« Beaucoup de lecteurs (…) ont demandé une explication du modèle IS-LM. (…)

Rappelons qu’IS-LM fait référence, d'une part, à la relation entre l’investissement (I) et l’épargne (S) et, d'autre part, à la relation entre la liquidité (L) et la monnaie (M) (…). La première chose que vous devez savoir est qu’il y a plusieurs manières correctes d’expliquer le modèle IS-LM, parce qu’il s’agit d’un modèle mettant en interaction plusieurs marchés et vous pouvez ainsi y entrer via différents angles ; chacun d’entre eux peut constituer un bon point de départ.

Mon approche favorite consiste à considérer IS-LM comme une manière de réconcilier deux approches à première vue incompatibles à propos de la détermination des taux d’intérêt. Selon l’une d’entre elles, le taux d’intérêt est déterminé par l’offre et la demande de fonds prêtables, de capitaux : c’est l’approche par les "fonds prêtables". Selon la seconde, le taux d’intérêt est déterminé par l’arbitrage entre les obligations, qui rapportent des intérêts à leur détenteur, et la monnaie, qui n’en rapporte pas, mais qui peut être utile pour réaliser des transactions et elle a par conséquent une valeur spéciale en raison de sa liquidité : c’est l’approche par la "préférence pour la liquidité". (Certes, des choses proches de la monnaie rapportent des intérêts, mais pas autant que les actifs les moins liquides.)

Comment ces deux approches peuvent-elles être exactes ? Parce que nous sommes au minimum en train de parler de "deux" variables, pas d’une seule ; le PIB comme le taux d’intérêt. Et l’ajustement du PIB est ce qui permet aux fonds prêtables et à la préférence pour la liquidité de tenir simultanément.

Commençons du côté des fonds prêtables. Supposons que l’épargne désirée et les dépenses d’investissement désirées soient couramment égales l’une à l’autre et que quelque chose pousse le taux d’intérêt à la baisse. Est-ce qu’il doit augmenter pour retrouver son niveau initial ? Pas nécessairement. Un excès d’investissement désiré par rapport à l’épargne désirée peut entraîner une expansion de l’activité économique, ce qui pousse le revenu à la hausse. Et puisqu’une partie de la hausse du revenu va être épargnée (et en supposant que la demande d’investissement n’augmente pas autant) une hausse suffisamment large du PIB peut restaurer l’égalité entre l’épargne désirée et l’investissement désirée à un nouveau taux d’intérêt.

Cela signifie que les fonds prêtables ne déterminent pas le taux d’intérêt en soi ; ils déterminent un ensemble de combinaisons possibles du taux d’intérêt et du PIB, avec de plus faibles taux d’intérêt correspondant à des PIB plus élevés. Et c’est cela la courbe IS.

Parallèlement, les gens qui décident de la façon d’allouer leur richesse font des arbitrages entre monnaie et obligations. Il y a une demande de la monnaie décroissante : plus le taux d’intérêt est élevé, plus les gens vont utiliser leurs liquidités pour obtenir de plus hauts rendements. Supposons que la banque centrale garde l’offre de monnaie momentanément fixe ; dans ce cas, le taux d’intérêt doit être tel qu’il permet d’équilibrer cette demande avec la quantité de monnaie. Et la banque centrale peut faire varier le taux d’intérêt en changeant l’offre de monnaie : l’offre de monnaie augmente et le taux d’intérêt doit chuter pour pousser les gens à détenir une plus grande quantité de monnaie.

Et nous obtenons ainsi IS-LM :

Paul_Krugman__modele_IS_LM_equilibre.png

Le point où les courbes se croisent détermine à la fois le PIB et le taux d’intérêt et, à ce point précis, les fonds prêtables et la préférence pour la liquidité sont simultanément valides.

Pourquoi utiliser le modèle IS-LM ? Tout d’abord, il vous aide à éviter certaines erreurs, comme l’idée selon laquelle, parce que l’épargne doit être égale à l’investissement, les dépenses publiques ne peuvent entraîner une hausse des dépenses totales (…). Et il permet également d’éviter certaines confusions comme l’idée selon laquelle les déficits publics, en poussant les taux d’intérêt à la hausse, sont en fait susceptibles d’alimenter la contraction de l’activité économique. Plus spectaculairement, IS-LM se révèle être très utile pour considérer les considérations extrêmes comme celles que nous voyons actuellement, dans lesquelles la demande privée s’est tellement contractée que l’économie reste déprimée alors même que le taux d’intérêt est nul. Dans cette situation, le graphique ressemble plutôt à cela :

Paul_Krugman__modele_IS_LM_trappe_a_liquidite.png

Pourquoi est-ce que la courbe LM est-elle plate à zéro ? Parce que si le taux d’intérêt chutait sous zéro, les gens préféreraient juste détenir de la liquidité, plutôt que des obligations. A la marge, alors, la monnaie est juste détenue comme réserve de valeur et les variations de l’offre de monnaie n’ont aucun effet. C’est ce qu’on appelle la trappe à liquidité.

Et le modèle IS-LM permet de faire quelques prévisions à propos de ce qui se passe lorsque l'économie est piégée dans une trappe à liquidité. Les déficits budgétaires poussent la courbe IS vers la droite ; dans la trappe à liquidité, cela n’a pas d’effets sur le taux d’intérêt. Les accroissements de l’offre de monnaie ne font rien du tout. C’est pourquoi, au début de l’année 2009, lorsque le Wall Street Journal, les partisans de l’économie autrichienne et d’autres usual suspects prétendaient qu’il y aurait une hausse des taux d’intérêt et une explosion de l’inflation, ceux qui comprenaient le modèle IS-LM prévoyaient que les taux resteraient faibles et que même un triplement de la base monétaire ne serait pas inflationniste. Les événements ont donné raison à ces derniers (malgré quelques gros titres momentanés sur une inflation poussée par les prix des matières premières) et donné tort à ceux qui prophétisaient une explosion des taux d’intérêt et de l’hyperinflation.

Oui, IS-LM simplifie beaucoup les choses, mais on ne peut se contenter de ce modèle. Il a fait ce que tout bon modèle économique est supposé faire : donner sens à ce que nous voyons et nous permettre de faire des prévisions particulièrement utiles sur ce qui se passe dans des circonstances inhabituelles. Les économistes qui comprennent le modèle IS-LM ont été bien plus utiles et pertinentes pour parler de la récente crise que ceux qui ne le comprennent pas. »

Paul Krugman, « IS-LMentary », in Conscience of a Liberal (blog), 9 octobre 2011. Traduit par Martin Anota



« (…) Je fais une courte pause dans la révision de mon manuel, mais j’ai toujours la macroéconomie en tête et me demande qu’elle est la meilleure manière de l’enseigner. Retournons à un vieux sujet, en l’occurrence la pertinence et l’actualité du cadre hicksien d’IS-LM, dans contexte quelque peu différent.

Quand la Grande Récession a frappé, il y a eu une forte division dans le monde des économistes entre ceux qui avaient appris et apprécié le vieux cadre hicksien et ceux qui ne l’avaient pas appris ou l’avaient rejeté. Pourtant ce cadre permit de faire quelques prédictions importantes. Par exemple, il suggère que les choses seraient différentes à la borne inférieure zéro. Les accroissements de la base monétaire (même s’ils sont larges) ne seraient pas inflationnistes. Les déficits budgétaires ne pousseraient pas les taux d’intérêt à la hausse. Et les multiplicateurs budgétaires seraient bien plus larges qu’ils le sont en temps normal, car en temps normal toute expansion ou contraction budgétaire est susceptible d’être compensée par la politique monétaire.

C’étaient des prédictions particulièrement controversées à l’époque, mais elles furent vérifiées dans les faits subséquents. Certains critiques en sont réduits à affirmer que les idées hicksiennes sont parvenues à s’avérer justes pour de mauvaises raisons.

Mais voilà le problème : procéder à une analyse hicksienne en public est toujours extrêmement mal vu parmi les économistes. C’est ad hoc, non microfondé, désordonné en ce qui concerne les relations intertemporelles ; les modèles DSGE avec prix visqueux sont mieux vus. Publier des trucs à la IS-LM, même dans un forum politique, reste compliqué et n’est généralement possible que pour des vieux économistes disposant d’un capital professionnel suffisant.

Combien perd-on en conséquence ? Ce qui m’a motivé a été la lecture de l’analyse réalisée par Gauti Eggertsson, Neil Mehrotra, Sanjay Singh et Lawrence Summers (2016) sur la contagion de la stagnation séculaire. C’est un travail sérieux et je suis d’accord avec les principales conclusions ; je suis aussi un grand admirateur de chaque économiste qui y a contribué, en particulier de Gauti, qui étudiait les bizarreries économiques associées à la trappe à liquidité longtemps avant que cela devienne un sujet à la mode.

(…) Je sais que c’est en partie parce que je vieillis que je suis de moins en moins tolérant avec l’affutage algébrique que j’ai moi-même eu l’habitude d’utiliser par le passé. Vous restez convaincus du vieux principe selon lequel le niveau optimal de difficulté technique dans les articles est précisément celui de vos propres articles. (…)

Que peut-on obtenir en délaissant l’extrême rigueur (le cadre des générations imbriquées, la modélisation explicite des contraintes d’endettement, et ainsi de suite) ? Supposons que vous répondiez à cette question à l’ancienne, en utilisant Mundell-Fleming, la version d’IS-LM en économie ouverte. Vous réduiriez cela (comme Olivier Blanchard l’a suggéré dans un mail) à un diagramme de Metzler, avec le taux de change (prix de la devise étrangère) sur l’axe des abscisses et les taux d’intérêt sur les axes des ordonnées.

Paul_Krugman__taux_de_change_taux_d__interet_Mundel_Fleming.png

L’idée ici est qu’une dépréciation de la devise nationale provoque une expansion économique de l’économie domestique, à laquelle la banque centrale va réagir en resserrant sa politique monétaire, d’où la droite croissante ; parallèlement, elle provoque une contraction à l’étranger, à laquelle la banque centrale étrangère va réagir en assouplissant sa politique monétaire, d’où la droite décroissante. Mais toutes les deux font face à une borne inférieure zéro (zero lower bound), d’où les droites horizontales.

Avec une mobilité parfaite des capitaux et des anticipations statiques, les taux d’intérêt doivent être égalisés, donc l’équilibre est l’endroit où les deux lignes se croisent. Et il est maintenant évident qu’un choc adverse touchant l’étranger, représenté par les flèches rouges, va pousser les taux d’intérêt à la baisse dans les deux économies. Si le choc suffit à conduire l’économie étrangère à la borne inférieure zéro, cela va faire la même chose à l’économie domestique, avec la transmission via le taux de change. En d’autres termes, l’Europe peut exporter sa stagnation séculaire aux Etats-Unis via un faible euro et un dollar fort.

Bien sûr, vous apprenez bien plus de l’article d’Eggertsson et alii, en ce qui concerne le rôle des contraintes de crédit dans l’apparition de la stagnation ou encore l’impact des limites à la mobilité des capitaux dans la limitation de sa diffusion au reste du monde. Mais le coût en termes de complexité et lourdeur est large. Et cette lourdeur peut même nous amener à manquer certaines intuitions. L’article d’Eggertsson et alii, nécessairement, de l’analyse des états réguliers. Pourtant je crois que la transmission de la trappe à liquidité dépend du caractère permanent ou transitoire du choc, tel qu’il est perçu par les agents, or vous perdez cette intuition en supposant un état régulier.

Mais, certains lecteurs ne manqueront pas de noter que j’ai déjà moi-même utilisé ce genre de cadre, par exemple dans mon analyse originelle de la trappe à liquidité et dans le travail que j’ai réalisé avec Gauti sur le désendettement. Oui, c’est vrai, mais c’est en partie pour parvenir à passer la barrière anti-Hicks (…). En fait, je ne croyais pas vraiment en la trappe à liquidité jusqu’à ce que je la voie éclater dans un modèle néo-keynésien, et mettre sous forme d’équations le processus de désendettement m’a réellement aidé à clarifier ma pensée ici aussi.

Donc, dans l’absolu, je ne suis pas contre l’idée d’une modélisation plus poussée. Ce qui m’inquiète, c’est la prohibition des modèles simples, ad hoc, qui permettent pourtant de rendre compte de l’essentiel des intuitions (dans le cas de la stagnation séculaire et de sa contagion internationale, je suis sûr que ces modèles en fournissent 90 % des intuitions) sous une forme qui est bien plus utile pour les débats de politique économique dans le monde réel. (…) »

Paul Krugman, « Tl;dr and modern macroeconomics », in The Conscience of a Liberal (blog), 20 juin 2016. Traduit par Martin Anota