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jeudi 17 juin 2021

Inégalités de revenu et origine sociale

« Les inégalités de revenu semblent aller main dans la main avec un manque de mobilité intergénérationnelle. C’est inquiétant d’une perspective de politique publique, dans la mesure où cela implique que les différentiels de revenu persistent au cours du temps parce que les chances de réussir dans la vie ne sont pas également distribuées dans une société, mais dépendent de l’origine sociale des individus. La promotion de la mobilité intergénérationnelle peut rendre les sociétés non seulement plus égalitaires, mais aussi plus efficaces. La croyance que les gens, qu’importe leur origine sociale, peuvent accroître leur niveau de vie est une incitation puissante à accumuler du capital humain et à fournir des efforts. Les politiques luttant contre les disparités dans le contexte familial, telles que les interventions éducationnelles ciblant les enfants de milieu modeste, peuvent stimuler la mobilité intergénérationnelle.

Tour d’horizon


La transmission intergénérationnelle du revenu ou de l’éducation peut s’expliquer par le fait que les parents auront d’autant plus de ressources financières à consacrer à leurs enfants et pour investir dans leur capital humain qu’ils sont riches. Elle peut également s’expliquer par le fait que les parents les plus riches sont typiquement plus éduqués et peuvent consacrer un temps de meilleure qualité à leurs enfants, en particulier dans leurs premières années, quand se forment les compétences cognitives et non cognitives déterminantes pour obtenir plus tard un haut revenu. Des chercheurs ont également mis l’accent sur la transmission de certains traits génétiques pour expliquer l’association entre mobilité intergénérationnelle et revenus. Il est crucial de démêler ces divers canaux possibles de la transmission intergénérationnelle pour comprendre les mécanismes sous-jacents à la transmission de l’avantage économique des parents à leurs enfants.

L’observation des corrélations de revenu entre membres d’une même fratrie offre une autre approche pour comprendre l’impact de l’origine sociale (à la fois celui de la famille et de l’environnement social) sur les inégalités. Les membres d’une même fratrie partagent non seulement une même famille, mais aussi un même environnement social, celui dans lequel la famille se trouve insérée, notamment les mêmes écoles et voisins.

Un domaine de recherche connexe considère l’influence à long terme des effets de communauté, tels qu’ils sont mesurés par les indicateurs clés d’origine sociale, avec une focalisation toute particulière sur la qualité des écoles et du voisinage. Ces études cherchent à identifier les effets causaux plutôt que de simples corrélations en exploitant les différences aléatoires dans l’allocation des individus entre les écoles et voisinages, souvent en conséquence de programmes sociaux qui changent l’environnement social d’un enfant. Le débat quant à savoir si les communautés exercent des effets additionnels sur les inégalités de revenu a été particulièrement vif ces derniers temps.

Une forte dépendance des trajectoires individuelles aux origines sociales peut non seulement être inégalitaire, mais peut aussi réduire les incitations des pauvres à investir dans le capital humain et à exercer un effort productif.

Que sait-on sur la relation entre inégalités de revenu et mobilité intergénérationnelle ?


D’un point de vue strictement statistique, les concepts d’inégalité de revenu et de mobilité intergénérationnelle sont indépendants l’un de l’autre. Cependant, de plus en plus d’analyses empiriques suggèrent une association négative entre ces deux variables. Un graphique qui est devenu célèbre, intitulé "courbe de Gatsby le Magnifique" (Great Gatsby curve), fait le lien entre l’élasticité intergénérationnelle du revenu et le coefficient de Gini des inégalités de revenu des différents pays (Corak, 2013). L’élasticité intergénérationnelle de revenu, une mesure inverse de celle de mobilité intergénérationnelle, est un indicateur largement utilisé pour mesurer l’association entre situation des parents et celle de leurs enfants. Une valeur de 0,5, par exemple, signifie qu’une variation de 10 % du revenu des parents est associée à une variation dans le même sens de 5 % (…) du revenu de leurs enfants. Une société de statu quo, dans laquelle les différences de revenu sont totalement transmises d’une génération à la suivante, aurait une élasticité intergénérationnelle égale à l’unité. Une société parfaitement mobile dans laquelle les origines familiales ne jouent aucun rôle dans les fortunes de chacun aurait une élasticité intergénérationnelle nulle. La courbe de Gatsby le Magnifique montre que, d’un pays à l’autre, il y a une relation positive entre le niveau des inégalités de revenu dans une génération (telle qu’elle est mesurée par le coefficient de Gini) et le degré de transmission intergénérationnelle.

Cette relation a reçu beaucoup d’attention, parce qu’elle dit que les inégalités au sein de chaque génération, qui sapent l’égalité des chances, sont plus durables dans les pays avec de fortes inégalités. Les comparaisons transnationales peuvent être biaisées, cependant, par les différences que l’on peut observer entre les pays dans les facteurs affectant à la fois les inégalités et la mobilité intergénérationnelle, telles que les différences dans le cadre institutionnel ou les valeurs culturelles, ce qui brouillerait l’interprétation de la relation entre inégalités et mobilité. Mais les récentes analyses empiriques montrent que ce ne sont pas les différences entre les pays qui expliquent la relation négative entre inégalités et mobilité. Une étude portant sur les Etats-Unis constate que la probabilité que les enfants dont les pères appartenaient au premier quartile de la répartition des revenus grimpent l’échelle des revenues (c’est-à-dire connaissent une mobilité ascendante) est inversement corrélée au coefficient de Gini des inégalités de revenu des parents (cf. graphique 1) (Chetty et alii, 2014).

GRAPHIQUE 1 Mobilité intergénérationnelle ascendante en termes de revenu et inégalités de revenu aux Etats-Unis entre 1996 et 2000

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Le graphique 2 représente la courbe de Gatsby le Magnifique pour les divers Etats des Etats-Unis. Les données sur la mobilité intergénérationnelle en termes de revenu ont été compilées par l’Equality of Opportunity Project à partir de millions de dossiers fiscaux américains pour la période allant de 1996 à 2012 pour les fils nés entre le début des années 1980 et le début des années 1990 (Chetty et alii, 2014). Les données, compilées pour les zones de navettage (des unités géographiques d’analyse qui reflètent plus fidèlement l’économie locale où les gens vivent et travaillent que ne le font les frontières politiques), ont été agrégées au niveau de chaque Etat. Les données sur le coefficient de Gini des revenus des ménages au niveau de chaque Etat sont tirées du Bureau de recensement des Etats-Unis.

GRAPHIQUE 2 Aux Etats-Unis, les Etats avec de fortes inégalités par le passé qui ont connu une faible mobilité intergénérationnelle présentent aussi de fortes inégalités 35 ans après

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La cadran gauche du graphique 2, qui représente le degré de corrélation des revenus entre pères et fils (une mesure de l’immobilité intergénérationnelle similaire à l’élasticité intergénérationnelle) relativement aux inégalités de revenu dans chaque Etat mesurées en 1979, indique une corrélation positive entre les inégalités de revenu et l’immobilité intergénérationnelle, dans l’esprit de la courbe de Gatsby le Magnifique. En 1979, les fils qui constituent la "génération de destination" de la transition intergénérationnelle mesurée par l’Equality of Opportunity Projet n’étaient pas encore nés, donc les inégalités de revenu représentées dans le cadran gauche se réfèrent à la génération des pères. Le cadran droit du graphique 2 relie l’élasticité intergénérationnelle au niveau des inégalités de revenu en 2013, suggérant que les Etats qui ont présenté un niveau élevé d’inégalités par le passé et qui connurent un faible niveau de mobilité intergénérationnelle présentent également des niveaux d’inégalités aujourd’hui. Le manque de mobilité intergénérationnelle agit comme un canal de transmission des inégalités de revenu du passé au présent.

Notons qu’en principe la mobilité dans une période donnée peut dépendre de la mobilité passée : par exemple, en raison d’une forte mobilité passée au cours d’une période, les familles ou individus peuvent atteindre leur "bonne" position dans la société, ce qui se traduit par une moindre mobilité dans les périodes suivantes, ce qui implique qu’en observant à long terme sur plusieurs générations nous devrions voir plus de mobilité que ce que l’on observe lorsque l’on compare parents et enfants.

Cependant, les études sur la mobilité multi-générationnelle trouvent l’opposé, c’est-à-dire concluent qu’il y a moins de mobilité sur trois générations ou plus que ce qui serait impliqué en extrapolant à partir des transitions parents-enfant (Adermon et alii, 2021). Cette persistance à long terme pourrait notamment s’expliquer par l’existence d’un facteur latent spécifique à la dynastie (par exemple une capacité inobservée) qui serait hautement corrélée au niveau intergénérationnel, un facteur qui influencerait les variables comme le revenu ou l’éducation que les analystes observent typiquement (Braun et Stuhler, 2018).

Avec les faits empiriques présentés à travers la courbe de Gatsby le magnifique du graphique 2, il semble juste de conclure qu’il y a une régularité empirique associant les inégalités de revenu et le manque de mobilité, que le manque de mobilité détermine la persistance des inégalités au cours du temps. Cela dit, même s’il y a des analyses empiriques montrant que de fortes inégalités de revenu sont une source d’inquiétude parce qu’elles vont de pair avec une faible mobilité intergénérationnelle, l’analyse ne révèle rien quant aux mécanismes causaux sous-jacents qui sont à l’œuvre.

La croyance qu’une société doit assurer l’égalité des chances pour ses membres justifie des interventions visant à "rendre les règles du jeu équitables" dans les pays à fortes inégalités, par exemple à travers les investissements dans l’éducation des enfants de familles modestes. Mais ces politiques peuvent être coûteuses et, si elles se traduisent par des hausses d’impôts, en particulier pour les familles à haut revenu, elles peuvent, du moins en théorie, décourager leur activité économique et compromettre la croissance économique.

Il est difficile de dire, cependant, si les politiques promouvant l’égalité des chances réduiraient l’efficacité économique. La réponse dépend du fait que le pays utilise déjà ou non toutes ses ressources de façon efficace. Si ce n’est pas le cas, les gouvernements qui promeuvent la mobilité intergénérationnelle peuvent faire d’une pierre deux coups. Cela serait le cas, par exemple, si la transmission intergénérationnelle reflétait une mauvaise allocation en raison de l’obtention par les enfants de milieu aisé de bons emplois qu’ils n’auraient pas acquis sans les contacts familiaux. Il y a des éléments empiriques concernant le Canada, le Danemark et le Suède, par exemple, qui suggèrent que les enfants tendent à être embauchés dans l’entreprise où travaillent leurs parents. Une partie de cette transmission intergénérationnelle de l’emploi peut être efficace (si les parents connaissent la productivité de leurs enfants et les besoins de leurs employeurs et contribuent par conséquent à améliorer les appariements). Mais la transmission intergénérationnelle peut aussi refléter des formes de népotisme si ceux qui ne sont pas les meilleurs candidats obtiennent leur emploi seulement via leurs contacts, ce qui nuit à la productivité de l’entreprise. Un autre argument contre l’existence d’arbitrages entre équité des règles du jeu et activité économique tient aux enfants de familles de milieu modeste, qui perdraient en motivation s’ils pensaient que les inégalités sont associées à un manque de mobilité. De récentes analyses empiriques concernant l’Italie montrent que la mobilité est moins forte dans les zones qui réalisent de mauvaises performances selon des indicateurs tels que la croissance du PIB, ce qui suggère qu’il n’y a pas vraiment d’arbitrage entre équité et efficacité dans ce cas (Güell et alii, 2006). (...)

Est-ce l’inné ou l’acquis ?


Outre la distinction entre le rôle de la famille et celui de la communauté, les études cherchant à déterminer le rôle respectif de l’inné et l’acquis dans la transmission intergénérationnelle offrent une autre perspective sur la relation entre inégalités de revenu et origine sociale. La transmission du potentiel de revenu des parents est-elle déterminée avant la naissance par la transmission de dotations génétiques (par exemple, le QI), après la naissance par l’exposition à des influences environnementales survenant ou bien par les deux ? La réponse à cette question est cruciale dans la mesure où elle permet d’identifier l’un des canaux de la mobilité intergénérationnelle. Mais il faut être prudent lorsqu’il s’agit de tirer de telles études des implications relatives à l’efficacité ou à l’opportunité de politiques anti-pauvreté. Même si la pauvreté s’avérait "naturelle", dans le sens où elle serait "génétiquement" héritée, cela ne signifierait pas pour autant que les programmes de soutien au revenu sont inefficaces pour lutter contre la pauvreté.

En l’absence d’information directe sur les gènes, il est difficile de répondre à cette question. Les chercheurs ont comparé les corrélations de revenu entre groupes de personnes dont le degré de similarité génétique est connu (en moyenne), par exemple les jumeaux homozygotes, qui partagent la totalité de leurs gènes, et les jumeaux dizygotes, qui partagent seulement la moitié de leurs gènes. Un problème que rencontre ce type de comparaisons est que les différences de corrélations entre les deux groupes peuvent en partie refléter des différences dans l’environnement entre les jumeaux homozygotes et dizygotes et pas seulement des différences génétiques. Ce problème est en partie résolu si des informations sur le fait que les frères et sœurs aient été ou non élevés ensemble sont disponibles. Une étude qui compare les corrélations de revenu entre membres de fratries et jumeaux en exploitant toutes ces sources de variations constate que l’estimation basse pour la part des inégalités de revenu qui peut être attribuée aux similarités génétiques s’élève à 20 %. (…) Ce constat suggère un rôle important de l’inné par rapport à l’acquis dans le façonnement des inégalités de revenu (Bjorklund et alii, 2005).

Une partie des études portant sur les jumeaux a exploré le processus causal de la transmission intergénérationnelle. La principale idée derrière ces études est que la persistance intergénérationnelle due aux facteurs génétiques n’est pas causale. Donc, si toute la persistance est d’ordre génétique, une hausse aléatoire du revenu des parents ne va pas accroître le revenu de la génération suivante dans la mesure où les hausses de revenu n’affectent pas les gènes des parents. La persistance intergénérationnelle due à l’investissement des parents dans l’éducation des enfants constitue par contre un exemple de mécanisme causal. Une hausse aléatoire du revenu parental peut accroître les ressources consacrées à l’investissement dans l’éducation des enfants, augmentant le potentiel de revenu pour les enfants. La stratégie de recherche de ces études portant sur les jumeaux consiste à comparer la transmission intergénérationnelle parmi les parents qui sont des jumeaux identiques parce que toute différence qui serait alors décelée ne pourrait être liée aux différences dans les gènes, ce qui soutiendrait une interprétation causale de la transmission intergénérationnelle.

(…) Les constats tirés de cette littérature, en particulier des études utilisant les données de registres qui se réfèrent à la population entière des jumeaux, comme c’est typiquement le cas dans les pays scandinaves, suggèrent un rôle causal significatif pour l’éducation parentale sur l’éducation des enfants, puisque celle-ci expliquerait entre un quart et la moitié de la transmission intergénérationnelle globale.

Les chercheurs se sont également attaqués à la distinction entre inné et acquis en examinant le destin d’enfants adoptés. Parce que les enfants adoptés ne partagent pas les mêmes gènes que leurs parents adoptifs, toute similarité observée entre parents et enfants est attribuée à l’acquis. Il faut toutefois garder à l’esprit que ce courant de recherche suppose que les parents qui adoptent ne sont pas différents des autres parents dans leur propension à transmettre leur revenu ou leur éducation. Les constats tirés de cette littérature suggèrent une association forte et significative entre l’éducation des parents et l’éducation des enfants adoptés, ce qui suggère un lien de causalité (Björklund et alii, 2006). (...) »

Lorenzo Cappellari, « Income inequality and social origins », in IZA, World of Labor, n° 261, mai 2021. Traduit par Martin Anota

mercredi 21 avril 2021

L’emploi à bas salaire

« L’emploi à bas salaire est devenu une caractéristique importante du marché du travail et un sujet polémique dans plusieurs pays. Comment interpréter la proéminence des emplois à bas salaire et savoir s’ils sont bénéfiques on non aux travailleurs ou à la société restent des questions ouvertes. Pour y répondre, il faut déterminer si les emplois à faible salaire sont largement transitoires et servent comme tremplin vers l’emploi à haut salaire, s’ils deviennent persistants ou s’ils se traduisent par un chômage récurrent. Les données empiriques sont imprécises, certaines suggérant que l’emploi à bas salaire constitue plutôt un tremplin et d’autres suggérant qu’il exerce un "effet cicatrice", c’est-à-dire qu’il a des effets négatifs durables. (...)

En 2018, environ un septième des travailleurs à temps plein dans les pays de l’OCDE gagnaient des salaires qui représentaient moins des deux tiers du salaire médian et étaient donc considérés comme des travailleurs à faible salaire. Le graphique 1 montre que l’incidence des faibles salaires varie considérablement d’un pays de l’OCDE à l’autre. En 2018, elle représentait moins de 10 % en Finlande, en Nouvelle-Zélande, au Danemark et au Portugal et plus de 20 % au Canada, en Pologne, en Israël et aux Etats-Unis. Depuis 2008, l’incidence des faibles salaires a diminué dans la plupart des pays et s’est accrue dans quelques uns. Par conséquent, la moyenne (non pondérée) des pays de l’OCDE d’environ 15 % (en 2008) a légèrement diminué au cours des dix dernières années.

GRAPHIQUE Part des travailleurs à temps plein gagnant moins des deux tiers du salaire médian dans les pays de l'OCDE (en %)

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De façon à saisir l’emploi à bas salaire et ses implications, les études se sont concentrées sur trois principales questions. Premièrement, il est important d’identifier les déterminants de l’occupation d’un emploi à bas salaire, c’est-à-dire les caractéristiques des individus ou des entreprises qui sont typiques de l’emploi à bas salaire. Deuxièmement, il est crucial de savoir si les emplois à bas salaire sont principalement transitoires par nature, menant typiquement à des emplois mieux rémunérés plus tard, s’ils tendent à devenir persistants ou s’ils se traduisent par un chômage récurrent. Troisièmement, les emplois à bas salaire doivent être comparés aux autres alternatives disponibles ; il est particulièrement intéressant de déterminer s’il vaut mieux accepter un emploi mal rémunéré plutôt que de rester au chômage en attendant une offre pour un meilleur emploi plus tard.

Les réformes du marché du travail et de la protection sociale mises en œuvre au cours des 25 dernières années dans la plupart des pays de l’OCDE ont typiquement supposé qu’occuper tout emploi, même s’il s’agissait d’un emploi à bas salaire, était toujours mieux qu’être au chômage ou dépendant des revenus de transfert. Cette idée peut se justifier, en particulier si accepter un emploi à bas salaire a une bonne chance permet à un travailleur d’améliorer sa rémunération ou des conditions de travail futures. Un argument majeur en faveur de l’acceptation des emplois à bas salaire est qu’ils permettent au travailleur d’éviter l’"effet cicatrice" associé au chômage, c’est-à-dire le risque que les effets négatifs du chômage persistent ultérieurement, d’où la métaphore de la "cicatrice" (McCormick, 1990). Les potentiels employeurs voient dans le fait d’être au chômage un signal négatif, ce qui réduit les chances du postulant de recevoir des offres d’emploi attractives. Au chômage, les individus subissent une dépréciation de leur capital humain et leurs préférences peuvent se modifier en faveur du loisir, ce qui se traduit par une réduction de l’offre de travail (Mosthaf, 2014). En acceptant un emploi à bas salaire plutôt qu’en restant au chômage dans l’attente de trouver une meilleure offre d’emploi, les individus réduisent leur durée au chômage, donc l’effet cicatrice que nous venons de mentionner. Pour certains groupes de travailleurs, tels que les chômeurs de longue durée ou les travailleurs peu qualifiés aussi bien que ceux qui se sont retrouvés hors du travail (par exemple en raison d’un congé parental), les emplois à bas salaire peuvent constituer une façon de les ramener sur le marché du travail.

L’emploi à bas salaire est acceptable s’il est principalement transitoire, servant de tremplin pour des emplois mieux rémunérés, par exemple en améliorant les compétences liées à l’emploi. Si le travail peu rémunéré est une condition transitoire qui est généralisée à l’ensemble de la population active, cela signifie que les inégalités de rémunération seront partagées, du moins dans une certaine mesure, parmi différents individus à différents instants de leur vie active. En outre, si la faible rémunération est un phénomène transitoire et agit comme un tremplin vers une meilleure rémunération, il peut être moins nécessaire de maintenir un salaire minimum élevé que dans une situation où le faible salaire est durable et où les gens ne peuvent obtenir qu’un salaire minimum qui ne leur permet pas de satisfaire leurs besoins de base (Stewart, 2007).

Cependant, nous aboutissons à une conclusion totalement différente si l’emploi à bas salaire tend à être persistant ou même à entraîner un cercle vicieux où le travailleur alterne emplois à bas salaire et chômage (…). Les individus peuvent être piégés dans des emplois de faible qualité ou connaître des phases récurrentes de chômage pour diverses raisons. Par exemple, les employeurs peuvent interpréter les emplois à faible qualité et à faible salaire dans le curriculum vitae du travailleur comme signalant une faible productivité (future) (McCormick, 1990). Ce signal négatif doit être particulièrement prononcé pour les individus avec des niveaux élevés de qualifications, réduisant leurs chances d’obtenir un emploi qui corresponde à leur qualification formelle. De même, l’accumulation de capacité humain dans les emplois de faible qualité est souvent limitée et n’est probablement pas plus élevée que durant le chômage, en particulier lorsque l’on compare des situations où les individus au chômage reçoivent des mesures de formation de la part de l’agence de placement (Mosthaf et alii, 2014). Pour certains travailleurs (surtout qualifiés), l’emploi à bas salaire peut même être associé à une détérioration de leur capital humain. De plus, il est probablement plus difficile de rechercher un emploi lorsque l’on occupe déjà un emploi que lorsque l’on est au chômage, par exemple en raison de nos plus grandes contraintes d’emploi du temps. Notamment pour ces raisons, l’occupation d’un emploi à bas salaire peut avoir un véritable effet sur la probabilité d’un individu d’obtenir un emploi bien payé ou d’être employé à l’avenir, un phénomène que l’on qualifie de "dépendance à la situation antérieure" (state dependence) dans la littérature.

Si l’emploi à bas salaire devient persistant ou s’il mène à un cycle d’emplois à bas salaire et de chômage, cela implique que les faibles rémunérations sont concentrées sur une fraction de la population active qui peut être exclue du partage des fruits de la prospérité économique (Cai, 2014). Cela étant dit, une faible rémunération pour les individus n’est pas nécessairement associée à la pauvreté pour leur ménage, dans la mesure où, du moins dans la plupart des cas, les individus gagnant un bas salaire ne sont ni les principaux, ni les seuls personnes percevant un revenu au sein de leur ménage.

Qui sont les travailleurs gagnant un bas salaire ?


En général, les salaires sont considérés comme faibles s’ils sont inférieurs aux deux tiers de la médiane nationale ou de la moyenne nationale des salaires horaires bruts. Cette définition des bas salaires, qui a été adoptée par des organisations internationales comme l’OCDE et l’UE, évite la difficulté de définir un niveau absolu des faibles salaires et facilite les comparaisons internationales. Bien que d’autres définitions des bas salaires soient utilisées, par exemples les trois déciles inférieurs ou la moitié inférieure de la moyenne de la distribution salariale, le classement des pays en termes d’incidence ou de persistance des bas salaires et les intuitions des études empiriques semblent être robustes en utilisant des définitions alternatives des bas salaires (Clark et Kanellopoulos, 2013).

Plusieurs études portant sur divers pays ont essayé d’identifier les individus qui sont peu rémunérés ainsi que leurs caractéristiques. Les données tirées de l’European Community Household Panel (ECHP) en 2001 indiquent que, parmi l’ensemble des salariés, l’incidence des bas salaire est deux fois plus élevée pour les femmes que pour les hommes (Commission européenne, 2004). L’incidence des bas salaires est aussi particulièrement élevée pour les jeunes travailleurs, pour ceux qui ont des contrats temporaires et pour les travailleurs agricoles. La probabilité d’avoir un bas salaire tend à diminuer avec le niveau de qualification des travailleurs, mais (dans certains pays) des parts significatives de travailleurs qualifiés ont également un emploi à bas salaire. Ces constats sont confirmés par d’autres études pour l’UE (Clark et Kanellopoulos, 2013) et pour plusieurs pays comme le Danemark, les Pays-Bas, l’Italie et l’Espagne (Blázquez Cuesta et Salverda, 2009), l’Allemagne (Mosthaf et alii, 2011), le Royaume-Uni (Cappellari et alii, 2008) et l’Australie (Cai, 2014).

La mobilité ascendante des travailleurs peu rémunérés


Une fois identifiées les principales caractéristiques des travailleurs peu rémunérés, il est important de savoir quels facteurs affectent la dynamique de l’emploi à bas salaire ; en d’autres mots, les travailleurs restent-ils typiquement dans des emplois à bas salaire ou sont-ils capables de se déplacer vers les emplois mieux rémunérés ? Les études portant sur plusieurs pays montrent que les travailleurs occupant les emplois peu rémunérés risquent de continuer de les occuper l’année suivante. Par exemple, les données tirées de l’ECHP indiquent que, au sein des pays de l’UE à 15, environ la moitié des travailleurs qui étaient peu rémunérés en 2000 étaient toujours peu rémunérés en 2001, tandis que 31 % d’entre eux parvinrent à obtenir des salaires au-dessus du seuil des faibles salaires et presque 18 % se retrouvèrent au non-emploi (Commission européenne, 2004). En prenant en compte une plus longue perspective de cinq ans, 30 % des travailleurs peu rémunérés en 1994 restèrent dans cette situation, tandis que 43 % réussirent à accroître leur salaire au-delà du seuil des bas salaires (et 27 % finirent en non-emploi). En utilisant le même ensemble de données une analyse comparative d’hommes dans 12 pays de l’UE durant la période allant de 1994 à 2001 constate que la probabilité qu’un travailleur reste dans l’emploi peu rémunéré au cours de deux années successives allait de 49 % (en Espagne) à 70 % (aux Pays-Bas) (Clark et Kanellopoulos, 2013). Les auteurs de cette étude soulignent que, en général, les pays avec une part relativement élevée de travailleurs peu rémunérés semblent aussi être les pays où il est le plus difficile de sortir de l’emploi à bas salaire.

Aux Etats-Unis, au cours de la période allant de 1968 à 2014 plus de la moitié de tous les travailleurs à plein temps entrant dans l’emploi à bas salaire allèrent au-dessus des deux tiers du salaire médian dans les quatre années suivantes. Cependant, la mobilité hors de l’emploi à bas salaire a décliné depuis la fin des années quatre-vingt-dix, en particulier pour les travailleurs manuels (Schultz, 2019).

Les analyses détaillées pour divers pays indiquent que plusieurs facteurs influencent les transitions sur le marché du travail des bas salaires vers les hauts salaires. Ceux-ci incluent des caractéristiques individuelles aussi bien que des caractéristiques liées au secteur, à la profession ou à l’établissement. De plus, l’état global du marché du travail et des politiques de l’emploi (comme les politiques de formation et d’emploi public) peuvent aussi jouer un rôle.

En ce qui concerne les caractéristiques individuelles des travailleurs, non seulement l’emploi à bas salaire est plus prévalent parmi les femmes et les travailleurs peu qualifiés, mais en outre les chances que ces groupes échappent aux emplois peu rémunérés sont aussi généralement plus limitées (Commission européenne, 2004 ; Blázquez Cuesta et Salverda, 2009 ; Mosthaf et alii, 2011). Aux Etats-Unis, cela ne s’applique pas seulement aux travailleurs blancs (Schultz, 2019). A l’inverse, les plus jeunes travailleurs au début de leur carrière présentent une plus forte probabilité de s’élever sur l’échelle des salaires que les plus vieux travailleurs (Commission européenne, 2004 ; Mosthaf et alii, 2011).

Les caractéristiques des firmes jouent également un rôle important sur les chances que les travailleurs à bas salaires atteignent des emplois mieux rémunérés. En Allemagne, les chances sont plus fortes dans les plus grandes usines de l’industrie, qui offrent des formations et d’autres façons pour les travailleurs d’accumuler du capital humain, que les plus petites usines (Mosthaf et alii, 2011). En outre, les usines avec une part élevée de travailleurs peu rémunérés constituent des impasses pour les travailleurs peu rémunérés, puisque les chances de mobilité ascendante en termes de salaires dans ces usines sont significativement plus faibles (Mosthaf et alii, 2011). L’affiliation sectorielle semble aussi jouer un rôle ; les travailleurs dans l’agriculture ont des chances particulièrement faibles, tandis que les travailleurs dans le secteur public semblent avoir de meilleures chances de sécuriser des emplois très rémunérés dans le futur (Commission européenne, 2004 ; Schultz, 2019).

Il est intéressant de noter qu’il n’y a pas d’éléments empiriques montrant clairement que les conditions économiques globales et la situation du marché du travail affectent les transitions de l’emploi peu rémunéré vers l’emploi mieux rémunéré. Cela étant dit, une étude pour les pays de l’UE à 15 rapporte un faible effet atténuateur des taux de chômage élevés sur les transitions des emplois peu rémunérés vers les emplois mieux rémunérés entre deux années successives (mais aucun effet n’est observé sur les transitions au-delà de trois ans) (Commission européenne, 2004) (…). Au regard du rôle des politiques de l’emploi et des politiques de gestion des ressources humaines des entreprises, les transitions des emplois peu rémunérés vers les emplois mieux rémunérés sont plus probables pour les travailleurs qui ont reçu une formation ou des stages professionnels (Clark et Kanellopoulos, 2013), et en particulier pour ceux qui ont obtenu une formation pratique (Blázquez Cuesta et Salverda, 2009).

Tremplin ou effet cicatrice des emplois à bas salaire ?


Lorsque l’on interprète les données empiriques relatives aux transitions en termes de salaires, il est important de distinguer entre les caractéristiques des travailleurs qui les prédisposent à occuper des emplois à bas salaire et les effets directs causaux de l’emploi à bas salaire sur la probabilité d’être peu rémunéré, fortement rémunéré ou chômeur dans le futur. Comme nous l’avons indiqué ci-dessus, accepter un emploi à bas salaire peut entraîner un effet cicatrice en envoyant des signaux négatifs aux potentiels employeurs, en étant associé à une détérioration du capital humain ou en réduisant l’intensité de recherche d’emploi des travailleurs. Il est donc important de déterminer, pour un chômeur, s’il vaut mieux qu’il prenne un emploi à bas salaire ou qu’il reste au chômage dans l’attente de trouver une meilleure offre d’emploi plus tard.

(…) Certaines études empiriques ont essayé d’évaluer si un faible salaire durant une période particulière dans la carrière d’un travailleur avait un véritable effet sur la probabilité qu’il se retrouve sur un certain marché du travail à l’avenir, même après avoir pris en compte les caractéristiques du travailleur qui le prédisposent à être peu rémunéré. Plusieurs études constatent qu’avoir occupé un emploi peu rémunéré semble avoir un effet sur la probabilité d’être peu rémunéré, très rémunéré ou chômeur à l’avenir. Par exemple, la dépendance à la situation antérieure pour l’emploi à bas salaire est décelée dans tous les douze pays de l’UE examinés par une étude comparative d’hommes, même après prise en compte des différences individuelles (Clark et Kanellopoulos, 2013). La dépendance à la situation antérieure est aussi décelée dans deux études de travailleurs au Royaume-Uni qui appliquent diverses méthodes pour estimer les probabilités de transitions vers et hors l’emploi peu rémunéré (Cappellari et alii, 2008 ; Cai et alii, 2018). Une autre étude à propos des hommes en Grande-Bretagne montre que les emplois peu rémunérés ont presque un effet négatif aussi important que le chômage sur les perspectives d’emploi futures (Stewart, 2007), ce qui mène à la conclusion que les emplois à bas salaire sont un conduit vers le chômage récurrent au Royaume-Uni.

A l’inverse, les plus récentes données tirées du Royaume-Uni (Cai et alii, 2018) et d’autres pays suggèrent que de substantiels effets cicatrice du chômage existent certes, mais que les emplois peu rémunérés tendent à améliorer l’emploi des travailleurs et les perspectives de revenu en comparaison aux chômeurs. Deux études australiennes montrent que la dépendance à la situation antérieure et les effets tremplin de l’emploi à bas salaire peuvent être présents (Cai, 2014 ; Fok et alii, 2015) : les travailleurs occupant les emplois peu rémunérés sont davantage susceptibles d’être en emploi à bas salaire à l’avenir en comparaison avec les individus qui ne sont pas actifs, qui sont chômeurs ou qui sont dans des emplois mieux rémunérés. Cependant, les travailleurs peu rémunérés sont aussi bien plus susceptibles de se déplacer vers les salaires plus élevés à l’avenir que ceux qui sont au chômage ou ceux qui sont inactifs. Pour l’Allemagne, deux études montrent que les chances d’obtenir un emploi très rémunéré en acceptant un emploi peu rémunéré augmentent plus fortement pour ceux qui ont connu de plus longues périodes de chômage ou pour ceux qui sont moins qualifiés (Knabe et Plum, 2013). D’un autre côté, pour les individus avec des niveaux de qualifications intermédiaires ou élevés, le risque de non-emploi à l’avenir n’est pas significativement amoindri en prenant un emploi peu rémunéré plutôt qu’en restant au chômage (Mosthaf, 2014). Ce dernier résultat contraste avec celui d’une étude australienne qui rapporte des pénalités moindres de l’occupation d’un emploi peu rémunéré pour les travailleurs mieux éduqués (Fok et alii, 2015).

En se focalisant sur les femmes, qui représentent une part disproportionnée des travailleurs peu rémunérés, une autre étude portant sur l’Allemagne (de l’ouest) trouve une véritable dépendance à la situation antérieure pour l’emploi à bas salaire : avoir un emploi à bas salaire plutôt qu’un emploi bien payé réduit la probabilité d’être bien rémunéré à l’avenir et cet effet négatif est particulièrement fort pour les emplois à temps partiel. Dans le cas des travailleurs à temps partiel, l’emploi à bas salaire accroît aussi le risque d’être au chômage au cours de la période suivante. Au regard des perspectives salariales futures, cependant, les femmes peu rémunérées semblent significativement mieux s’en tirer que les femmes au chômage ou inactives. Les auteurs affirment que, en ce qui concerne les femmes, les emplois à bas salaire peuvent les aider à sortir du chômage et qu’il vaut mieux accepter ces emplois que de rester au chômage dans l’attente d’un meilleur emploi (Mosthaf et alii, 2014). Une étude australienne aboutit également à la conclusion que l’emploi peu rémunéré reste toujours préférable au chômage pour les femmes (Fok et alii, 2015).

Une interprétation prudente des analyses empiriques réalisées à partir de plusieurs pays nous permet donc d’arriver à trois grandes conclusions. Tout d’abord, il y a certains éléments empiriques suggérant une dépendance à la situation antérieure en ce qui cerne le travail peu rémunéré dans plusieurs pays. Occuper un emploi à bas salaire aujourd’hui semble vraiment avoir une influence sur la probabilité d’occuper à l’avenir un emploi à bas salaire (ainsi que sur les probabilités d’être très rémunéré ou au chômage). Cependant, puisque la dépendance à la situation antérieure ne semble pas nécessairement impliquer une causalité (par exemple, en raison de problèmes de sélection, de problèmes d’estimation et de manque de données), il faut être prudent avec l’interprétation. Deuxièmement, même si une mobilité ascendante semble limitée, l’emploi à bas salaire n’est ni une expérience durable, ni une impasse pour tous les travailleurs peu rémunérés. Les emplois à bas salaire peuvent agir comme des tremplins vers les emplois mieux rémunérés pour certains groupes de travailleurs. Troisièmement, les analyses empiriques portant sur une possible existence d’un cercle vicieux où le travailleur connaît alternativement emploi à bas salaire et chômage s’avèrent peu concluantes : relativement à l’occupation d’un emploi très rémunéré, certaines études constatent qu’avoir un emploi peu rémunéré accroît le risque d’être au chômage au cours de la période suivante ou que c’est le cas de certains groupes de travailleurs spécifiques (Mosthaf et alii, 2014 ; Stewart, 2007 ; Fok et alii, 2015), tandis que dans d’autres études (Cai, 2014 ; Cai et alii, 2018) ou pour d’autres groupes démographiques (Fok et alii, 2015) cette relation ne s’observe pas. (...) »

Claus Schnabel, « Low-wage employment », in IZA, World of Labor, n° 276, mars 2021. Traduit par Martin Anota

mardi 2 mars 2021

Le coût du travail affecte-t-il la demande de travail des entreprises ?

« (…) Tout employeur se préoccupe du coût du travail, c’est-à-dire des salaires et des cotisations sociales. Une rémunération attractive est essentielle pour que les gens candidatent à un emploi et travaillent dur, mais elle va aussi réduire les profits de l’employeur. Dans toute économie, les responsables politiques sont confrontés à un arbitrage en imposant des coûts salariaux plus élevés (par exemple en introduisant ou en revalorisant un salaire minimum) qui bénéficieraient aux travailleurs, mais réduiraient les profits. Savoir comment les employeurs réagissent à un coût du travail plus élevé est essentiel pour comprendre comment les emplois sont créés et pour prévoir l’impact économique de la réglementation du travail

Points positifs et négatifs


La question centrale est si la réaction d’un employeur à une hausse du coût du travail diffère de la réaction d’un consommateur à la hausse du prix des chemises. En général, elles ne devraient pas être différentes : dans les deux cas, il s’agit de savoir comment la demande de quelqu’un pour quelque chose réagit à la hausse de son prix. Avec les chemises, on s’attend à ce que la hausse des prix amène les consommateurs à en acheter moins et à porter plus longtemps les chemises qu’ils achètent. Avec les travailleurs, une hausse des coûts va amener les employeurs à utiliser moins de salariés et à les "utiliser" plus efficacement. Sur les quelques marchés du travail où un employeur domine ou s’avère être le seul employeur, celui-ci peut répondre différemment ; mais de tels marchés sont rares et ils deviennent encore plus rares à mesure que les forces du travail se développent et que le transport s’améliore.

La seule question importante est de savoir de combien l’emploi chute quand le coût du travail augmente. Il n’est pas question de savoir s’il va chuter, mais plutôt de savoir de quelle ampleur sera sa chute. C’est une question plus importante dans le cas des travailleurs que dans celui des chemises parce qu’environ 60 % des revenus dans une économie moderne sont générés par l’emploi.

L'ajustement de l’emploi quand le capital ne peut pas être ajusté

Quand le coût du travail augmente, un employeur n’a le choix dans l’immédiat qu’entre, d’une part, ne rien faire et absorber le coût supplémentaire et, d’autre part, réduire le montant de travail employé. Cela prend du temps de modifier les investissements dans les machines, les bâtiments et la technologie, ce qui peut permettre une opération plus efficace. D’un autre côté, il est plus rapide et facile de modifier les heures des travailleurs ou le nombre de travailleurs. Donc, la première décision d’un employeur quand le coût du travail augmente est de trancher s’il ne fait rien ou s’il réduit l’emploi ou le nombre d’heures travaillées et, s’il opte pour cette deuxième option, dans quelle mesure il les réduit.

Un ensemble d’éléments empiriques sur cette question provient d’études à grande échelle examinant comment l’emploi change dans des secteurs où les salaires horaires augmentent plus rapidement que dans d’autres secteurs aux caractéristiques similaires. Ces études, conduites pour différents pays et différents secteurs, aboutissent, sans surprise, à une grande variété de conclusions. Néanmoins, un consensus raisonnable de ce vaste corps de recherche est qu’une hausse des salaires horaires pousse les travailleurs à réduire l’emploi et le nombre d’heures travaillées. La meilleure estimation de ces études est qu’une hausse de 10 % du coût du travail entraîne une baisse de 3 % du nombre de salariés (ou à une baisse de 3 % du nombre d’heures travaillées, ou à une certaine combinaison des deux). C’est ce que l’on qualifie parfois de règle des "trois pour dix". (…)

Beaucoup de ces études (mais pas toutes) ignorent le fait que les employeurs prennent leurs décisions en matière de salaires et d’emploi en même temps. Cela amène à la question de "l’œuf et de la poule" quant à savoir si c’est la hausse du coût du travail qui entraîne la chute de l’emploi ou si c’est la hausse de la demande de travailleurs qui amène les employeurs à accroître les taux de salaires. Pour déceler une causalité, certaines études se focalisent sur des exemples spécifiques d’impact de chocs qui altèrent le nombre de travailleurs disponibles aux employeurs ou qui considèrent des changements des coûts du travail imposés de façon externe. Les études examinent comment l’intifada dans les territoires occupés par Israël a altéré les salaires et l’emploi (Angrist, 1996) ; comment de brutales baisses des cotisations sociales en Suède ont accru la demande de travail des entreprises dans ce pays (Egebark et Kaunitz, 2018) ; et comment le retrait des hommes de la main-d’œuvre civile aux Etats-Unis durant la Seconde Guerre mondiale a altéré l’emploi et le salaire des femmes (Acemoglu, Autor et Lyle, 2004). Ici aussi les analyses empiriques n’aboutissent pas aux mêmes conclusions. Mais, en somme, une hausse du coût du travail horaire amène les employeurs à utiliser moins de travailleurs.

A quelle vitesse la demande de travail s’ajuste-t-elle à une hausse du coût du travail ?

Les employeurs ne réagissent pas instantanément quand le coût du travail augmente. Il leur faut du temps avant pour se convaincre qu’une hausse du coût du travail n’est pas une aberration temporaire. Ils savent que cela prendra du temps de trouver de nouveaux travailleurs si et quand le coût du travail diminuera. En outre, en raison de la réglementation sur les licenciements et parce que la réduction de la main-d’œuvre via le départ des salariés est limitée par le nombre de salariés qui s’en iront vraiment et par le calendrier de leurs départs, l’employeur peut ne pas immédiatement réagir. Malgré ces complications, les données empiriques montrent que les choses changent assez rapidement. Aux Etats-Unis, au moins la moitié de la baisse de la demande de travail observée suite à une hausse du coût du travail s’opère sur les six premiers mois, alors que l’ajustement est plus lent en Europe continentale, mais à peine plus.

La hausse et la baisse de l’emploi n’a pas à s’effectuer à la même vitesse. Cela dépend des coûts d’embauche et de licenciement (ce que l’on appelle les "coûts d’ajustement") et sur la façon parce laquelle ils changent avec le nombre de travailleurs embauchés ou licenciés au cours d’une période de temps. Si les coûts par travailleur augmentent plus rapidement avec le nombre d’embauches ou licenciements, les employeurs sont poussés à lisser l’ajustement. Les études empiriques suggèrent que les coûts d’embauche sont bien moindres que les coûts de licenciement, en particulier dans les pays d’Europe de l’ouest, ce qui est cohérent avec l’idée que l’ajustement de l’emploi est asymétrique : les embauches se font plus rapidement que les licenciements en réponse à un choc sur le marché du travail (Kramarz et Michaud, 2010).

Alors que la demande de travail s’ajuste assez rapidement, les chocs aux marchés du travail génèrent des ajustements dans les résidences des gens et dans les structures qui hébergent des bureaux, des magasins et des usines et ces ajustements peuvent prendre beaucoup de temps. Les études empiriques pour les chocs touchant le marché du travail américain quand les salaires minima sont revalorisés suggèrent qu’il faut environ trois ans pour que l’ajustement à un choc soit à peu près complet (Meer et West, 2016).

L’ajustement de l’emploi quand l’investissement en capital peut être changé


Une hausse du coût du travail par travailleur ou heure travaillée peut rendre l’usage du capital plus attractif pour les employeurs. L'employeur sera d'autant plus tenté de prendre l'option de l'investissement s'il a du temps, auquel cas il substitue du capital au travail. Cela prend du temps parce qu’il est compliqué d’installer de nouvelles machines ou de construire de nouvelles usines qui permettent à l’entreprise d’opérer plus efficacement. Cela signifie que l’observation d’un "trois pour dix" à la réponse initiale des niveaux d’emploi aux variations du coût du travail sous-estime la réponse finale. En effet, les analyses empiriques suggèrent que la réponse finale de l’emploi à une hausse du coût du travail est bien plus forte. Une bonne estimation est qu’une hausse de 10 % du coût du travail entraîne en définitive une chute de 10 % de l’emploi et/ou des heures travailleurs, c’est-à-dire une réponse "dix pour dix".

Une autre façon pour un employeur de changer le montant du capital investi, tout comme de réduire ses besoins en main-d’œuvre, quand le coût du travail augmente, est de fermer un établissement existant. En allant plus loin, les entreprises peuvent même mettre fin à toutes leurs opérations si le coût du travail augmente tellement que l’activité ne devient plus rentable dans un avenir prévisible. La question est de savoir si l’impact sur l’emploi total d’une hausse donnée du coût du travail en conséquence des fermetures d’entreprises est le même que l’impact dû aux compressions au sein des entreprises. D’un autre côté, en regardant ce qui se passe quand le coût du travail baisse, la question est de savoir si les emplois générés via la création de nouvelles entreprises en réponse à un travail moins cher sont dans la même proportion que les emplois créés via les expansions des entreprises existantes.

Il y a relativement peu d’analyses empiriques spécifiques sur l’impact du coût du travail sur les créations ou destructions d’emplois dues aux ouvertures ou fermetures d’établissements ou d’entreprises. Les quelques études qui existent indiquent que les réponses aux changements du coût du travail opérant via ces canaux ne diffèrent pas, en moyenne, de ceux résultant des expansions ou contractions des établissements.

Tous les travailleurs ne sont pas affectés de la même façon par la hausse du coût du travail

(…) Le "travailleur moyen" n’existe pas. Certains travailleurs ont plus d’expérience professionnelle, de meilleures compétences et/ou plus de diplômes. Les hommes salariés se distinguent des femmes salariées, les travailleurs de la majorité ethnique se distinguent des travailleurs des minorités ethniques, et ainsi de suite. Dans la mesure où la demande de travailleurs émanant des employeurs change quand le coût du travail augmente diffère d’une catégorie de travailleurs à l’autre.

D’une façon ou d’une autre, ces différences tiennent aux différences dans les compétences que les travailleurs possèdent dans les différents groupes. Donc, une bonne façon de généraliser à propos des différences dans la façon par laquelle les employeurs répondent aux hausses du coût du travail de différents travailleurs est de considérer les qualifications des travailleurs. Les études empiriques montrent que les réponses des niveaux d’emplois à une hausse du coût du travail spécifique sont d’autant plus faibles que les travailleurs sont qualifiés. Par exemple, une hausse de 10 % du coût du travail amène les employeurs à davantage réduire l’emploi des adolescents et des jeunes adultes que celui des travailleurs plus âgés. Quand le coût du travail des travailleurs les moins diplômés augmente, leur emploi est réduit bien davantage que celui des travailleurs diplômés pour la même hausse.

GRAPHIQUE Les réponses de l’emploi à une hausse de 10 % du coût du travail

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Plusieurs études empiriques se sont attaquées à cette question en couvrant différents pays, différents niveaux de qualifications et différentes périodes de temps. Le graphique représente les résultats de plusieurs de ces études. Pour chacune d’entre elles, la baisse de l’emploi qualifié est rapportée en fonction de la baisse de l’emploi non qualifié quand les coûts du travail augmentent de 10 %. La diagonale montre les points où les variations de l’emploi qualifié et de l’emploi non qualifié sont égales. Excepté dans deux cas, la baisse de l’emploi qualifié est moindre que celle de l’emploi non qualifié.

Licencier des salariés ou réduire le temps de travail de chaque travailleur ?

Lorsque le coût d’une heure de travail (le taux de salaire du travailleur) augmente, l’employeur fait face à un choix : licencier des salariés, réduire le nombre d’heures travaillées ou opter pour une certaine combinaison des deux. Le choix importe pour la société : la plupart des gens préfèreraient voir tous les travailleurs perdre quatre heures par semaine plutôt que de voir 10 % d’entre eux perdre leur emploi, tandis que les 90 % restants gardent leur emploi sans que ne change leur durée de travail hebdomadaire.

Il y a une autre chose importante à prendre en considération : les coûts fixes du travail, ceux qui ne varient pas quand le nombre d’heures par travailleur varie. Par exemple, si l’employeur est responsable, comme aux Etats-Unis, de la fourniture d’une assurance médicale à ses salariés, ces coûts ne vont pas diminuer quand le nombre d’heures travaillées par travailleur diminue sans que le nombre de personnes embauchées ne change. De même, si les employeurs sont taxés sur un certain montant de la rémunération d’un travail, comme c’est le cas aux Etats-Unis avec la taxe qui finance l’assurance-chômage, le coût du travail ne diminue pas si le nombre d’heures travaillées par travailleur diminue. Donc, la réponse de l’employeur à une hausse du coût du travail n’y est pas indifférente (Rosen, 1968).

Les hausses du taux de salaire horaire et les hausses de ces coûts fixes réduisent l’emploi et le nombre d’heures travaillées. Mais une hausse des coûts fixes du travail augmente le coût de l’embauche d’un travailleur supplémentaire relativement au coût d’une heure travaillée supplémentaire par travailleur. En raison de cela, imposer une taxe par travailleur pousse les employeurs à embaucher moins de travailleurs et à allonger le nombre d’heures travaillées des travailleurs déjà embauchés (Rosen, 1968).

Alors que le choix entre réduire le nombre de travailleur et réduire le nombre d’heures par travailleur dépend des coûts de chacun, la chose la plus importante à prendre en considération est le produit total des travailleurs et des heures (c’est-à-dire le montant total de travail utilisé) qui est généré par une combinaison de coûts fixes et de coûts par heure de travail. Après tout, c’est le nombre total d’heures-travailleurs dans l’économie qui détermine le montant de la production, c’est-à-dire le PIB. Du point de vue de l’économie dans son ensemble, les études empiriques sur le sujet sont claires : une hausse des taux de salaires réduit l’emploi et le nombre total d’heures travaillées et une hausse des coûts fixes par travailleur réduit le nombre total d’heures travaillées. Toute hausse du coût du travail, indépendamment de sa source, va amener les employeurs à réduire le nombre total d’heures travaillées qu’ils cherchent à utiliser.

Quelques exemples de politique importants

Le salaire minimum

Plusieurs pays imposent un salaire minimum à la plupart des employeurs. Aux Etats-Unis, en 2020, il y avait un minimum national de 7,25 dollars par heure, ce qui représentait environ 22 % du salaire horaire moyen (et même un pourcentage encore plus faible du coût du travail moyen). Une majorité des Etats étasuniens (et plusieurs villes) fixent un salaire minimum supérieur (jusqu’à 15 dollars de l’heure). Au Canada, les provinces fixent des salaires minima séparés ; tandis que le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne ont un minimum national. Aux Etats-Unis, l’objectif de ces minima a été précisé quand le Fair Labor Standards Act a été rédigé en 1938 : "pour préserver le travail de la concurrence", c’est-à-dire pour empêcher les entreprises d’exploiter les travailleurs dans leur recherche de coûts du travail plus faibles et de profits plus élevés.

Quand il est effectivement mis en place, un salaire minimum accroît le coût du travail. Il le fait pour ceux dont le salaire aurait sinon été inférieur au minimum. La demande pour un professeur qui peut gagner 50 dollars de l’heure ne sera pas affectée par un salaire minimum horaire de 7,25 dollars ; c’est le salaire d’un travailleur qui aurait sinon gagné 7 dollars de l’heure qui en sera affectée. L’impact d’un salaire minimum plus élevé sur l’emploi dépend par conséquent de deux choses : du nombre de travailleurs qui auraient sinon gagné moins que ce minimum et de l’ampleur par laquelle ce dernier réduira l’emploi parmi les travailleurs. Le second effet semble clair : la demande de travailleurs à faible salaire (qui tendent à être peu qualifiés) répond plus brutalement (négativement) que la moyenne quand le coût du travail augmente, comme nous l’avons déjà noté.

(…) Il y a d’importantes différences dans l’importance relative du salaire minimum d’une économie à l’autre : les Etats-Unis ont un faible salaire minimum national, tandis que la France a un salaire minimum national très élevé (équivalent à la moitié du salaire moyen). (…)

Les économistes étudient les effets du salaire minimum depuis plus d’un demi-siècle (…). Malgré tous ces travaux, les conclusions restent très controversées, en partie parce qu’ils portent sur une question de politique économique qui porte partout à controverse. Une lecture sérieuse des études empiriques suggère qu’une hausse du salaire minimum a de faibles effets négatifs sur l’emploi et que ces effets sont d’autant plus importants que le salaire minimum est important relativement au salaire moyen (Brown et Hamermesh, 2019). En outre, cependant, accroître le salaire minimum se traduit par de meilleures rémunérations pour les travailleurs à faible salaire qui restent employés malgré leur coût plus élevé. (...)

Les heures supplémentaires


Les heures supplémentaires constituent un deuxième exemple en matière de politique. En effet, les heures supplémentaires entraînent une pénalité payée par l’employeur pour les heures travaillées d’un salarié au-delà d’un maximum légal. Dans certains pays, les employeurs doivent payer un supplément pour chaque heure de travail qu’un salarié fait au-delà du maximum légal (40 heures dans beaucoup de pays, notamment les Etats-Unis, le Japon et la Corée du Sud). La majoration peut être de 50 %, comme aux Etats-Unis, ou de 25 % comme au Japon ou ailleurs. Dans certains pays, le taux horaire des heures supplémentaires peut être progressif : par exemple, en Corée du Sud, la majoration est de 25 % pour les quatre premières heures supplémentaires par semaine, puis de 50 % au-delà. Dans beaucoup de pays, il y a des maxima hebdomadaire et/ou annuel sur la durée des heures supplémentaires. Dans certains pays, la pénalité des heures supplémentaires s’applique sur une base quotidienne plutôt qu’hebdomadaire.

Toutes ces politiques poursuivent deux objectifs : "partager" le travail en incitant les employeurs à employer davantage de travailleurs, chacun travaillant moins de temps par semaine ; et protéger les travailleurs d’être forcés de travailler longtemps sur des horaires non désirés. Les analyses empiriques montrent clairement que ces lois sont efficaces pour pousser les employeurs à réduire la durée du travail par semaine, comme ce fut par exemple le cas au Japon dans les années 1990 (Kawaguchi, Naito et Yokoyama, 2017) ou pour éviter les longues semaines de travail (Boeri et van Ours, 2021). Bien qu’il n’est pas clair dans quelle ampleur les heures supplémentaires permettent de partager le travail (…), celles-ci augmentent le nombre de salariés relativement au nombre d’heures travaillées par travailleur. Il est clair cependant, qu’elles réduisent le nombre total d’heures travaillées (les heures assurées par l’ensemble des salariés) en accroissant le coût du travail (Brown et Hamermesh, 2019). (...) »

Daniel S. Hamermesh, « Do labor costs affect companies’ demand for labor? », in IZA, World of Labor, n° 3, février 2021. Traduit par Martin Anota

mardi 19 janvier 2021

Les épidémies érodent la confiance envers les scientifiques



« L’épidémie de Covid-19 rappelle brutalement l’importance de la science médicale. Les vaccins efficaces contre le coronavirus sont développés, approuvés et distribués en un temps record. Les cocktails d’anticorps monoclonaux ont été administrés avec succès à des patients infectés et, notamment parmi eux, le président Donald Trump. Nous pouvons espérer, avec le soutien de la science, que nous parviendrons à laisser la pandémie de Covid-19 derrière nous.

Pourtant, ces avancées se sont produites dans un contexte où beaucoup ont exprimé des doutes quant aux experts et à leurs conseils. Aux Etats-Unis par exemple, The Pew Charitable Trusts fait état d’une baisse séculaire de la part des adultes déclarant avoir une grande confiance envers les individus dirigeant les institutions médicales du pays. Ce part, qui approchait les 60 % du public au début des années soixante-dix, s’élève désormais à environ 40 %. C’est peut-être en partie pour cela que les conseils des experts sur la distanciation physique et le port du masque, basés sur les études scientifiques portant sur la diffusion du virus via gouttelettes et aérosols, ne sont pas pleinement acceptés. Cela nous amène à nous demander s’il y aura une acceptation générale des vaccins contre la Covid-19, vaccins que recommandent les experts.

Mais l’inverse, en l’occurrence la question quant à savoir dans quelle mesure l’expérience même de l’épidémie affectera les attitudes envers la science et les scientifiques, est également importante. Pour éclairer cette question, nous avons examiné l’impact des précédentes épidémies sur la confiance envers la science et les scientifiques. En l’occurrence, nous avons examiné les réponses d’environ 70.000 répondants à l’enquête Wellcome Trust menée dans 160 pays, en liant ces réponses aux données relatives à 47 épidémies et pandémies qui ont affecté 137 pays depuis 1970.

Nous mettons en évidence un impact négatif et significatif de l’exposition à l’épidémie sur la confiance envers les scientifiques. Non seulement cet effet est large, mais il dure aussi pendant plusieurs décennies (…). Il est limité aux personnes qui ont connu l’épidémie dans leurs "années impressionnables" (c’est-à-dire lorsqu’elles avaient entre 18 et 25 ans). Les études réalisées par les psychologues et les scientifiques cognitifs suggèrent que cette étape du cycle de vie (quand les individus "quittent le nid", mais que leur vision du monde n’a pas encire été durablement et irrémédiablement formée) correspond à l’instant où les attitudes sont les plus facilement influencées par l’expérience immédiate. Notre étude suggère que c’est en l’occurrence les membres de ce que l’on appelle la génération Z qui verront leurs attitudes envers les scientifiques et leurs conseils être le plus négativement affectées par l’épidémie de Covid-19.

Curieusement, cette dégradation de la confiance perçue ne touche pas d’autres professionnels de la médecine, comme les docteurs, les infirmiers et les guérisseurs traditionnels. Elle ne se manifeste pas non plus dans les réponses touchant à la confiance envers la science en tant qu’activité. C’est un problème touchant à la confiance perçue envers les scientifiques en tant qu’individus.

La défiance envers les experts scientifiques est un problème. Nos travaux suggèrent que le problème sera encore plus aigu après l’épidémie de Covid-19. Il ne sera pas simple d’y répondre. Au minimum, nos travaux suggèrent que les scientifiques travaillant sur les questions de santé publique et tous ceux travaillant sur la communication scientifique devraient davantage réfléchir à la façon de communiquer avec honnêteté et, en particulier, à la façon par laquelle la génération qui connaît actuellement ses années impressionnables (la génération Z) perçoit cette communication. »

Cevat Giray Aksoy, Barry Eichengreen et Orkun Saka, « Exposure to epidemics and trust in scientists », IZA, 18 janvier 2021. Traduit par Martin Anota



aller plus loin... lire « L’épidémie alimentera la défiance politique de toute une génération »

mardi 27 octobre 2020

Les inégalités salariales selon l’origine ethnique dans les pays développés

« Dans plusieurs pays développés, les minorités ethno-raciales sont moins rémunérées, en moyenne, que la majorité blanche autochtone. Alors que les écarts de salaires entre les groupes ethniques s’expliquent en partie par l’immigration, ils persistent aussi pour les minorités raciales de deuxième génération, voire au-delà. L’élimination des inégalités de salaires entre les groupes ethniques et la promotion d’une égalité des opportunités entre les citoyens aux différentes origines ethniques constituent un objectif important de politique sociale. Les inégalités résultant des différences en matière d’opportunités entraîne un gâchis de talents pour ceux qui ne peuvent exploiter leur potentiel et à un gâchis de ressources si certaines personnes ne peuvent pleinement contribuer à la société. (…)

Il y a de robustes analyses empiriques suggérant que dans plusieurs pays développés les salaires des minorités raciales et ethniques sont, en moyenne, inférieurs à ceux de la majorité autochtone (blanche). Bien que ces écarts de salaires aient diminué au cours du temps, ils demeurent dans la plupart des pays. Même s’il est presque impossible d’identifier toutes les raisons expliquant la persistance des différentiels raciaux de salaires, on sait que l’une de ces raisons est que plusieurs personnes appartenant aux minorités ethniques sont des immigrés, or ces derniers peuvent rencontrer des difficultés pour communiquer dans la langue du pays d’accueil, ne pas être familiers avec son marché du travail, ne pas voir leurs qualifications être reconnues ou encore manquer des réseaux sociaux nécessaires pour obtenir un emploi adapté. Cependant, dans des pays comme les Etats-Unis, le Royaume-Uni ou l’Australie, une large proportion de minorités ethniques sont des immigrés de deuxième génération, ou même d’une génération ultérieure, et elles ne font pas face à des tels problèmes, or il y a aussi des inégalités salariales selon l’origine ethnique dans de tels pays.

La réduction des écarts de salaires entre groupes ethniques et la promotion d’une plus grande égalité des opportunités parmi les citoyens avec différentes origines raciales constituent d’importants objectifs de politique sociale. Les compétences et talents des minorités ethniques peuvent être sous-utilisés si elles ne peuvent exploiter la totalité de leur potentiel et contribuer pleinement à la société. En définitive, une réduction des inégalités de salaires entre groupes ethniques est susceptible de mener à une société plus cohésive, plus productive et plus égalitaire.

La discrimination


Diverses études se sont focalisées sur la discrimination comme source des écarts de salaires entre groupes ethniques. Les modèles théoriques suggèrent que les minorités peuvent être discriminées en raison d’attitudes sociales négatives à leur égard (c’est-à-dire d’une discrimination que l’on qualifie de "discrimination par goût", basée sur les préférences individuelles) ou parce que les employeurs jaugent la qualité d’un candidat à l’embauche issu d’une minorité en se basant sur la qualité moyenne perçue des gens appartenant à la même minorité (discrimination que l’on qualifie alors de "discrimination statistique"). Les stéréotypes, comme la croyance répandue que les gens d’une certaine origine raciale ou ethnique travaillent moins efficacement que les autres, peut être une raison pour les employeurs de ne pas recruter les candidats à l’embauche issus de cette minorité ou de leur offrir des salaires plus faibles, du moins initialement. Les stéréotypes raciaux peuvent même devenir une prophétie autoréalisatrice : une récente étude sur les travailleurs des supermarchés français suggère que ceux appartenant à une minorité ethnique travaillent moins efficacement s’ils ont des superviseurs présentant des biais raciaux (Glover et alii, 2017).

D’une perspective empirique, l’identification et la mesure de la discrimination sont très difficiles. Les récentes analyses empiriques suggèrent que les candidats à l’embauche avec des noms associés à une minorité sont moins susceptibles d’être recontactés pour un entretien d’embauche que des candidats à l’embauche similaires mais avec des noms associés à la majorité autochtone. Cependant, les analyses empiriques ont du mal à déterminer précisément le rôle que joue la discrimination dans les écarts salariaux entre groupes ethniques et dans quelle mesure elle relève de la discrimination par goût ou de la discrimination statistique (Lang et Lehmann, 2012). Le débat sur l’existence et l’importance de la discrimination et sur la façon par laquelle elle opère reste ouvert.

Les politiques visant à réduire les inégalités salariales entre groupes ethniques doivent clairement différer selon que la discrimination est le résultat d’une aversion vis-à-vis des minorités ou d’un manque d’information. Cependant, la compréhension et l’élimination de la discrimination ne sont pas la seule voie pour les politiques cherchant à réduire les inégalités salariales entre groupes ethniques. Il est important de garder à l’esprit qu’il peut y avoir des écarts de salaires entre groupes ethniques même en l’absence de discrimination (salariale).

Une importante raison expliquant pourquoi les minorités ethniques reçoivent moins de salaires que les natifs blancs est qu’elles ne présentent pas les mêmes caractéristiques que ces derniers. Aux Etats-Unis, par exemple, les latinos ont de moindres niveaux d’éducation que les natifs blancs, à l’instar de la population noire caribéenne au Royaume-Uni. D’un autre côté, les Afro-Américains aux Etats-Unis et les Pakistanais et Bangladais de deuxième génération au Royaume-Uni tendent à avoir de hauts niveaux d’éducation, mais ils sont aussi davantage susceptibles d’aller dans les plus mauvaises écoles que les natifs blancs, ce qui est susceptible d’avoir un effet négatif sur leurs salaires. En outre, les minorités ethniques tendent à se concentrer dans les professions peu payées.

Les analyses empiriques montrent régulièrement que les écarts de salaires entre groupes ethniques décroissent quand de telles caractéristiques sont prises en compte. Cependant, parce que les analyses empiriques peuvent souvent être contraintes par la disponibilité des données, les différentes études peuvent ne pas prendre en compte le même ensemble de caractéristiques, si bien qu’elles n’aboutissent pas forcément aux mêmes résultats, sans pour autant être erronées. La question est alors de savoir ce que les diverses estimations d’écarts de salaires entre groupes ethniques signifient vraiment et comment elles peuvent être mieux utilisées pour éclairer la politique publique.

Mesurer les inégalités de salaires entre groupes ethniques


Une manière largement acceptée de mesurer les écarts de salaires entre groupes ethniques consiste à utiliser des modèles ne prenant en compte que la seule appartenance à une minorité ethnique pour expliquer les salaires horaires. Ces modèles mesurent des écarts salariaux "non ajustés". Les modèles mesurent les écarts "ajustés" lorsqu’ils incluent d’autres variables, comme le niveau de diplôme et l’expérience professionnelle. Alors que les écarts salariaux non ajustés mesurent la différence moyenne de salaires entre la majorité et la minorité considérée prise dans son ensemble, les écarts ajustés mesurent l’écart salarial moyen résiduel entre les groupes après prise en compte de certaines caractéristiques pertinentes.

Quand les autres caractéristiques, telles que le niveau d’éducation ou l’expérience professionnelle, sont incluses dans le modèle, alors la variable ethnique peut être interprétée comme l’écart salarial ethnique résiduel, qui n’est pas dû à des différences en matière d’éducation et d’expérience professionnelle. Certains chercheurs emploient une approche particulière (connue sous le nom de "décomposition d’Oaxaca") pour déterminer dans quelle mesure les inégalités salariales entre les groupes ethniques restent inexpliquées. Cette approche divise les écarts salariaux ethniques en deux composantes : une première qui est expliquée par des différences en termes de caractéristiques moyennes entre les groupes (telles que l’éducation et l’expérience professionnelle) et une seconde qui est due aux différences en termes de rendements moyens de ces caractéristiques. Cette seconde composante est qualifiée de part "inexpliquée" (...).

La plupart des études cherchent à déterminer dans quelle mesure le différentiel salarial entre groupes ethniques diminue lorsque certaines caractéristiques sont incluses dans le modèle et quelle proportion du différentiel demeure inexpliqué (Aeberhardt et alii, 2010). Il est cependant important de noter que l’inclusion de certaines caractéristiques peut amener à estimer de plus larges, et non de plus faibles, écarts.

Certains chercheurs interprètent la part inexpliquée des inégalités salariales entre les groupes ethniques comme manifestant une "discrimination". C’est toutefois incorrect. La part inexpliquée indique dans quelle mesure les caractéristiques choisies expliquent l’écart salarial entre les groupes ethniques. La part inexpliquée inclut l’impact d’une éventuelle discrimination, mais aussi l’impact de tous les autres facteurs qui ne sont pas inclus dans le modèle. Par exemple, une raison expliquant pourquoi une partie des écarts salariaux entre groupes ethniques reste inexpliquée peut tenir à des différences entre ces groupes en termes d’interruptions de carrière, de durées passées au chômage ou dans le travail indépendant ou à d’autres facteurs qui ne sont pas mesurées dans les données et qui peuvent difficilement être pris en compte. Les périodes de chômage peuvent avoir un impact négatif sur les salaires et peuvent eux-mêmes résulter de la discrimination ou d’un manque d’opportunités. Cependant, elles ne sont pas nécessairement une source de discrimination salariale. Puisqu’il n’est pas possible d’estimer l’importance des causes non mesurées, la part non expliquée ne doit donc pas être entièrement attribuée à la seule discrimination.

Bien que le rôle que la discrimination est susceptible de jouer (directement ou indirectement) dans l’apparition d’inégalités salariales entre les groupes ethniques ne doit pas être complètement écarté, il est opportun pour la politique publique de se focaliser sur les caractéristiques qui se sont révélées être d’importants déterminants des écarts salariaux entre les groupes ethniques, comme l’éducation. Celles-ci peuvent être utilisées comme des cibles intermédiaires.

Les possibles déterminants des inégalités salariales entre groupes ethniques


Une comparaison des écarts salariés non ajustés et ajustés et une analyse des caractéristiques les plus pertinentes dans leur détermination peuvent être assez révélatrices et utiles pour la politique publique. Premièrement, certaines caractéristiques peuvent davantage contribuer que d’autres. Deuxièmement, toutes les caractéristiques ne réduisent pas les salaires, donc ne contribuent pas aux écarts salariaux entre groupes ethniques ; certaines caractéristiques peuvent accroître les salaires et contribuer à réduire les inégalités salariales entre groupes ethniques (Longhi et alii, 2012 ; Hellerstein et Neumark, 2008). Par exemple, les auteurs d’une étude constatent que le plus important déterminant des écarts de salaires entre groupes ethniques au Royaume-Uni est la concentration des minorités ethniques dans les professions peu rémunérées, tandis que le niveau d’éducation relativement plus élevé de ces minorités compense en partie l’effet négatif de la ségrégation professionnelle (Longhi et alii, 2012). Cela suggère que le problème peut tenir à l’accès aux emplois bien rémunérés ou dans le manque de possibilités de promotions de carrière, plutôt que dans le manque d’éducation.

La situation semble être légèrement différente aux Etats-Unis, où les analyses empiriques suggèrent que la ségrégation ethnique dans l’établissement est essentiellement due à la ségrégation en termes de compétences et notamment de compétence langagière, bien que cela semble être davantage le cas pour les hispaniques que pour les noirs (Hellerstein et Neumark, 2008). Notons cependant que la ségrégation en termes de professions ou sur le lieu de travail sont des concepts légèrement différents ; alors que les établissements (ou les employeurs) peuvent offrir des emplois dans différentes professions, les mêmes professions peuvent être disponibles dans d’autres établissements.

La littérature compare rarement l’importance relative des diverses caractéristiques comme déterminants des inégalités de salaires entre groupes ethniques. De nombreux pans de la littérature portent sur une poignée de déterminants. La comparaison des études utilisant différentes données et différentes méthodologies, qui ne sont pas conçues pour répondre aux mêmes questions (certaines ne se focalisant même pas sur les écarts de salaires), n’est pas claire, ce qui signifie que la généralisation n’est pas toujours possible. Néanmoins, en comparant les différentes études, il est possible de tirer des conclusions quant à savoir quels sont les facteurs susceptibles de jouer un rôle dans les écarts de salaires entre groupes ethniques, mais sans pour autant directement comparer leur importance.

Parmi les premières caractéristiques considérées dans la littérature, il y a l’éducation, les qualifications et les compétences. Les analyses empiriques concernant divers pays, notamment les Etats-Unis, le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne (Algan et alii, 2010 ; Hellerstein et Neumark, 2008) suggèrent que les écarts de salaires entre groupes ethniques sont en partie dus à de plus faibles niveaux d’éducation pour plusieurs minorités, en particulier quand elles incluent une grande proportion d’immigrés. Cependant, il y a d’importantes différences entre les minorités. Alors que certaines minorités ethniques sont moins qualifiées que la majorité blanche, d’autres tendent à être plus qualifiées que celle-ci. Une explication de la persistance des différentiels de salaires entre groupes ethniques, même après prise en compte des qualifications, est que les minorités sont davantage susceptibles d’aller dans les écoles de moins bonne qualité que les autochtones blancs, ce qui peut avoir un impact négatif sur leur niveau de compétences globale. Les compétences, néanmoins, tendent à augmenter avec l’expérience professionnelle.

Un autre facteur important dans la détermination des écarts de salaires entre groupes ethniques est que les minorités tendent à être ségréguées vers les professions à faible rémunération (Longhi et alii, 2012). Une étude souligne l’importance des compétences et notamment de la compétence langagière (du moins pour certaines minorités aux Etats-Unis) pour la ségrégation d’établissements, mais les causes de la ségrégation en termes de professions n’ont pas été systématiquement analysées (Hellerstein et Neumark, 2008). Les théories économiques et sociologiques suggèrent que les minorités peuvent préférer travailler dans des professions où une grande partie des travailleurs partagent leur origine ethnique et ils peuvent donc être prêts à accepter des salaires comparativement plus faibles pour travailler dans ces professions. Il a également été suggéré que, à mesure que la taille d’une population minoritaire dans un pays augmente, les personnes appartenant à la majorité s’inquiètent davantage de la concurrence pour les emplois. La majorité réagirait alors en empêchant les minorités d’obtenir des emplois de grande qualité (…). Il y a des analyses empiriques allant dans ce sens dans le cas des Etats-Unis (Tienda et Lii, 1987). Comme la taille de la minorité augmente et que la majorité s’adapte à la présence de minorités, qui s’intègrent davantage, la ségrégation en termes de professions devrait à terme diminuer.

Suivant ce courant de la littérature, diverses études empiriques ont estimé l’impact de la taille relative des diverses minorités sur leur situation sur le marche du travail, même si la variable observée est souvent le niveau de salaires de la minorité plutôt que l’écart de salaire relativement à la majorité. En outre, ces études analysent l’impact de la taille des minorités en comparant les régions dans un seul pays ou des quartiers dans une ville et se focalisent sur l’impact de la ségrégation résidentielle. Ces études tendent à constater de pires situations sur le marché du travail, en termes de salaires, pour les minorités vivant dans les zones les plus ségréguées aux Etats-Unis (Tienda et Lii, 1987), même si certains affirment que la ségrégation a un impact positif sur les salaires une fois la sélection entre zones prise en compte.

L’un des mécanismes qui peut expliquer l’importance de la ségrégation résidentielle sur les écarts de salaires entre groupes ethniques est la qualité des réseaux et les types de personnes avec lesquelles les minorités et la population majoritaire sont susceptibles d’interagir, dans la mesure où ceux-ci jouent un rôle significatif sur le type d’emploi que les gens peuvent trouver. Une récente étude se focalisant sur les Etats-Unis et l’Estonie constate que les écarts de salaires entre groupes ethniques sont plus larges dans les zones où les gens sont plus susceptibles de lier amitié avec des personnes ayant la même origine ethnique (Toomet et alii, 2013). Cependant, (…) cela peut aussi être une question de classes sociales (Longhi et alii, 2012).

Finalement, certaines études focalisées sur les Etats-Unis affirment que la ségrégation en termes de professions peut en partie résulter de la ségrégation résidentielle, si bien qu’elles suggèrent que divers facteurs peuvent contribuer aux écarts de salaires entre groupes ethniques et interagir d’une façon complexe. En outre, il est possible que les différents facteurs puissent ne pas avoir la même importance pour chaque minorité ethnique. Par exemple, pour certaines minorités, le principal problème peut être le manque de qualifications appropriées, tandis que pour d’autres les qualifications peuvent ne pas être un problème et la localisation résidentielle jouer un rôle plus crucial. La politique publique doit donc prendre en compte que la littérature a trouvé d’importantes différences d’une minorité ethnique à l’autre et même au sein de chacune d’entre elles ; les écarts de salaires entre groupes ethniques ainsi que leurs déterminants sont susceptibles de ne pas être les mêmes d’un groupe à l’autre. Par conséquent, adopter une approche unifiée pour réduire les inégalités salariales entre groupes ethniques peut se révéler inapproprié.

Les inégalités entre les minorités ethniques et en leur sein


De nos jours la plupart des pays hébergent des proportions croissantes de minorités ethniques, soit immigrées, soit descendantes d’immigrés, mais la taille de la population minoritaire, l’histoire et l’ampleur des flux d’immigration, ainsi que les politiques d’intégration varient d’un pays à l’autre (Algan et alii, 2010 ; Aeberhardt et alii, 2010). Il n’est par conséquent pas surprenant que les inégalités salariales entre groupes ethniques, même pour les immigrés de deuxième génération, varient d’un pays à l’autre. L’expérience des Afro-américains aux Etats-Unis n’est pas la même que celle des noirs d’origine africaine au Royaume-Uni. De même, en raison des différences dans les relations coloniales, les populations d’origine africaine qui se sont établies au Royaume-Uni sont susceptibles d’être très différentes de celles qui se sont établies en France ou au Portugal.

GRAPHIQUE 1 Ecarts de salaires des hommes immigrés de première et deuxième générations en France relativement aux hommes nés en France de parents français (en 2005-2007, en %)
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source : Longhi, d'après Algan et alii (2010)

Chose plus importante du point de vue de la politique publique, les écarts salariaux varient d’un groupe à l’autre, et ce même au sein d’un même pays. Alors que certaines minorités, comme les latinos ou Mexicains aux Etats-Unis, connaissent d’importantes pénalités salariales, d’autres, comme les asiatiques, reçoivent souvent des salaires plus élevés que les autochtones blancs. Par exemple, les graphiques 1 et 2 montrent que le différentiel de salaire n’est pas le même d’une minorité ethnique à l’autre pour les hommes en France et en Allemagne. En France (cf. graphique 1), ce sont les Turcs et les Africains qui subissent la plus mauvaise situation, tandis que les immigrés provenant du nord de l’Europe semblent être davantage payés que les autochtones français (Algan et alii, 2010). En Allemagne (cf. graphique 2), ce sont les immigrés venant d’Italie et de Grèce qui connaissent la plus mauvaise situation, tandis que ceux issus d’autres pays de l’UE semblent connaître une bien meilleure situation (Algan et alii, 2010). (…) Au Royaume-Uni, les immigrés blancs de deuxième génération ont globalement la meilleure situation, tandis que les immigrés provenant du Bangladesh et de Pakistan connaissent la pire situation (Algan et alii, 2010). Parmi les diplômés d’universités israéliennes, ce sont ceux provenant d’Ethiopie qui connaissent les plus fortes pénalités salariales, tandis que ceux provenant de l’ancienne Union soviétique connaissent les plus faibles différentiels de salaires (Epstein et alii, 2015).

GRAPHIQUE 2 Ecarts de salaires des hommes immigrés de première et deuxième générations en Allemagne relativement aux hommes nés en Allemagne de parents allemands (en 2005-2006, en %)
Algan__inegalites_salaires_selon_origine_ethnique_Allemagne_immigres.png
source : Longhi, d'après Algan et alii (2010)

Outre les inégalités entre groupes ethniques, il y a aussi d’amples inégalités au sein de chacun d’entre eux. Le genre en offre un bon exemple. La littérature qui se focalise sur les hommes décèle d’amples écarts de salaires selon l’origine ethnique. A l’inverse, la littérature analysant les écarts salariaux entre groupes ethniques parmi les femmes constate qu’en général les femmes appartenant à une minorité ethnique tendent à recevoir la même rémunération (voire même une rémunération supérieure) que les femmes natives blanches. Ce constat se retrouve dans de nombreux pays, notamment le Royaume-Uni, les Etats-Unis et Israël (Algan et alii, 2010 ; Lang et Lehmann, 2012 ; Epstein et alii, 2015 ; Brynin et alii, 2019), mais quelques pays comme la France et l’Allemagne font exception (Algan et alii, 2010). Le fait que les différentiels de salaires en fonction de l’origine ethnique soient plus faibles parmi les femmes peut s’expliquer par une possible auto-sélection : les femmes, en particulier celles qui appartiennent aux minorités ethniques, sont moins susceptibles d’être actives que les hommes et celles qui sont actives sont davantage susceptibles d’avoir des caractéristiques (comme un plus haut niveau d’éducation ou une plus forte motivation) qui accroissent les chances qu’elles reçoivent à un haut salaire. Malheureusement, il y a bien peu d’analyses empiriques susceptibles d’éclairer les raisons pour lesquelles les différentiels de salaires en fonction de l’origine ethnique sont plus faibles parmi les femmes que parmi les hommes.

La plupart des études estiment les différentiels de salaires raciaux spécifiques aux sexes, où les salaires des hommes issus des minorités sont comparés aux salaires des hommes natifs blancs et les salaires des femmes issus des minorités sont comparés aux salaires des femmes natives blanches. Néanmoins, il est aussi intéressant de voir comment les salaires des hommes et des femmes issus des minorités ethniques se comparent aux salaires des hommes natifs. Cela nous permet de mesurer les différentiels de salaires en fonction de l’origine ethnique et de voir comment ils interagissent avec les différentiels de salaires entre les sexes (Brynin et alii, 2019). (…)

Outre les différences entre hommes et femmes, il y a aussi d’importantes différences entre ceux qui sont nés à l’étranger et ceux qui sont nés dans le pays. Bien qu’en général les écarts salariaux entre les groupes ethniques tendent à être plus faibles pour les personnes nées dans le pays, ce n’est pas toujours le cas (pensons par exemple aux hommes d’origine turque en France, cf. graphique 1). De récentes analyses suggèrent aussi que les différentiels de salaires en fonction de l’origine ethnique pourraient être plus amples parmi les travailleurs peu qualifiés et quasiment nuls parmi les travailleurs très qualifiés (Lang et Lehmann, 2012 ; Zwysen et Longhi, 2018) et qu’ils tendraient à varier le long de la distribution salariale et selon le type de salariés. Par exemple, aux Etats-Unis, dans les emplois où la rémunération dépend de la performance, l’écart de salaires entre blancs et noirs est plus élevé aux plus hauts niveaux de salaires, tandis que dans les emplois où la rémunération n’est pas liée à la performance le différentiel est plus faible pour les plus hauts niveaux de salaires (Heywood et Parent, 2012). (…) »

Simonetta Longhi, « Racial wage differentials in developed countries », in IZA, World of Labor, n° 365, octobre 2020. Traduit par Martin Anota

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