâche de la désinflation. Etant donné la baisse massive des salaires réels depuis la pandémie, on s’attend à un certain rattrapage des salaires. Toute chose égale par ailleurs, si l’inflation chutait rapidement, les entreprises devraient laisser leurs marges de profit (qui ont explosé ces deux dernières années) baisser et absorber une partie de la hausse attendue du coût du travail. Mais les entreprises peuvent y résister, en particulier si l’économie reste résiliente, tandis que les travailleurs peuvent demander à se faire compenser pour leurs pertes de salaires réels. Une telle dynamique freinerait la réduction de l’inflation, pousserait vers le haut les anticipations d’inflation et augmenterait le risque d’une nouvelle pression sur les coûts ou les ressources (Bernanke et Blanchard, 2023 ; Hansen, Toscani et Zhou, 2023 ; Lorenzoni et Werning, 2023). (...)

La stratégie appropriée

C’est définitivement aux banques centrales d’assurer la stabilité des prix indépendamment de la situation budgétaire. Avec une inflation sous-jacente forte et de substantiels risques haussiers sur l’inflation, des considérations de gestion du risque dans la zone euro suggèrent que la politique monétaire doit continuer de resserrer sa politique monétaire et de rester en territoire restrictif jusqu’à ce que l’inflation sous-jacente soit clairement sur une trajectoire baissière. La BCE (et d’autres banques centrales dans une situation similaire) doit être prête à réagir vigoureusement à de nouvelles pressions inflationnistes ou au signe que l’inflation s’avère plus persistante, même si cela implique de refroidir davantage le marché du travail. Les coûts de la lutte contre l’inflation seront significativement plus élevés si une période prolongée de forte inflation conduit à un relèvement des anticipations d’inflation (…).

Des risques baissiers sur l’inflation peuvent aussi survenir, par exemple, avec l’essoufflement des perturbations des chaînes de valeur et la chute des prix de l’énergie. L’effet du récent resserrement de la politique monétaire fonctionne toujours via le système. Alors que les banques centrales doivent veiller à ne pas assouplir prématurément leur politique monétaire, elles doivent être prêtes à l’ajuster si un chœur d’indicateurs suggère que ces risques baissiers sur l’inflation se matérialisent.

Vérité inconfortable n° 2 : les turbulences financières peuvent générer des tensions entre les objectifs de stabilité des prix et de stabilité financière des banques centrales

Si l’inflation persiste et si les banques centrales doivent resserrer davantage que les marchés financiers ne s’y attendent, les conditions financières légèrement resserrées d’aujourd’hui peuvent donner lieu à une revalorisation des prix d’actifs et à une hausse brutale des spreads de crédit ? Nous avons vu l’année dernière comment, sous certaines circonstances, le resserrement monétaire peut s’accompagner de certaines turbulences financières, notamment en Corée du Sud, au Royaume-Uni et plus récemment aux Etats-Unis.

Pour la zone euro, le resserrement de la politique monétaire peut aussi avoir divers effets régionaux, avec les spreads augmentant davantage dans certains pays très endettés. Des taux d’intérêt plus élevés peuvent aussi amplifier d’autres vulnérabilités associées à l’endettement des ménages et à une grande part des emprunts hypothécaires à taux variable dans certains pays.

Cela m’amène à une deuxième vérité inconfortable : les turbulences financières peuvent générer des tensions entre les objectifs de stabilité des prix et de stabilité financière des banques centrales. Les banques centrales peuvent certes étendre un soutien en liquidité aux banques solvables, mais elles ne sont pas équipées pour gérer les problèmes des emprunteurs insolvables.

La réponse de la politique monétaire à de modestes tensions financières

Si les tensions financières restent modestes, les banques centrales ne devraient pas avoir de grandes difficultés pour atteindre les objectifs de stabilité des prix et de stabilité financière. Si les ménages et les entreprises font face à une hausse des coûts d’emprunt, les banques centrales peuvent réduire leurs taux directeurs pour maintenir la production et l’inflation sur pratiquement la même trajectoire. D’autres outils relativement standards des banques centrales (comme le prêt à la fenêtre d’escompte ou d’autres formes de soutien en liquidité) peuvent aussi aider. Bien sûr, une réduction des taux directeurs, même si elle vise à maintenir les conditions financières pour l’essentiel inchangées, peut être mal interprétée comme un abandon de la lutte contre l’inflation, donc la communication est importante.

Quand les tensions menacent de se traduire en crise systématique

La situation devient bien plus difficile si les tensions financières menacent de se transformer en une crise systémique. La prévention d’une crise peut aller au-delà de ce que les banques centrales peuvent faire seules. Elles peuvent certes étendre leur soutien en liquidité aux banques solvables, mais elles ne peuvent pas soutenir les banques, entreprises ou ménages insolvables. Cela doit être géré par les gouvernements et peut nécessiter d’amples ressources budgétaires. Et les banques centrales peuvent difficilement atténuer les tensions sur les agents non bancaires au vu des difficultés qu’il y a à évaluer la solvabilité et les risques de politique économique qu’il y a à choisir les gagnants et les perdants.

Des interventions énergiques et menées en temps opportun adossées au soutien budgétaire nécessaire peuvent permettre à la politique monétaire de se focaliser sur la stabilité des prix, comme ce fut le cas durant les récents épisodes de tensions. Cette séparation est clairement l’issue la plus désirable. Mais quand les gouvernements manquent de marge de manœuvre budgétaire ou de soutien politique pour répondre au problème, les banques centrales peuvent avoir à ajuster leur fonction de réaction de politique monétaire pour prendre en compte les tensions financières. Alors que les banques centrales ne doivent jamais perdre de vue leur engagement à la stabilité des prix, elles peuvent tolérer un retour quelque peu plus lent à la cible d’inflation pour éviter les tensions systémiques. Même ainsi, la barre doit être placée haut. Un tel changement de la fonction de réaction pourrait laisser la banque centrale "derrière la courbe" (behind the curve) dans la lutte contre l’inflation, comme par exemple lorsque la Réserve fédérale décida d’assouplir sa politique monétaire au milieu des années 1960 de crainte qu’il y ait un effondrement du crédit, alors même que les pressions d’inflation étaient substantielles.

Pour le dire simplement, alors que la séparation est en principe atteignable, il est difficile de l’atteindre en pratique et elle ne doit pas être tenue comme garantie.

Vérité inconfortable n° 3 : les banques centrales sont susceptibles de connaître davantage de risques haussiers sur l’inflation qu’avant la pandémie

Cela m’amène à la troisième vérité inconfortable : les banques centrales sont susceptibles de connaître davantage de risques haussiers sur l’inflation qu’avant la pandémie. Les stratégies de politique monétaire et l’usage d’outils comme le forward guidance et l’assouplissement quantitatif doivent être redéfinis en conséquence.

Les stratégies de politique monétaire mises en œuvre dans la période consécutive à la crise financière mondiale par la BCE et d’autres banques centrales majeures se sont focalisées sur le soutien de l’activité et d’une inflation trop faible quand la borne inférieure effective semblait être une contrainte pressante. On ne pensait guère que l’inflation pouvait dépasser durablement la cible au vu de l’apparente horizontalité de la courbe de Phillips ou que les banques centrales feraient face à un arbitrage significatif pour répondre aux chocs d’offre. Des considérations de gestion des risques se sont inclinées vers les risques baissiers sur l’activité et l’inflation.

Davantage de risques haussiers sur l’inflation

Concernant l’avenir, les banques centrales sont susceptibles de faire face à davantage de risques haussiers sur l’inflation qu’avant la pandémie pour deux ensembles de raisons. Certains de ces risques haussiers reflètent des changements structurels affectant l’offre globale (accentués par la pandémie et la guerre en Ukraine) et qui peuvent entraîner des chocs plus amples et plus persistants. En outre, nous avons aussi appris que la courbe de Phillips n’est pas plate de façon assurée.

En ce qui concerne les changements structurels, il y a un risque substantiel que des chocs d’offre plus volatils de l’ère pandémique persistent. Malgré un assouplissement considérable des pressions sur l’offre liées à la pandémie, la restructuration des chaînes de valeur internationales qui a été intensifiée par la pandémie et la guerre, couplée avec la fragmentation géoéconomique, peut aussi provoquer des perturbations sur l’offre mondiale. Plusieurs pays se tournent vers des politiques introverties, qui accroissent les coûts de production et, ironiquement, rendent les pays moins résilients et davantage exposés aux chocs d’offre. (…) Le nombre de nouvelles restrictions dans le commerce et les investissements directs à l’étranger imposés sur les pays de l’UE a augmenté durant la pandémie. Les pays de l’UE ont aussi accru leurs propres restrictions sur les échanges et IDE entrants.

Les risques associés au changement climatique et à la transition climatique sont aussi susceptibles d’amplifier les fluctuations à court terme de l’inflation et de la production. Les retards dans la réalisation des objectifs de l’Accord de Paris augmentent le risque d’une transition désordonnée et de sérieuses perturbations dans l’offre d’énergie, ce qui peut alimenter fortement l’inflation et confronter les banques centrales à des arbitrages plus difficiles.

GRAPHIQUE Déviation du PIB et de l'inflation sous-jacente des pays développés par rapport à leur tendance
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La pandémie nous en a aussi appris à propos de la courbe de Phillips. Les données empiriques montrent que des non-linéarités peuvent être prononcées à des niveaux élevés d’utilisation des ressources, si bien que l’inflation se révèle plus sensible aux pressions sur les ressources (Ball, Leigh et Mishra, 2022). Des difficultés dans la mesure du degré d’utilisation des capacités compliquent aussi la tâche des responsables politiques à jauger à partir de quel point les pressions inflationnistes vont escalader.

Les implications pour la stratégie de politique monétaire

Ces points suggèrent qu’en ce qui concerne la stratégie de politique monétaire, il sera important d’être plus prudent lorsqu’il s’agit de "voir au-delà" (looking through) les chocs d’offre. Les banques centrales peuvent devoir réagir plus agressivement si les chocs d’offre sont généralisés et affectent des secteurs clés de l’économie ou si l’inflation est déjà supérieure à la cible, auquel cas les anticipations sont davantage susceptibles de ne plus être ancrées. Elles peuvent aussi avoir à réagir plus agressivement dans une économie robuste dans laquelle les producteurs peuvent répercuter les hausses de leurs coûts et les travailleurs sont moins susceptibles d’accepter des baisses de salaires réels. Et elles doivent savoir si les chocs sont principalement provoqués du côté de l’offre ou alimentés par une forte demande.

Alors que nous ne focalisons à présent sur la forte inflation, ce que nous avons appris à propos de la courbe de Phillips a aussi d’importantes implications pour la réponse de la politique monétaire aux futures périodes d’inflation inférieure à la cible. Certains raffinements peuvent être nécessaires aux stratégies de taux "plus faibles plus longtemps" (lower-for-longer) qui ont été largement utilisées après la crise financière mondiale, qui impliquent typiquement de maintenir les taux directeurs à la borne inférieure effective jusqu’à ce que l’inflation atteigne ou dépasse sa cible. De telles stratégies peuvent toujours être désirables dans certaines conditions, en particulier pour une économie en profonde récession et faisant face à une inflation chroniquement faible.

Mais l’expérience pandémique suggère que les responsables politiques doivent être plus prudents en calibrant la politique monétaire pour générer une chute durable du taux de chômage en-dessous du taux naturel U* quand l’inflation se maintient légèrement en-dessous de la cible (disons entre 1,5 et 2 % par exemple). Et il peut être justifié de resserrer de façon préventive la politique monétaire dans ces conditions si les pressions sur les ressources semblent fortes et qu’il y a un risque tangible que de nouveaux chocs (tels qu’une relance budgétaire) puissent pousser l’économie à la surchauffe. En procédant plus graduellement au resserrement monétaire, une approche préventive réduirait aussi les risques de stabilité financière susceptibles d’accompagner une sortie rapide des faibles taux d’intérêt (la deuxième vérité inconfortable). (...) »

Gita Gopinath, « Three uncomfortable truths for monetary policy », discours prononcé à la conférence de Sintra, le 26 juin 2023. Traduit par Martin Anota

lundi 29 août 2022

Comment la pandémie et la guerre vont-elles affecter la future politique monétaire ?

« Après plus de trois décennies de Grande Modération au cours de laquelle l’inflation avait tendance à baisser dans les pays développés et les pays émergents, celle-ci a explosé depuis un an presque partout. La récente période est aussi unique en raison des deux événements extrêmes qui ont eu lieu : une pandémie mondiale et l’invasion russe de l’Ukraine. Il est par conséquent naturel de se demander quelles leçons, s’il y en a, cette période offre pour la conduite de la politique monétaire dans le futur. Je me penche sur les cinq prochaines années, comme cela semble être un horizon raisonnable pour spéculer à propos de l’avenir.

GRAPHIQUE 1 Taux d’inflation (en %)

Gopinath__taux_d__inflation_pays_developpes_pays_emergents_jusqu__en_2022_pandemie.png

J’aimerais voir les leçons apprises à travers deux lentilles. Premièrement, bien que le thème de cette conférence suggère une focalisation sur le changement structurel, il est opportun de commencer en considérant les leçons de la pandémie et de la guerre qui sont pertinentes pour la politique monétaire même si ces développements ne résultent pas d’un changement de régime ou structurel, c’est-à-dire en supposant que l’économie mondiale revienne en grande partie à l’environnement de faible taux d’intérêt réel qui prévalait avant la pandémie, que l’inflation retourne à la cible et que les relations structurelles clés qui sont sous-jacentes à l’offre et à la demande globales ne changent pas.

La seconde lentille se focalise sur la possibilité que la pandémie et la guerre puissent provoquer un changement structurel durable dans l’économie et, dans ce cas, sur les implications pour la politique monétaire. Pour les banques centrales, deux questions semblent critiques. Premièrement, la pandémie va-t-elle changer l’offre agrégée de telle façon que les arbitrages de la politique monétaire s’en trouvent matériellement affectés ? Et, deuxièmement, y aura-t-il des effets durables sur le taux d’intérêt réel d’équilibre ou neutre, r*, ou sur la transmission de la politique monétaire pour la demande agrégée ? Ces questions sont pertinentes pour les banques centrales à travers le monde.

Dans ce papier, je vais affirmer que même en l’absence de changements structurels, l’expérience post-pandémique a fourni d’importantes nouvelles perspectives sur la courbe de Phillips et les sources d’inflation qui doivent influencer la future politique monétaire. Tandis que les modèles existants contenant une courbe de Phillips très plate (si bien qu’un mou a une influence limitée sur l’inflation) semblent réaliser de bonnes performances en ce qui concerne les prévisions d’inflation depuis que la Grande Modération a commencé au début des années 1980, je soulignerai à quel point ils ont réalisé de piètres performances pour prévoir la récente explosion de l’inflation. Ces défauts de modélisation aident à comprendre pourquoi les prévisions du FMI (comme beaucoup d’autres) ont significativement sous-prédit la récente explosion de l’inflation mondiale. Même si nous cherchons toujours à comprendre ce qui a poussé l’inflation à exploser, plusieurs facteurs semblent manifestement en jeu. Ils incluent la taille massive des relances budgétaires et monétaires adoptées à travers le monde, la vitesse à laquelle celles-ci furent déployées, le fait qu’elles aient avant tout stimulé la demande de biens (étant donné que la pandémie a limité la demande de services), poussant des secteurs clés à buter contre leurs contraintes en capacités et le fait que l’emploi potentiel ait probablement décliné en plus d’autres goulots d’étranglement du côté de l’offre.

Bien que la pandémie et la guerre soient des événements uniques à maints égards, elles ont mis à l’épreuve nos cadres et stratégies de politique monétaire. En fonction de cette expérience, la robustesse des stratégies de politique monétaire basées sur une courbe de Phillips plate (notamment le maintien délibéré de l’économie en surchauffe et "le regard au-delà" des chocs d’offre temporaires) doit être révisée. Même si le fait de maintenir l’économie en surchauffe puisse avoir d’importants bénéfices et s'avère parfois appropriée, nous devons reconsidérer les bénéfices et les coûts d'une telle situation à la lumière des risques d’inflation plus manifestes. C’est particulièrement le cas au vu des difficultés à mesurer le niveau de l’emploi potentiel ou de la production potentielle et parce qu’il est plus probable que les hausses brutales des prix relatifs dans les secteurs clés donnent lieu à une inflation généralisée quand l’économie opère à proximité de ses pleines capacités. De meilleurs modèles d’offre agrégée (notamment ceux qui tiennent davantage compte des contraintes en capacités au niveau sectoriel) sont aussi nécessaires et vont aider à améliorer les stratégies de politique économique.

Concernant la possibilité que la pandémie et la guerre puissent provoquer des changements structurels, j’affirmerai que la période courante de très forte inflation pose un risque significatif que les anticipations d’inflation cessent d’être ancrées. En outre, la pandémie et la guerre peuvent avoir provoqué des changements dans l’offre globale qui accroissent la volatilité des chocs d’offre et rendent la production et l’emploi potentiels plus difficiles à prévoir. De tels développements, s’ils se matérialisaient, poseraient de bien plus difficiles arbitrages pour les banques centrales. Ces risques peuvent être intensifiés si la transition climatique est retardée ou si les pays essayent d’accroître la résilience des chaînes de valeur en adoptant des politiques introverties qui restreignent les échanges internationaux. En conséquence, je vais affirmer que les banques centrales doivent agir décisivement aujourd’hui pour éviter le risque d’un désancrage des anticipations et que les politiques mondiales doivent avancer dans l’agenda de l’Accord de Paris et soutenir l’expansion du commerce mondial diversifié. Du côté de la demande agrégée, certaines considérations, telles que le vieillissement démographique et les inégalités, suggèrent que la pandémie et la guerre ne sont pas susceptibles de nous sortir d’un environnement de faible taux d’intérêt d’équilibre, bien que cela reste sujet à une considérable incertitude. Le niveau élevé de la dette mondiale et l’utilisation de la politique budgétaire pour soutenir les économies pourraient bien conduire à une hausse des taux d’intérêt d’équilibre.

Qu’est-ce qui explique l’explosion de l’inflation ?

Les modèles existants avec une courbe de Phillips plate ne peuvent expliquer l’explosion de l’inflation

L’explosion de l’inflation a clairement été une surprise du point de vue du cadre de politique d’avant-crise, en particulier pour les pays développés. Les éléments constitutifs du cadre de politique d’avant-crise dans les pays développés incluaient l'idée alors largement partagée que la courbe de Phillips était extrêmement plate et que le taux d’intérêt réel d’équilibre avait significativement chuté en raison de facteurs incluant la démographie, le ralentissement de la croissance de la productivité et une forte demande d’actifs sûrs. L’horizontalité de la courbe de Phillips a été largement corroborée par les analyses empiriques et renforcée par l’expérience après la crise financière mondiale de 2008, au cours de laquelle l’inflation et les anticipations d’inflation à moyen terme restaient en-deçà de la cible, alors même que le chômage retrouvait dans plusieurs pays un niveau qui n’avait pas été observé depuis plusieurs décennies.

Chose cohérente avec ce paradigme, les modèles existants (notamment les modèles empiriques et structurels) incluaient une courbe de Phillips peu pentue. Par conséquent, ils ne peuvent expliquer la récente explosion de l’inflation et ils prédisent une bien plus faible hausse de l’inflation sous-jacente que celle qui s’est en fait matérialisée.

Le graphique 2 met en lumière le comportement inhabituel de l’inflation lors de la reprise pandémique en se basant sur les données trimestrielles pour les pays développés. Les points bleus représentent l’inflation moyenne et la déviation de la production par rapport à la tendance durant les précédentes récessions revenant jusqu’à 1990 (dérivées des projections locales) et ils sont cohérents avec une courbe de Phillips très plate. A l’inverse, lors de la reprise consécutive à la pandémie (commençant au troisième trimestre 2020), l'inflation a augmenté brutalement alors même que la production restait sous la tendance estimée pour la période antérieure à la pandémie. Cela suggère une courbe de Phillips plus pentue et une chute de la production potentielle.

GRAPHIQUE 2 Déviation de l'inflation sous-jacente par rapport à sa tendance (en points de %)

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Etant données les estimations de courbe de Phillips plate, la plupart des prévisions d’inflation, notamment celles du FMI, ont eu tendance à sous-prédire l’inflation. Le graphique 3 illustre cela en montrant comment les prévisions de l’inflation sous-jacente que le FMI a réalisées au début de l’année 2021 (ici pour un large groupe de pays développés et émergents) ont en tendance à systématiquement sous-prédire l’inflation sous-jacente, si bien que les erreurs de prévision sont systématiquement larges et positives. Les erreurs de prévisions sont larges relativement aux normes historiques aussi bien pour les pays développés que pour les pays émergents. Il est vrai que les mauvaises performances des prévisions d’inflation s’expliquent en grande partie par le fait que les prévisions de chômage (sur lesquelles elles étaient conditionnées) étaient trop pessimistes. Mais étant données les courbes de Phillips très plates, il aurait fait peu de différence pour les prévisions d’inflation sous-jacente si les prévisions de chômage avaient été exactement correctes. (...)

GRAPHIQUE 3 Erreurs de prévisions d'inflation sous-jacente en 2021

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Quels facteurs ont conduit à l’explosion de l’inflation ?

La hausse brutale de l’inflation dans plusieurs pays (bien que les taux de chômage soient seulement retournés aux niveaux pré-pandémiques) reflète sûrement certains des développements hautement inhabituels que nous avons vus dans le sillage de la pandémie, notamment la récente guerre en Ukraine. Néanmoins, explorer davantage pourquoi nos modèles ont manqué l’explosion de l’inflation s’avère opportun non seulement pour jauger quelles politiques sont nécessaires pour réduire l’inflation aujourd’hui, mais aussi pour définir des stratégies de politique monétaire plus robustes à moyen terme.

Bien que notre compréhension des causes de l’inflation mondiale soit toujours incomplète, plusieurs facteurs semblent jouer un rôle majeur. Premièrement, la demande globale a été stimulée par des mesures agressives, comme plusieurs pays déployèrent des relances budgétaire et monétaire au même instant. Le graphique (…) fournit une certaine idée de la taille massive de la relance budgétaire en comparaison avec les précédentes reprises dans les pays développés. Ces politiques stimulatrices ont joué un rôle vital pour atténuer la magnitude de la récession de la Covid-19 et pour accélérer la reprise. Mais elles ont contribué à alimenter la récente inflation, dans un contexte des contractions de l’offre mondiale provoquées par les fermetures liées à la Covid-19 et de persistants goulots d’étranglement le long des chaînes de valeur.

GRAPHIQUE 5 Ecart des dépenses publiques primaires par rapport à leur tendance (en %)

Gopinath__relance_budgetaire_Covid-19_precedentes_recessions.png

Deuxièmement, parce que la pandémie a limité la capacité des ménages à consommer des services, l’ample stimulation de la demande a surtout alimenté celle des biens, en particulier des biens de consommation durables tels que les voitures. Avec cette rotation massive vers les biens, la demande de biens a rebondi bien plus vite que la demande de services et cela a contribué à alimenter l’inflation des prix des biens. La hausse de l’inflation des prix des biens a été un moteur clé derrière l’explosion de l’inflation autour du monde, suivie par l’explosion des prix de l’énergie, en particulier depuis l’invasion russe de l’Ukraine. Il semble très probable que les contraintes en capacités au niveau sectoriel (notamment la main-d’œuvre spécialisée) opèrent d’une façon non linéaire pour alimenter ces hausses brutales des prix, avec des perturbations de l’offre jouant aussi un rôle. Ces hausses rapides des prix ont contribué à des changements significatifs dans les anticipations des ménages et des entreprises à propos de l’inflation qui peuvent aussi avoir contribué à des pressions inflationnistes plus généralisées, notamment en affectant la formation des salaires.

GRAPHIQUE 6 Taux d'inflation sous-jacente des biens et des services dans l'ensemble des pays développés et émergents (en %)

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Troisièmement, la pandémie a réduit l’offre de travail et la production potentielles. Cela reflète en partie la sortie de travailleurs âgés de la vie active, mais aussi une contraction de certains secteurs intensifs en contacts tels que la santé. Ce déclin contribue à expliquer pourquoi le marché du travail aux Etats-Unis et dans d’autres pays semble bien plus tendu qu’avant la pandémie, même si l’emploi est à son niveau d’avant-crise ou en-dessous. Le fort rebond de la demande de services depuis un an a rendu le déclin de l’offre de travail effective bien plus manifeste et ces divers développements contribuent à expliquer la généralisation des pressions inflationnistes aux services (…).

Quatrièmement, il est plausible que les effets de vitesse (c’est-à-dire les effets liés à la vitesse de la reprise) expliquent une certaine partie de l’explosion de l’inflation. Comme on le voit sur le graphique 7, le rebond de la demande depuis le début de l’année dernière (et le rythme des gains d’emploi) a été extraordinairement rapide relativement aux précédentes reprises, notamment celle consécutive à la crise financière mondiale. Cette reprise rapide a exercé des pressions inhabituelles sur les secteurs clés de l’économie.

GRAPHIQUE 7 Ecart du PIB des pays développés par rapport à sa tendance (en %)

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Cela dit, la relance massive de la demande et les contractions de l’offre ne seraient pas suffisantes pour expliquer l’inflation si la courbe de Phillips était plate et linéaire. Mais la forte concentration vers les biens au début de la reprise a amené les contraintes en capacités à mordre au niveau sectoriel, si bien que la courbe de Phillips (du moins sous forme réduite) semble bien plus pentue et non linéaire. Bien sûr, notre compréhension des facteurs derrière l’inflation et les canaux via lesquels ils opèrent reste à éclaircir.

Quelles sont les leçons pour la politique monétaire future ?

Ces observations nous amènent naturellement à nous demander si la pandémie et la guerre en Ukraine ont changé notre compréhension du fonctionnement de l’économie d’une façon qui amène à redéfinir la stratégie future de politique monétaire. Alors que la pandémie était sûrement un choc unique avec plusieurs aspects idiosyncratiques, je pense qu’elle s’est révélée être un stress-test pour le cadre de politique existant. Nous pouvons en tirer des leçons (en particulier à propos de la courbe de Phillips et de l’offre agrégée) et devons reconsidérer la pertinence des prescriptions de politique monétaire à cette lumière.

Une prescription clé qui a émergé dans plusieurs pays développés de la période allant de la crise financière mondiale à la pandémie était qu’il était possible et potentiellement désirable de maintenir l’économie en surchauffe, c’est-à-dire de laisser le chômage aller bien en-deçà de son taux naturel et la production bien au-delà de son potentiel. Cette stratégie semblait fonctionner aux Etats-Unis et dans d’autres pays développés durant la longue reprise consécutive à la crise financière mondiale : le chômage baissa graduellement, tandis que l’inflation restait inférieure aux cibles des banques centrales. Etant donnés les risques associés à la borne inférieure effective, il était en fait opportun de pousser le chômage bien en-dessous du taux naturel de long terme pour s’assurer que les anticipations d’inflation ne dérivent pas sous la cible, restreignant davantage la marge de manœuvre de la politique monétaire. En outre, cela contribua à générer une reprise plus généralisée sur le marché du travail qui poussait les taux de chômage des segments les plus précaires de la population à des niveaux historiquement faibles.

Mais la reprise pandémique suggère que les risques d’inflation associés au maintien de l’économie en surchauffe peuvent être considérablement plus élevés que ce que l’on pensait jusqu’alors. Premièrement, il y a de grandes difficultés à mesurer le mou de l'activité économique, l’écart d’emploi ou l’écart de production. Orphanides (2022) a montré que ce risque a été une cause majeure de la Grande Inflation de 1965-1982 : pour l’essentiel, les responsables de la politique économique maintenaient l’économie en surchauffe sans avoir conscience que la production potentielle et l’emploi potentiel étaient plus faibles que les niveaux de production et d’emploi qu’ils ciblaient. La difficulté à mesurer le mou est aussi devenu plus apparente durant la pandémie. Les mesures de mou basées sur les tendances d’avant-crise (le chômage ou des mesures plus larges comme le taux d’emploi des travailleurs d’âge intermédiaire) suggéraient qu’il n’y avait guère à s’inquiéter au cours des derniers mois, alors que des mesures tels que le ratio postes vacants sur chômage et le taux de démissions suggèrent un marché du travail très tendu aux Etats-Unis et dans d’autres pays.

Alors que la mauvaise mesure ne serait pas un problème si la courbe de Phillips était plate, il y a un ensemble raisonnable d’éléments empiriques suggérant que les non-linéarités deviennent significatives à des taux de chômage très faibles. Par exemple, Hooper, Mishkin et Sufi (2020) estiment que la hausse de l’inflation associée à une baisse marginale du chômage est bien plus large lorsque le taux de chômage chute en-dessous de 4 % que lorsqu'il atteint des niveaux plus élevés, par exemple supérieurs à 5 %. Parce qu’il est difficile de mesurer le mou, il est difficile pour les responsables de la politique économique de dire exactement quand ces pressions accrues vont se manifester, mais les risques d’inflation augmentent sensiblement dans une économie en surchauffe.

Deuxièmement, l’expérience pandémique suggère que, dans une économie en surchauffe, des chocs peuvent plus facilement provoquer une surchauffe au niveau sectoriel comme divers secteurs butent sur leurs contraintes en capacités. La forte interconnexion entre secteurs signifie que les contraintes mordantes dans un secteur (tel que la production d’énergie) peuvent facilement se transmettre en pressions sur les coûts à d’autres secteurs.

Troisièmement, et en lien avec cela, l’inflation peut rapidement augmenter dans une économie en surchauffe en raison des effets de vitesse. Les courbes d’offre sont moins élastiques à court terme. Donc, des hausses rapides de la demande (provoquées par exemple par une relance budgétaire) amènent facilement l’économie à une situation de pressions plus intenses sur les prix.

Du point de vue de la politique économique, il peut toujours être désirable de laisser l’économie en surchauffe dans certaines circonstances. En particulier, pour une économie en récession et faisant face à une inflation chroniquement faible (des conditions qui pourraient bien refaire surface les années à venir) l’engagement à laisser l’économie se retrouver en surchauffe peut accélérer la reprise aujourd’hui et empêcher les anticipations d’inflation de dériver sous la cible (Eggertsson et Woodford, 2003). Mais l’expérience pandémique suggère que les modalités de la façon par laquelle la politique monétaire est déployée et communiquée doivent prendre davantage en compte les risques haussiers d’inflation qui peuvent émerger en cours de route. Donc, les autorités monétaires peuvent bien chercher à pousser le taux de chômage sous le taux naturel, mais elles doivent être prudentes à propos du calibrage de la politique monétaire pour maintenir durablement et fortement le premier en-dessous du second. Le forward guidance doit aussi être accompagné par des "clauses dérogatoires" plus explicites pour gérer le risque que l’inflation augmente plus qu’attendu. Et dans des circonstances plus normales avec l’inflation proche de la cible, les autorités monétaires doivent se méfier considérablement plus des risques d’inflation posés par une économie en surchauffe.

Une deuxième idée répandue avant la pandémie était que les grandes banques centrales pouvaient s’appuyer sur leur crédibilité pour "regarder au-delà" des chocs d’offre temporaires en supposant qu’ils auraient seulement une influence transitoire sur l’inflation. Bien qu’il était reconnu que les taux directeurs auraient à s’ajuster en réponse aux effets de second tour, c’est-à-dire aux effets plus persistants sur l’inflation, on estimait que ces derniers étaient typiquement très faibles (du moins pour les pays développés). Donc, les banques centrales ne s’attendaient pas à avoir à faire fortement varier leurs taux directeurs en réponse à d’amples chocs ; elles pouvaient "regarder au-delà" des chocs plutôt que de faire face à un difficile arbitrage entre les objectifs d’inflation et d’emploi.

Mais l’expérience pandémique suggère que les banques centrales doivent être plus attentives au risque que les chocs d’offre aient des effets généralisés et persistants sur l’inflation sous certaines conditions et que ces effets de second tour puissent émerger avec une rapidité surprenante. Les plus gros effets de second tour peuvent survenir parce que de fortes pressions à la hausse sur les prix dans certains secteurs deviennent plus diffuses à travers les chaînes de valeur, avec la transmission subitement plus forte aux salaires ou parce que les chocs affectent les anticipations d’inflation d’une façon qui influence fortement la fixation des prix ou des salaires.

Donc, il semblerait justifié de modifier la façon par laquelle les banques centrales mettent en œuvre une stratégie de "regard au-delà" (pour déterminer si les conditions pour de très faibles effets de second tour sont susceptibles d’être satisfaites). En s’appuyant sur l’expérience pandémique, divers facteurs peuvent influencer la probabilité que les chocs d’offre puissent donner lieu à de substantiels effets de second tour et donc appeler à une réponse de politique monétaire plus énergique. Premièrement, la taille et l’ampleur du choc importent probablement : alors qu’une faible réponse de la politique monétaire peut être requise si le choc est confiné à un marché particulier et est clairement tiré par l’offre, une telle approche peut se traduire par des pressions inflationnistes excessives si le choc touche bien plus de secteurs. Les conditions initiales importent aussi. Donc, la prescription d’un "regard au-delà" peut entraîner des problèmes si l’inflation est déjà élevée, si bien que les anticipations d’inflation sont davantage susceptibles d’être déstabilisées par des chocs additionnels. Les banques centrales peuvent aussi avoir besoin de réagir plus agressivement dans une économie robuste dans laquelle les producteurs peuvent répercuter plus facilement des hausses de coûts et les travailleurs peuvent être moins enclins à accepter des baisses de leur salaire réel.

Pour aider à améliorer ces stratégies et leur mise en œuvre, nous avons clairement besoin de meilleurs modèles d’offre agrégée pour prendre en compte l’expérience pandémique. Les modèles qui utilisent les mesures alternatives de mou (telles que le ratio postes vacants sur chômage) peuvent mieux capturer les tensions sur le marché du travail que les modèles qui retiennent l’écart de chômage et mieux prendre en compte la dynamique d’inflation. Il serait aussi utile de développer davantage des modèles sectoriels qui différencient entre biens et services et qui incorporent des contraintes de capacités au niveau sectoriel aussi bien que différentes vitesses d’ajustement des prix. De tels modèles peuvent aider à jauger comment les chocs qui débutent sur le marché des biens (comme durant la pandémie) peuvent donner lieu à des pressions plus larges sur les salaires et les prix des services (c’est-à-dire les effets de second tour). En lien avec cela, nous aurons besoin de mieux comprendre la façon par laquelle les décisions relatives à la fixation des salaires et des prix sont influencées par les anticipations à propos de la future inflation et quelles mesures des anticipations sont les plus pertinentes (par exemple, celles basées sur les ménages ou sur les marchés financiers ? à quel horizon ?). Une telle modélisation va permettre de mieux évaluer les politiques des banques centrales.

Des risques de changements structurels

Je vais à présent me tourner vers la possibilité que la pandémie ait provoqué des changements structurels persistants ou un changement de régime qui pourraient avoir de significatives implications pour la politique monétaire à moyen terme. De tels changements peuvent être aggravés par les développements associés à la guerre en Ukraine. Je vais commencer en me focalisant sur l’offre globale et la courbe de Phillips, puis me pencherai sur les possibles changements du côté de la demande globale.

Un risque de désancrage des anticipations d’inflation

Un risque clé est que le niveau actuellement élevé d’inflation mène à un désancrage des anticipations d’inflation. D’après moi, les banques centrales sont très attentives à ce risque et elles agissent pour le contenir. De récentes estimations des anticipations d’inflation données par les modèles fournissent une certaine assurance de stabilité. Pourtant, avec une inflation atteignant presque les deux chiffres aux Etats-Unis et dans plusieurs pays développés et certains pays émergents connaissant une inflation encore plus forte, de tels risques sont plus probables pour l’économie mondiale qu’à n’importe quel autre moment au cours des dernières décennies.

Les éléments empiriques tirés des marchés financiers et des enquêtes suggèrent un risque d’inflation considérable pour les Etats-Unis et d’autres pays développés. Par exemple, aux Etats-Unis, les estimations actuelles basées sur les options suggèrent une probabilité de 20 % que l’inflation moyenne atteigne 4 % au cours des cinq prochaines années. C’est cohérent avec l’analyse de Ricardo Reis qui indique que le risque d’un "désastre d’inflation" soit assez élevé (Hilscher, Raviv et Reis, 2022). Les données relatives aux anticipations d’inflation des ménages tirées des enquêtes (…) indiquent que la distribution des anticipations des ménages a substantiellement changé. Un scénario de forte inflation est perçu comme plus probable, en particulier à des horizons d’un à trois ans. En l’absence d’une réponse ferme de la politique monétaire, de telles révisions des anticipations à des horizons plus courtes peuvent très bien perturber les décisions de fixation des salaires et des prix et accroître le risque de désancrage. Le désaccord à propos des perspectives d’inflation s’est accru relativement à la période pré-pandémique et il y eu une hausse de la proportion de ménages anticipant une très forte inflation. Certains éléments empiriques préliminaires suggèrent qu’un désaccord accru parmi les ménages à propos des anticipations de court terme peut indiquer des révisions futures des anticipations de plus long terme (Gelos et alii).

Le désancrage compliquerait les arbitrages auxquels la politique monétaire fait face, comme les dépréciations du taux de change et les chocs d’offre auraient des effets bien plus persistants sur l’inflation. Donc, un resserrement plus agressif serait nécessaire en réponse aux chocs d’offre négatifs pour ramener l’inflation à la cible, ce qui se traduirait par une plus forte contraction de l’activité réelle.

D’autres risques clés à l’offre agrégée à moyen terme

Les banques centrales des pays développés se sont (depuis la crise financière mondiale) largement focalisées sur le défi d’apporter une relance additionnelle pour stimuler à la fois la production et l’inflation dans un contexte de taux directeurs risquant de buter sur leur borne inférieure, sans faire face à une tension entre ces objectifs. Mais il y a un risque significatif que les perturbations du côté de l’offre que nous avons vues durant la pandémie laissent place à un environnement où l’offre agrégée est bien plus volatile même à moyen terme. Dans ce cas, les banques centrales feraient face à de nouveaux défis pour gérer les chocs d’offre qui les forcent à faire de plus durs arbitrages entre la lutte contre l’inflation et le soutien à l’emploi ou à la croissance.

Du côté du marché du travail, l’offre de travail post-pandémique est susceptible d’être plus incertaine et donc plus difficile à prédire pendant un certain temps (Duval et alii, 2022 ; Faberman, Mueller et Sahin, 2022 ; Crump et alii, 2022). Il y a beaucoup d’incertitude quant à savoir si les gens vont retourner aux secteurs intensifs en contacts tels que la santé et à propos de ce que la demande accrue de flexibilité signifie pour l’offre de travail agrégée. Et l'épidémie même de Covid-19 peut poser des défis comme de nouvelles vagues se matérialisent et provoquent des fermetures récurrentes ou si le virus a des effets dommageables sur la santé et donc les décisions des ménages en matière d’offre de travail. Dans cette veine, une récente étude indiquait qu’environ 20 % des personnes connaissant un Covid long (environ 3 % de ceux dans l’étude) trouvèrent que leurs activités au quotidien avaient été perturbées de façon marquée, ce qui suggère que la Covid-19 peut significativement affecter l’offre de travail (Waters et Wernham, 2022).

La pandémie et la guerre ont aussi retardé les progrès mondiaux dans la concrétisation de l’Accord de Paris, accroissant le risque de transition climatique désordonnée. Alors que certains changements dans les priorités sont compréhensibles étant donnée la sévérité de la pandémie et de l’escalade des prix de l’énergie l’année dernière, il est crucial d’avancer franchement dans l’agenda climatique pour espérer ne pas connaître une transition trop chaotique. (...)

Du côté des marchés des produits, l’invasion russe de l’Ukraine et les actions entreprises en réponse à celle-ci ont entraîné une forte hausse de l’incertitude entourant la politique commerciale. Alors qu’une certaine restructuration est désirable pour faire face aux risques de sécurité et gagner en résilience, les responsables mondiaux vont devoir être attentifs aux risques associés à l’adoption d’actions pouvant alimenter une fragmentation et une restructuration désordonnée du commerce mondial. Un risque est que les responsables répondent aux inquiétudes à propos des vulnérabilités des chaînes de valeur en adoptant des politiques davantage introverties. (…) Non seulement l’adoption de politiques davantage introverties accroîtrait substantiellement les coûts de production, mais elle rendrait aussi les pays plus vulnérables aux chocs d’offre.

De potentiels changements de r* et de la transmission à la demande agrégée

En principe, la pandémie et la guerre ont pu aussi avoir des effets durables du côté de la demande de l’économie en affectant le taux d’intérêt réel d’équilibre ou neutre (r*) ou la transmission des taux directeurs à la production via la courbe investissement-épargne (IS).

Il est opportun de considérer les canaux via lesquels la pandémie et la guerre ont pu affecter r* d’une façon qui impacterait les autorités monétaires à moyen terme. Ils incluent les "suspects habituels" (…), qui incluent les effets sur les inégalités, sur la démographie, sur la croissance de la productivité et de l’offre de travail, sur la demande d’actifs sûrs, ainsi que sur la dette publique et l’investissement public.

Il est possible que la pandémie et la guerre fassent davantage pression à la baisse sur r* en alimentant la demande d’épargne et d’actifs sûrs et via leurs effets sur les inégalités. Alors que la réponse agressive de la politique économique a empêché la pandémie de réellement affecter les inégalités de revenu et de consommation (du moins dans les pays développés), les inégalités de patrimoine se sont davantage accrues. Cependant, ces effets peuvent être compensés par d’autres développements liés à la pandémie qui pourraient pousser r* à la hausse à moyen terme. En l’occurrence, la pandémie peut avoir convaincu qu'il fallait davantage recourir à la politique budgétaire pour contrer les récessions, ce qui pousserait r* à la hausse en stimulant la demande globale et l’offre d’actifs sûrs. En outre, si le retard pris dans l’investissement climatique durant la pandémie a augmenté le volume d’investissement public nécessaire, r* peut aussi augmenter.

Il semble improbable que la pandémie ait beaucoup d’effet sur d’autres déterminants clés de r*, comme la démographie, ou bien les effets sont simplement incertains pour l’instant, ce qui est le cas de la croissance de la productivité. En ce qui concerne cette dernière, la pandémie a clairement stimulé les avancées technologiques dans des domaines comme la distribution en ligne, mais elle a pu aussi avoir augmenté la concentration des entreprises d’une façon qui refreine les futures avancées technologiques.

En définitive, bien qu’il y ait des facteurs comme le vieillissement démographique et la hausse des inégalités qui sont susceptibles de maintenir r* à un faible niveau, il reste une forte incertitude à propos de sa trajectoire.

Je ne m’attends pas à ce que la pandémie ait de larges effets sur la courbe IS en économie ouverte pour la plupart des pays développés. Il y a un certain risque, cependant, à ce que la transmission des variations des taux directeurs à la demande agrégée dans les pays émergents puisse être affectée par la large accumulation de dette qui a été observée au cours de la crise. Un resserrement de la politique monétaire pourrait provoquer une large hausse des primes de risque pour les emprunteurs hautement endettés, rendant la transmission de la politique monétaire moins prévisible.

Les implications pour la politique monétaire : leçons, risques futurs et ce que les banques centrales doivent faire aujourd’hui

Pour conclure, je pense que la pandémie et la guerre soulèvent de nouveaux défis pour les banques centrales. Depuis la crise financière mondiale et jusqu’à très récemment, les banques centrales des pays développés se sont focalisées sur les problèmes entourant la fourniture d’une relance suffisante pour soutenir la demande globale et stimuler une inflation trop faible. Le problème était de fournir assez de puissance de feu pour faire face au problème de la borne inférieure effective sur laquelle butaient les taux directeurs et répondre aux risques baissiers pesant sur l’inflation et l’activité économique. On ne pensait guère que l’inflation puisse durablement et substantiellement dépasser la cible ou que les banques centrales feraient face à de majeurs arbitrages pour répondre aux chocs d’offre. La gestion du risque (du moins pour les banques centrales des économies développées) s’est puissamment déplacée vers une focalisation sur les risques baissiers, plutôt qu’haussiers, pesant sur l’inflation.

La pandémie et la guerre ont souligné le besoin d’un cadre de gestion des risques qui prenne pleinement en compte aussi bien les risques haussiers que les risques baissiers pesant sur l’inflation, ainsi que la possibilité que de sérieuses tensions puissent survenir entre les objectifs de stabilité des prix et l’emploi ou la croissance. La pandémie nous a de nouveau rappelé que la courbe de Phillips pourrait ne pas être plate lorsque l’économie opère au maximum de ses capacités (…) et que les chocs (comme les fortes hausses des prix de l’énergie) peuvent avoir des conséquences très différentes dans un tel environnement relativement à une situation dans laquelle la croissance est plus lente. En conséquence, il sera important de réviser la robustesse des stratégies de politique monétaire (notamment celles du "maintien de l’économie en surchauffe" et du "regard au-delà" des chocs d’offre temporaires) à la lumière de risques d’inflation plus palpables. Ces approches peuvent rapporter d’importants bénéfices, mais nous devons réfléchir à la façon d’améliorer ces stratégies pour mieux contenir les risques qu’elles peuvent poser à la stabilité des prix.

Au-delà de ces leçons, il y a de bonnes raisons de s’inquiéter à l’idée que la pandémie et la guerre puissent marquer le début d’une ère dans laquelle les chocs d’offre sont plus larges et dans laquelle les anticipations d’inflation puissent être moins bien ancrées. Ces risques sont plus élevés pour les pays émergents, en particulier ceux qui présentent des niveaux élevés d’endettement (…). Mais avec une inflation atteignant pratiquement les deux chiffres pour la première fois depuis plusieurs décennies, les banques centrales des pays développés font aussi face à des risques significatifs.

En conséquence, les banques centrales doivent agir décisivement aujourd’hui pour s’assurer que les anticipations d’inflation soient ancrées. Nous ne pouvons soutenir la croissance économique sans rétablir la stabilité des prix, ni sans nous assurer que notre cadre de politique monétaire soit bien adapté pour atteindre cet objectif. Le forward guidance peut jouer un rôle essentiel pour communiquer sur la façon par laquelle les banques centrales vont agir dans ce sens. Les banques centrales doivent indiquer qu’elles vont "garder le cap" et maintenir une politique monétaire restrictive aussi longtemps que l’inflation restera forte. Et si l’inflation se révèle persistante, elles doivent resserrer plus agressivement leur politique monétaire, même si cela se traduit par un brutal refroidissement de l’économie et une hausse du chômage.

Alors que les banques centrales doivent être à la place du conducteur dans la lutte contre l’inflation (et avoir les outils nécessaires pour cela), d’autres politiques peuvent aider. Tout d’abord, la politique budgétaire doit jouer un rôle de soutien. Même s’il y a des arguments plaidant pour que la politique budgétaire aide les ménages à faible revenu dans les circonstances actuelles, un tel soutien doit être ciblé et éviter la relance macroéconomique. Et certains pays doivent probablement davantage resserrer leur politique budgétaire. Deuxièmement, les responsables mondiaux doivent avancer sur l’agenda climatique ; non seulement échouer à le faire compliquerait la tâche des banques centrales, mais cela poserait aussi de graves risques à la stabilité économique et au bien-être mondial. Finalement, les politiques mondiales qui encouragent l’expansion du commerce mondial et réduisent les risques de fragmentation vont réduire le risque de chocs d’offre volatils et contribuer à stimuler la production potentielle à travers le monde. »

Gita Gopinath, « How will the pandemic and war shape future monetary policy? », remarques préparées pour la conférence de Jackson Hole, 26 août 2022. Traduit par Martin Anota



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lundi 22 février 2021

Des facteurs structurels et la crédibilité des banques centrales limitent le risque d’inflation

« Après avoir fini l’année dernière avec un succès exceptionnel dans la création de vaccin et l’espoir que la pandémie et la détresse économique que celle-ci a provoquée reflueraient, nous nous retrouvons face à de nouveaux variants du virus et à la route imprévisible, sinueuse sur laquelle ils peuvent faire s’engouffrer le monde.

Quelque chose de similaire s’est produit avec le discours sur l’inflation. A la fin de l’année, après une chute historique de l’économie mondiale estimée à 3,5 %, l’inflation est restée sous la cible dans 84 % des pays. Cela a permis d’envisager de maintenir de faibles taux d'intérêt et une relance budgétaire pour soutenir la croissance économique, en particulier dans les pays développés. Le plan de l’administration Biden ajoutant 1.900 milliards de dollars de dépenses budgétaires a mis au défi cette vision, en amenant même des économistes traditionnellement en faveur de la relance à s’inquiéter quant au risque d’une économie en surchauffe qui pousserait l’inflation bien au-dessus de la zone du confort des banquiers centraux.

Les analyses empiriques tirées ces quatre dernières décennies amènent à penser qu’il est peu probable, même avec l’ample relance budgétaire proposée par l’administration Biden, que l’économie américaine connaisse une forte accentuation des pressions sur les prix qui pousserait l’inflation bien au-delà de la cible de 2 % poursuivie par la Réserve fédérale. Malgré les amples fluctuations du taux de chômage américain, qui était passé de 10 % à 3,5 % entre 2009 et 2019, l’inflation est restée remarquablement stable, même lorsque les salaires finirent par croître de nouveau. Comme à présent, le sous-emploi américain est large et sous-estimé par le taux de chômage officiel. Notre estimation préliminaire est que le plan de relance proposé par l’administration Biden, équivalent à 9 % du PIB, accroîtrait le PIB étasunien de 5 à 6 % de façon cumulative au cours des trois prochaines années. L’inflation, telle qu’elle est mesurée par l’indice préféré par la Fed, atteindrait 2,25 % en 2022, ce qui n’est en rien inquiétant et contribuerait même à ce que la Fed puisse plus facilement atteindre ses objectifs.

Divers facteurs structurels sont sous-jacents à cette relation affaiblie entre inflation et activité économique dans plusieurs pays. Le premier est la mondialisation, qui a limité l’inflation des prix des biens échangés et même de certains services. Dans cette crise, malgré certaines perturbations, les chaines de valeur mondiales ont fait preuve de résilience et d’agilité, et le commerce de marchandises a rebondi avec la reprise de l’activité manufacturière, dépassant les niveaux observés avant la pandémie. Un sous-emploi important demeure dans l’économie mondiale, avec plus de 150 pays qui devraient, selon nos prévisions, avoir de moindres revenus par tête en 2021 relativement à 2019.

Un deuxième facteur est l’automatisation qui, avec les baisses relatives des prix des biens capitaux, a largement contribué à freiner la transmission des hausses de salaires aux prix. Cette crise est susceptible d’accélérer cette tendance. Une autre tendance structurelle au cours des dernières décennies a été la hausse des parts de marchés des entreprises aux marges de profits élevés. Cela a permis aux entreprises d’absorber des coûts plus élevés sans avoir à accroître leurs prix, comme nous l’avons vu dans le cadre de la guerre commerciale lancée par l’administration Trump. Cette crise peut aussi accroître la part de marché de telles firmes, comme les entreprises plus petites ont été plus durement frappées que les grandes entreprises par la récession associée à la pandémie.

Un autre facteur important est que les anticipations d’inflation sont restées relativement stables autour de la cible fixée par les banques centrales, grâce à l’indépendance et à la crédibilité de leurs politiques. Cette crédibilité signifie aussi que même avec des dettes publiques plus élevées, il n’y a pas d’anticipation que la politique monétaire va donner la priorité à maintenir les coûts d’emprunt des gouvernements à de faibles niveaux au détriment de la stabilité des prix. Par exemple, la dette publique du Japon s’est élevée à plus de 200 % du PIB depuis 2009 et pourtant le problème demeure de réussir à pousser les anticipations d’inflation à la hausse. En effet, l’inflation au Japon a atteint en moyenne seulement 0,3 % au cours de la dernière décennie.

Tout cela ne doit toutefois pas nous faire oublier la nécessité de suivre de bons principes dans la conduite de la politique économique. Premièrement, même s’il y a un risque limité d’une forte hausse de l’inflation, des dépenses publiques bien ciblées peuvent apporter la même amélioration de l’emploi et de la production, mais avec une moindre accumulation de dette publique, laissant plus de marge de manœuvre pour de futures dépenses dans des activités présentant un rendement social élevé. Un investissement publique de qualité accroîtrait la production potentielle, stimulerait la demande globale et devrait être centrale à une politique climatique pour atténuer le risque de catastrophe associé au changement climatique.

Deuxièmement, parce qu’il s’agit d’une époque aux fortes incertitudes sans réels parallèles dans l’histoire, il est risqué de faire des extrapolations à partir du passé. En raison des mesures exceptionnelles de politique économique adoptées en 2020, notamment les dépenses budgétaires des pays du G7 équivalentes à 14 % du PIB (bien au-dessus des 4 % du PIB cumulés durant les années de la crise financière de 2008 à 2010), les taux d’épargne des ménages dans les pays développés atteignent des niveaux très élevés par rapport à ces dernières années et les faillites sont 25 % moindres qu’avant la pandémie. A mesure que les campagnes vaccinales se poursuivent, une demande de rattrapage pourrait déclencher une forte reprise et défier les prévisions d’inflation basées sur les données empiriques de ces dernières décennies. D’un autre côté, les banqueroutes pourraient n’avoir été que retardées et leur éventuelle hausse pourrait briser la confiance, affaiblir l’inflation et mener à davantage de destructions d’emplois.

Enfin, il y a un risque de turbulences sur les marchés financiers provoqué par la découverte de nouveaux variants, par des fluctuations transitoires de l’inflation ou par la possibilité que les grandes banques centrales relèvent leurs taux d’intérêt plus vite qu’attendu. Une telle réaction des marchés financiers pourrait resserrer les conditions de financement mondiales d’une façon inattendue. Les banques centrales ne peuvent peut-être pas changer le cours de la pandémie, mais elles peuvent et doivent empêcher la possibilité de fortes fluctuations dans les coûts d’emprunt. Elles peuvent y parvenir en communiquant clairement et rapidement sur leurs intentions. »

Gita Gopinath, « Structural factors and central bank credibility limit inflation risks », 19 février 2021. Traduit par Martin Anota



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