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Tag - Grande Dépression

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jeudi 21 mai 2015

L’impact mondial de la Grande Dépression

« La crise économiquee mondiale du début des années trente sert de référence pour évaluer la profondeur, la vitesse et l’ampleur internationale des crises économiques qui ont éclaté depuis. Il est essentiel de comprendre ses causes profondes et la manière par laquelle elle s’est diffusée pour empêcher que des événements similaires se produisent à nouveau. Cependant, non seulement les économistes ne s’accordent pas sur ses causes, mais il y a également un débat sur ce qui s’est vraiment passé, c’est-à-dire autour à propos du lieu exact où la crise a éclaté et sur la manière par laquelle elle s’est diffusée à travers le monde. (...)

La littérature portant sur la Grande Dépression s'est principalement développée en quatre vagues. La première regroupe les études réalisées par les économistes contemporains. C’est en particulier la Société des nations qui adopta une perspective comparative internationale, mais elle manqua des outils statistiques et de puissance de calcul pour étudier de larges ensembles de données à haute fréquence. Cela n’a pas changé lorsque Friedman et Schwartz (1963) ont initié les études sur la Grande Dépression américaine en affirmant que les erreurs de politique économique en étaient à l'origine. Contrairement à leurs prédécesseurs, ils utilisèrent davantage de données mensuelles pour évaluer le calendrier des événements. Cette deuxième vague d’études s’est cependant focalisée sur un seul pays et ne prit pas en compte explicitement la dimension internationale de la Grande Dépression. La troisième vague, associée à la littérature sur l’étalon-or, émergea dans les années quatre-vingt. Elle a façonné la compréhension moderne de la crise de l’entre-deux-guerres aussi bien que le champ de la macroéconomie internationale. Selon cet ensemble d’études, l’étalon-or n’a pas seulement contribué à la diffusion de la crise au niveau international, mais il contribua également à provoquer celle-ci. L’innovation méthodologique de cette littérature consista à étendre les données à plusieurs pays, ce qui améliora l’indentification économétrique des causes de la crise. Cependant, ce type d’études a ignoré une autre dimension importante des données, la dimension des fréquences temporelles. Avec une puissance de calcul toujours limitée, les ensembles de données utilisée par la littérature sur l’étalon-or reposaient sur des données annuelles, ce qui compliqua l’analyse de la diffusion de la crise, étant donnée la vitesse avec laquelle la récession s’est muée en Grande Dépression. La quatrième vague d’études correspond à une récente littérature qui a le mérite d’utiliser des données de plus haute fréquence dans un cadre international. A notre connaissance, Ritschl et Sarferaz (2014) sont les premiers à évaluer explicitement les canaux de transmission de la crise au cours des années trente de la perspective des séries temporelles. Contrairement à une idée généralement admise, ils identifient un canal de transmission financière de l’Allemagne vers les Etats-Unis. (….)

Notre étude introduit un nouvel ensemble de données de séries temporelles mensuelles sur la crise économique mondiale entre les deux guerres mondiales. Nous fournissons des indicateurs d’activité économique pour 30 pays et démontrons que les indices de production industrielle habituellement utilisés ne sont pas un bon indicateur pour évaluer les crises et les reprises. En présence de convergence non conditionnelle dans la production industrielle, ils ne sont pas comparables sans que l’on contrôle le niveau initial d’industrialisation. Par conséquent, nous développons un cadre simple, mais puissant, pour estimer les indices d’activité économique alternatifs qui soient comparables dans le temps et dans l’espace et qui ne portent pas sur la seule production industrielle. Cela nous amène à réévaluer l’impact mondial de la Grande Dépression.

Au niveau agrégé, les nouveaux indices d’activité économique mondiale indiquent que la reprise au cours des années trente fut plus lente que ce que suggèrent les précédentes études. Par conséquent, la reprise après 2008 apparaît moins décevante que le portrait qu’en dressent Barry Eichengreen et Kevin O’Rourke (2010) (…).

Notre étude apporte un nouvel éclairage sur le début de la Grande Dépression. 14 des 30 pays étudiés, notamment l’Allemagne, la Grande-Bretagne et l’Italie, ont atteint leur pic d’activité au même mois que les Etats-Unis, voire même avant. De plus, la période qui précède immédiatement la Grande Dépression se caractérise par de fortes tendances récessives en-dehors des Etats-Unis, ce qui est cohérent avec l’idée d’une "longue dépression européenne" et remet en question les explications de la Grande Dépression centrées sur les Etats-Unis. (…) Nous constatons que l’Espagne a connu une longue dépression, alors même qu’elle a laissé flotter sa monnaie tout au long de l’entre-deux-guerres. De plus, en distinguant deux dimensions pour évaluer la sévérité de la Grande Dépression, en l’occurrence sa durée et les pertes cumulées, nos résultats suggère que certains pays ont connu une récession longue, mais peu sévère. Ceci peut souligner l’importance du commerce international comme canal de transmission pour la reprise, une variable fréquemment omise dans les études portant sur la reprise observée suite à la Grande Dépression. »

Thilo Albers et Martin Uebele, « The global impact of the Great Depression », LSE, economic history working paper, n° 218/2015. Traduit par Martin Anota

samedi 9 novembre 2013

Quelles leçons pouvons-nous tirer de la Grande Dépression ?

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« Depuis le début de ce que nous appelons désormais la Grande Récession en 2007, les économistes n’ont pu s’empêcher de la comparer avec la Grande Dépression des années trente. Pour certains, les comparaisons sont explicites. Des économistes comme Paul Krugman et Barry Eichengreen ont dressé des parallèles entre les deux épisodes. Olivier Blanchard, l’économiste en chef du Fonds Monétaire International (FMI), signala à diverses reprises au cours des dernières années que le monde risquait de basculer dans une nouvelle "Grande Dépression". Les historiens économiques eux-mêmes ont eu un rôle sans précédent dans l’élaboration de la politique économique au cours de la récente crise. Ben Bernanke à la Réserve fédérale et des conseilles de l’administration Obama comme Christina Romer ont tous des fondements académiques dans la discipline.

Les historiens économiques peuvent-ils donner des conseils de politique économique sur la base de ce qu’ils croient être les causes de la Grande Dépression ? Une discussion que les plus grands historiens économiques en Grande-Bretagne ont pu avoir sur ce sujet lors d’une conférence à l’Université de Cambridge le 4 novembre suggère que la question est plus complexe qu’elle n’apparaît en premier lieu. Bien qu’il y ait des similarités entre la crise actuelle et celle des années trente, beaucoup de choses (notamment la technologie, la géopolitique et le rôle de l’Etat) ont fortement changé entretemps. Les marchés financiers et les systèmes de crédit fonctionnent désormais de manières bien différentes. Les dérivés exotiques comme les CDO et les CDS ne furent largement utilisés qu’à partir des années quatre-vingt-dix. Les institutions économiques globales comme le FMI et la Banque Centrale n’existaient pas alors et l’Europe était dominée par le Traité de Versailles et non par l’Union Européenne.

(…) Plusieurs explications qui ont été avancées pour expliquer la Grande Dépression ont été invalidées par la littérature académique au cours des dernières décennies. Prenons par exemple la conception selon laquelle l’essor du protectionnisme, notamment la loi Smoot-Hawley de 1930, « provoquèrent » la Dépression. Selon les travaux réalisés par Paul Bairoch, les taux douaniers ont en fait diminué dans la période qui précédait immédiatement la catastrophe. Il a constaté que les taux douaniers annuels moyens des pays d’Europe continentale varièrent peu entre 1913 et 1927, passant seulement de 24,6 à 24,9 % au cours de la période. Les taux de douanes européens ne varièrent pas jusqu’à l’année 1930, alors même que la Grande Dépression avait déjà commencé. En-dehors de l’Europe, les taux douaniers moyens chutèrent effectivement dans la période 1927-1929 en raison du succès de la Conférence Economique Internationale de 1927, où les pays des quatre coins du monde se mirent d’accord pour réduire les barrières à l’échange.

Bien que l’essor du protectionnisme accrût la vélocité et la profondeur de la dépression lorsque les tarifs douaniers commencèrent à augmenter en 1930, ils ne furent responsables que d’une part de la chute du PIB mondial durant la Grande Dépression. Puisque les exportations américaines ne représentaient que pour 7 % du PIB mondial en 1929, la chute des volumes d’échanges ne peuvent seulement expliquer que 29,5 % de la réduction du PIB réel qui fut observée entre 1929 et 1933.

L’idée selon laquelle le krach de Wall Street provoqua la dépression a aussi été écartée ces dernières années. Cette thèse avait été popularisée par l’économiste d’Harvard James K. Galbraith, qui suggéra dans les années cinquante que le krach boursier avait joué un rôle important dans le déclenchement de la Grande Dépression.

Cependant, plusieurs historiens dans monde ont affirmé que l’activité économique mondiale ralentissait déjà avant même que les cours boursiers ne chutent à New York. Les prix immobiliers attinrent aux Etats-Unis un pic au milieu des années vingt et le secteur de la construction était déjà déprimé en 1929. La production industrielle en Allemagne et en Grande-Bretagne, les plus grandes économies d’Europe, était déjà en chute au milieu de l’année 1928. La redirection des capitaux vers le marché boursier en surchauffe aux Etats-Unis exacerba l’effondrement du crédit ailleurs à travers le monde avant le krach. L’activité en Europe et en Amérique latine faisait déjà face à un effondrement du crédit au début de l’année 1929. Comme avec l’essor du protectionnisme, il semble que le krach de Wall Street fut un symptôme des problèmes de l’économie mondiale, plutôt que la cause qui leur était sous-jacente.

Les historiens économiques se focalisent maintenant sur un autre candidat pour expliquer l’effondrement économique des années trente : la structure du système financier mondiale avant 1929. En particulier, les travaux réalisés par des historiens économiques comme Barry Eichengreen et Peter Temin ont récemment souligné l’importance du dysfonctionnement du système d’étalon-or dans l’origine et la sévérité de la Grande Dépression.

A partir du milieu du dix-neuvième siècle, la plupart des pays avaient ancré leur devise sur une valeur fixe d’or, un accord plus connu sou le nom d’"étalon-or" (gold standard). Ce système fonctionna, même si les pays devaient s’accorder mutuellement des prêts pour résoudre les crises de balance des paiements qu’ils rencontraient périodiquement (…), mais la Première Guerre mondiale a perturbé ce système. Plusieurs pays se retrouvèrent alors avec des taux de change fixés à un niveau inapproprié. Tandis que la France et les Etats-Unis ont pu tout d’abord bénéficier dans les années vingt de la faible valeur de leurs devise, ce ne fut pas le cas de pays comme la Grande Bretagne et l’Allemagne qui souffrirent de problèmes récurrents de balance des paiements en raison de la surévaluation de leur devise.

Ce système s’effondra lorsque l’économie mondiale connut ce qui semblait tout d’abord n’être qu’un retournement ordinaire du cycle d’affaires à la fin des années vingt. Quand la chute de la demande globale provoqua des crises de balances de paiement dans plusieurs pays autour du monde en raison des sorties d’or, ceux-ci furent forcés d’utiliser les moyens budgétaires et monétaires pour déflater leur économie et la parité fixe de leur devise (ils s’appuyèrent également sur les tarifs douaniers).

Cela transforma la récession en dépression. Selon certains historiens monétaristes, les quatre vagues de crises bancaires qui survinrent entre 1930 et 1933 et qui poussèrent la moitié des banques américaines à la faillit furent provoquées par la hausse des taux directeurs de la Fed et le resserrement de la politique monétaire en réponse aux sorties d’or. Des répercussions similaires furent également observées en Europe. L’austérité en Allemagne et en Australie provoquèrent une vague de faillites bancaires en 1931, plongeant les économies d’Europe centrale dans la plus sévère contraction qu’elles aient pu connaître. Selon les travaux de Barry Eichengreen, les pays qui échappèrent à l’étalon-or et optèrent les premiers pour la flexibilité des taux de change, comme la Grande-Bretagne en 1931 et les Etats-Unis en 1933, ont eu tendance à connaître plus rapidement une reprise. L’idée que la politique monétaire joua un rôle fondamental dans l’éclatement de la Grande Dépression fut initialement avancée dans le livre Monetary History of the United States que Milton Friedman et Anna Schwartz ont publié en 1963.

Les responsables politiques tirèrent quelques leçons des années trente. A la différence de la Dépression, les banques centrales en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis évitèrent de resserrer inutilement leur politique monétaire. Au contraire, ils ont fortement réduit leurs taux directeurs et utilisé des mesures de relance non conventionnelles telles que l’assouplissement quantitatif (quantitative easing) pour empêcher que ne s’amorce toute déflation (un fléau de la Grande Dépression). Le rôle des crises bancaires dans la transformation d’une récession normale en une profonde dépression a aussi été reconnu. Les gouvernements sont intervenus pour empêcher que la faillite de Lehman n’entraîne un effondrement du système financier mondial, conscients du rôle qu’a pu jouer la contagion financière dans les années trente.

Cependant, les leçons de la Grande Dépression pour les problèmes que rencontrent actuellement la zone euro peuvent être plus difficiles à discerner que l’on ne pourrait l’imaginer. La zone euro est un système de taux de change fixes, avec des éléments similaires à ceux de l’étalon-or. Mais les contraintes politiques et économiques qui pèsent sur les responsables politiques sont différentes de celles qui prévalaient dans les années trente. Les économistes suggèrent que le plus haut niveau d’intégration financière que l’Europe atteint aujourd’hui rend toute sortie de la zone euro plus risquée qu’une sortie de l’étalon-or dans les années trente. Et la zone euro dispose d’une banque centrale qui peut imprimer des euros, quelque chose dont manquait le système d’étalon-or. »

C.R., “What can we learn from the Depression?”, in Free Exchange (blog), 8 novembre. Traduit par Martin Anota


aller plus loin... lire « Un récit de deux dépressions », « L’interprétation monétariste de la Grande Dépression », « L’instabilité financière sous l’étalon-or » et « La crise européenne au prisme de l’étalon-or »