« Le grand économiste hongrois János Kornai nous a quittés. Il fut l’un des intellectuels les plus importants du vingtième siècle. Il vécut sous le nazisme et le communisme, les deux régimes totalitaires du vingtième siècle. Né dans une famille juive à Budapest, il perdit son père et l’un de ses frères à cause des nazis. Comme beaucoup d’autres jeunes juifs en Europe centrale qui survécurent à l’Holocauste, il fut pendant deux ans un partisan enthousiaste du communisme, le grand ennemi du nazisme. Au bout de quelques années, il en était désenchanté, en particulier lorsqu’il prit connaissance des purges staliniennes en Hongrie au début des années 1950.

Sa thèse en économie, Overcentralization in Economic Administration, était remplie de faits relatifs aux vices de la planification centrale et représenta un grand bol d’air frais dans l’atmosphère intellectuelle à l’époque. Il présenta sa thèse juste avant la répression soviétique de la Révolution hongroise de 1956. Sa soutenance fut suivie par une grande foule et constitua l’un des événements intellectuels majeurs de cette année-là. Etant donnée la visibilité de sa thèse, quand la répression vint, il perdit son poste à l’Institut d’économie (…), fut interrogé et se retrouva finalement avec des postes marginaux, d’abord au Bureau de Planification de l’Industrie légère, puis à l’Institut de Recherche de l’Industrie textile.

Au lieu de se décourager ou de plonger dans le cynisme, il utilisa le temps libre qu’il avait dans ces emplois obscurs pour étudier sérieusement l’économie et mieux se former à la recherche économique qui se faisait en Occident, de l’autre côté du Rideau de Fer. Son travail sur la planification à deux niveaux avec Tamás Lipták fut publié dans la revue Econometrica et devint un article important dans la littérature sur l’économie de la planification. Il en obtint une véritable reconnaissance de la part d’économistes proéminents de l’époque, notamment Kenneth Arrow, Leonid Hurwicz, Tjalling Koopmans et Edmond Malinvaud. Les autorités hongroises, qui étaient plus ouvertes que les autres régimes communistes, lui permirent même de voyager pour assister à des conférences en Occident, bien que sous la supervision étroite de la police secrète.

Au lieu de se contenter de devenir l’économiste le plus en vue concernant l’Europe centrale et orientale (avec le plus âgé Leonid Kantorovich, l’inventeur de la programmation linéaire, qui reçut le prix Nobel d’économie en 1975), Kornai écrit en 1971 un livre avec le titre provocateur, Anti-Equilibrium, qui représenta une virulente critique de la pertinence de la théorie de l’équilibre générale, le joyau de la couronne de la théorie économique. Ce livre proposa aussi d’ajouter des considérations relatives à la sphère informationnelle de l’économie, en développant des thèmes comme l’asymétrie informationnelle, la négociation, les conventions, les routines, les aspirations, des thèmes qui furent ensuite développés par d’autres économistes.

La thèse la plus développée de ce livre était que les économies capitalistes sont dans un état permanent d’excès d’offre (surproduction), tandis que les économies centralement planifiées sont dans un état constant d’excès de demande (pénurie). Kornai a tiré toutes les implications de cette analyse avec de minutieux détails. Je me souviens avoir évoqué des arguments de son livre dans mon cours sur l’équilibre général à l’université, ce qui ennuya sûrement le professeur. Olivier Blanchard me raconta un jour qu’il eut une expérience similaire. Le livre de Kornai était extrêmement populaire parmi les jeunes économistes rebelles qui voulaient changer le monde.

Son magnum opus, Socialisme et économie de la pénurie (Economics of Shortage), a été publié en 1980. Alors que ses précédents travaux sur l’économie de la planification étaient essentiellement théoriques (toute cette littérature était très éloignée du fonctionnement réel de la planification), ce fut le premier livre à proposer une analyse systématique et puissante de la façon par laquelle l’économie socialiste fonctionnait en pratique. En débutant avec le concept de contrainte budgétaire lâche (ou molle) (dans les économies socialistes, les entreprises publiques qui faisaient des pertes n’étaient jamais fermées), Kornai expliqua comment cela menait à une hausse de la demande par les entreprises, les rendant peu sensibles aux variations des prix. Ce supplément de demande menait à des pénuries généralisées qui influençaient profondément le comportement des dirigeants d’entreprises, des consommateurs et des planificateurs.

Aucun autre livre n’analysa les effets des pénuries d’une façon aussi complète sur des centaines de pages. Il approfondit son analyse dans Le Système Socialiste : l’économie politique du communisme (The Socialist System: The political economy of communism) en 1992, qu’il put écrire sans avoir à s’autocensurer et en expliquant clairement le rôle du Parti communiste dans l’instauration institutionnelle de l’économie socialiste.

Quand le Mur de Berlin chuta et que les régimes communistes s’effondrèrent les uns après les autres à la fin de l’année 1989, Kornai écrit un bref livre, The Road to a Free Economy, présentant un programme clair pour une transition économique vers l’économie de marché. Comme beaucoup d’autres économistes, notamment moi-même, il s’est opposé aux privatisations de masse et marqua ses préférences pour un développement organique du secteur privé. La plupart de ses idées concernant la transition se révélèrent correctes.

Il continua d’écrire des articles influents à propos de la transition et les réformes durant les années quatre-vingt-dix, même si déjà sa santé de détériorait. Il a fait sensation il y a deux ans en exprimant ses regrets d’avoir conseillé le régime communiste chinois pour créer un "Frankenstein", en l’occurrence une économie capitaliste très efficace dans le cadre d’un régime communiste représentant la plus importante menace pesant sur la liberté dans le monde aujourd’hui, en raison de sa force croissante et de ses ambitions hégémoniques.

Tout au long du processus de transition, il a toujours insisté sur ses "préférences lexicographiques" : la liberté, les droits humains et la démocratie prévalant sur la croissance économique et le bien-être matériel. Après avoir vécu sous le nazisme et le communisme, il était triste de voir à la fin de sa vie la démocratie en Hongrie être démantelée par le régime Orbán.

Contrairement à beaucoup de mes amis, en particulier des coauteurs comme Yingyi Qian et Chenggang Xu, je n’ai jamais été son étudiant, mais ses livres ont eu, et ont toujours, une profonde influence sur la pensée en tant qu’économiste. La première fois où je l’ai rencontré, j’étais encotre étudiant et il était président de l’European Economic Association en 1987. Inutile de préciser que j’étais très intimidé par lui et il me fallut beaucoup de courage pour l’approcher pour parler à propos de recherche.

(…) Il n’est plus avec nous désormais, mais il continuera de m’inspirer et d’inspirer bien d’autres chercheurs. Un véritable héros intellectuel ! »

Gérard Roland, « Economics of socialism and transition: The life and work of János Kornai, 1928-2021 », 23 octobre 2021. Traduit par Martin Anota