Depuis le début de sa carrière universitaire dans les années cinquante jusqu’à 1996, année de sa mort, Hyman Minsky est resté dans une relative obscurité. Ses travaux autour des crises financières et de leurs causes lui permit d’attirer quelques fervents admirateurs, mais pas l’attention des médias et de l’économie mainstream : The Economist ne le cita qu’une seul fois lorsqu’il était vie (...). Les choses demeurèrent ainsi jusqu’à 2007, lorsque la crise du crédit subprime éclata aux Etats-Unis. Soudainement, c’était comme si chacun se tournait vers ses écrits afin de comprendre le chaos qui se généralisait alors. Les brokers écrivaient des notes à leurs clients où ils évoquaient un "moment Minsky" (Minsky moment) submergeant les marchés financiers. Les banquiers centraux faisaient référence à ses théories dans leurs discours. Et il devint une star posthume des médias (…). The Economist l’a par exemple mentionné dans plus d’une trentaine d’articles depuis 2007.

Si Minsky est resté dans l’obscurité tout au long de sa vie, c’est au moins en partie parce que son approche s’écartait des conventions académiques. Il commença ses études universitaires en mathématiques, mais il fit peu usage de calculs lorsqu’il passa à l’économie, malgré la place croissante que la discipline accordait aux méthodes quantitatives. Il développa ses idées dans ses essais, ses conférences et ses livres, notamment son livre sur John Maynard Keynes, l’économiste qui influença le plus grandement sa pensée. Il gagna aussi une expérience sur le terrain, en travaillant à la Mark Twain Bank à St Louis, dans le Missouri, où il enseigna.

Ayant grandi durant la Grande Dépression, Minsky était obnubilé par ce désastre. Tout au long de son existence, il revenait sans cesse au même problème fondamental. Il voulait comprendre pourquoi les crises financières éclataient. C’était alors un sujet impopulaire. La croyance dominante dans la seconde moitié du vingtième siècle était que les marchés étaient efficients. La perspective d’une calamité générale dans les économies développées semblait improbable. Il pouvait y avoir occasionnellement un krach boursier ou une crise de change, mais les économies modernes semblaient avoir vaincu leurs pires démons.

Doutant de ces certitudes, Minsky (…) développa son "hypothèse d’instabilité financière" (financial instability hypothesis). Celle-ci explique comment de longues périodes de prospérité sèment les graines de la crise suivante, un cadre des plus pertinents pour comprendre les tumultes de la décennie qui vient de s’écouler. Mais l’histoire de l’hypothèse elle-même est tout aussi importante. Sa trajectoire depuis les marges du monde universitaire jusqu’au cœur des débats mainstream montre comment l’étude de l’économie s’adapte à une réalité qui a profondément changé depuis la crise financière mondiale.

Minsky commença par une explication de l’investissement. Ce dernier est, par essence, un échange de monnaie aujourd’hui avec de la monnaie demain. Une entreprise paye maintenant pour la construction d’une usine ; les profits tirés de l’exploitation de l’usine, si tout va bien, se traduisent en monnaie au cours des années suivantes. Pour résumer, la monnaie d’aujourd’hui peut venir de deux sources : la propre trésorerie de l’entreprise ou des autres (ce qui sera le cas, par exemple, si l’entreprise emprunte auprès d’une banque). L’équilibre entre les deux est la question clé pour le système financier.

Minsky a distingué entre trois formes de financement. Le premier, qu’il qualifie de "financement prudent" (hedge financing), est le plus sûr : les entreprises utilisent leurs recettes de trésorerie futures pour rembourser la totalité de leur emprunt. Pour que cela fonctionne, elles doivent avoir peu emprunté et généré suffisamment de profits. Le deuxième, le "financement spéculatif" (speculative financing), est un peu plus risqué : les entreprises utilisent leurs recettes de trésorerie pour rembourser les intérêts, mais elles doivent emprunter à nouveau pour rembourser le principal. C’est soutenable aussi longtemps que l’économie fonctionne sans heurts, mais un ralentissement de l’activité peut se révéler déstabilisatrice. Le troisième, le "financement Ponzi" (Ponzi financing), est le plus dangereux : les flux de recettes de trésorerie ne couvrent ni le principal, ni les intérêts. Les entreprises font simplement le pari que l’actif sous-jacent s'appréciera suffisamment pour couvrir leur passif. Si ce n’est pas le cas, elles vont faire faillite.

Les économies dominées par le financement prudent (c’est-à-dire par les entreprises disposant d’importants flux de trésorerie et de faibles niveaux de dette) sont les plus stables. Quand le financement spéculatif et surtout Ponzi se généralisent, les systèmes financiers deviennent plus vulnérables. Si les prix d’actifs commencent à chuter, soit en raison du resserrement de la politique monétaire ou d’un choc externe, les entreprises qui se retrouvent en difficultés vont être forcées de vendre leurs actifs. Cela pousse davantage les prix d’actifs à la baisse et met encore davantage d’entreprises en difficultés. Elles auraient pu éviter une telle issue en se contentant de recourir au financement prudent. Mais, au cours du temps, en particulier lorsque l’économie est en expansion, la tentation de s’endetter devient peu à peu irrésistible. Lorsque la croissance économique semble assurée, pourquoi ne pas emprunter plus ? Les banques se laissent également gagner par l’optimisme et assouplissent les conditions de crédit à mesure que le boom se poursuit. Si les défauts de remboursement sont peu fréquents, pourquoi ne pas prêter plus ? La conclusion de Minsky était déconcertante. La stabilité économique alimente l’instabilité. Les périodes de prospérité sont le théâtre d’une véritable fragilisation financière.

Avec le souvenir des banques surendettées et des difficultés hypothécaires toujours dans les esprits après la crise financière mondiale, les intuitions de Minsky semblent relever de l’évidence. Bien sûr, la dette et la finance importent. Mais pendant des décennies, la recherche en économie n’accordait que peu de place à la première et considérait la seconde comme une sous-discipline, non comme un élément essentiel de théories plus larges. Minsky était un franc-tireur. Il remit en question l’ossature keynésienne de la macroéconomie et la croyance dans les marchés efficients qui prévalait alors.

Il est peut-être étrange de décrire ses idées comme une critique de la doctrine keynésienne alors que Minsky lui-même idolâtrait Keynes. Mais il croyait que cette doctrine s’était bien trop éloignée des idées fondamentales de Keynes. Les économistes avaient créé des modèles pour formaliser les mots de Keynes (…). Aucun modèle n’est plus connu que le modèle IS-LM, qui a été en grande partie développé par John Hicks et Alvin Hansen et qui montre la relation entre l’investissement et la monnaie. Il reste un outil utile pour enseigner et pour analyser la politique économique. Mais Hicks et Hansen ont fait abstraction du secteur financier, alors même que Keynes était profondément convaincu de l’importance des marchés financiers. Pour Minsky, IS-LM était "une représentation injuste et naïve des idées subtiles et sophistiquées de Keynes". L’hypothèse d’instabilité financière de Minsky visait à combler les lacunes.

L’attaque que Minsky a lancée aux prophètes de l'efficience des marchés était encore plus forte. Eugene Fama et Robert Lucas, parmi d’autres, ont persuadé la plupart des universitaires et des responsables politiques que les marchés financiers tendaient vers l’équilibre à mesure que les gens digéraient toute l’information disponible. Ils considéraient la structure du système financier comme peu pertinente. Au cours des dernières années, l’économie comportementale s’est attaquée à un pilier de l'hypothèse des marchés efficients : loin d’être des acteurs rationnels qui maximisent leurs gains, les gens ne savent pas vraiment ce qu’ils veulent et prennent de mauvaises décisions. Mais, au cours des années précédentes, Minsky s’était attaqué à un autre pilier : les forces qui sont à l’œuvre dans les systèmes financiers les poussent vers la catastrophe, affirmait-il, la stabilité n’étant qu’une éphémère illusion. (...)

Marginal dans le monde parfois très fermé de l’économie, Minsky n’avait, jusqu’à récemment, qu’une influence limitée. Les investisseurs financiers ont été plus rapides que les universitaires pour se saisir de ses idées. C’est surtout PaulMcCulley, de PIMCO, un groupe de gestion de fonds, qui popularisa ses idées. Il façonna le terme de "moment Minsky" pour décrire une situation où les niveaux de dette atteignent leur point de rupture et où les prix d’actifs commencent à chuter. McCulley utilisa initialement ce terme pour expliquer la crise russe de 1998. Depuis les turbulences mondiales de 2008, il est devenu très répandu. Pour les analystes en placements et les gestionnaires de fonds, un "moment Minsky" est quelque peu devenu le synonyme de crise financière.

Les écrits de Minsky à propos de la dette et des dangers de l’innovation financière avaient comme vertu d’être en accord avec l’expérience. Mais cette vertu est pourtant liée à ce que certains voient comme un défaut. En essayant de peindre une image plus nuancée de l’économie, il se prive de la puissance des modèles élégants. C’était bien loin de l’inquiéter ; il affirmait que les théories généralisables étaient vouées à l'échec. Il voulait expliquer des situations spécifiques, pas l’économie en général. Il voyait l’hypothèse d’instabilité financière comme pertinente dans le cas des économistes capitalistes avancées dotées de marchés financiers profonds, sophistiqués. Elle n’était pas censée être pertinente dans tous les scénarii. Ces jours-ci, par exemple, il est à la mode de s’interroger si la Chine est sur le point de connaître un moment Minsky après la croissance spectaculaire de sa dette au cours de la décennie passée. Pourtant une économie qui est en transition du socialisme vers une économie de marché et qui se caractérise par un système financier immature est loin de ce que Minsky avait en tête.

Se priver de la puissance des équations et des modèles n’est pas sans coûts. Cela contribua ce que les auteurs mainstream ignorent Minsky. Les économistes n’ignoraient pas entièrement la dette, même s’ils l’étudiaient seulement de façon parcellaire. Certains, comme Nobuhiro Kiyotaki et Ben Bernanke, qui s’est retrouvé depuis à la tête de la Réserve fédérale, ont observé comment le crédit pouvait amplifier les cycles d’affaires. Les travaux de Minsky peuvent compléter les leurs, mais ils n’y firent pas référence. C’était un peu comme s’ils n’existaient pas.

Depuis la mort de Minsky, d’autres ont cherché à corriger ce manque, en greffant ses théories dans des modèles. Le Levy Economics Institute de New York, où il finit sa carrière, tient chaque année une conférence en son honneur et publie régulièrement des travaux qui modélisent ses idées. Un de ces documents de travail, publié en 2000, développa un modèle inspiré de Minsky liant l’investissement et les flux de trésorerie. Un article de 2005 publié par la Banque des Règlements Internationaux (…) s’est appuyé sur Minsky pour proposer un modèle décrivant comment les gens évaluent leurs actifs après avoir réalisé des pertes. En 2010, le "prix Nobel" Paul Krugman, qui est surtout connue aujourd’hui en tant que chroniqueur au New York Times, a réalisé avec Gauti Eggertsson un document de travail qui inclut les idées de Minsky pour modéliser l’impact du désendettement sur l’économie. Certains chercheurs commencent tout juste de tester à quel point les intuitions de Minsky sont vérifiées par les faits : en observant les ratios dette sur flux de trésorerie, un document de travail de la Banque de Finlande publié en 2014 a constaté qu’ils constituent un indicateur pertinent pour juger du risque systémique. (...)

(…) Comme Krugman a pu l’affirmer, "Nous sommes tous minskyens désormais". Les banquiers centraux semblent d’accord avec lui. Dans un discours prononcé en 2009, avant qu’elle ne se retrouve à la tête de la Fed, Janet Yellen dit que les travaux de Minsky étaient "devenus une lecture incontournable". Dans un discours prononcé en 2013, Mervyn King, qui était encore gouverneur de la Banque d’Angleterre, se dit en accord avec l’idée selon laquelle la stabilité sur les marchés du crédit entraînait une exubérance et en définitive à l’instabilité. Mark Carney, qui a succédé à King, fit référence au moment Minsky au moins à deux reprises.

Est-ce que cela va durer ? La théorie même de Minsky suggère que non. La croissance économique est toujours fragile et les cicatrices de la crise toujours manifestes. Dans la trajectoire minskyenne, c’est à ce moment-là que les entreprises et les banques se montrent les plus prudentes, qu’elles sont conscientes des erreurs passées et déterminées à renforcer leurs bilans. Mais à mesure que le temps passe, le souvenir de la crise de 2008 s’efface. Les entreprises vont à nouveau chercher à se développer, les banques à les financer et les régulateurs à assouplir les contraintes réglementaires. Les avertissements de Minsky seront peu à peu ignorés. Plus on s’éloigne de la dernière crise, moins on désire entendre ceux qui voient déjà la prochaine arriver. »

The Economist, « Minsky’s moment », 30 juillet 2016. Traduit par Martin Anota



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