Le CEPII a organisé une conférence le mercredi 7 septembre 2016 pour présenter son ouvrage collectif L’Economie mondiale 2017, qui sera publié demain. La première partie de la conférence s’intitulait "Malaise dans la mondialisation". La seconde partie s’intitulait "Ruptures dans la finance ?" Michel Aglietta et Jézabel Couppey-Soubeyran y ont présenté les chapitres qu’ils ont respectivement réalisés pour l’ouvrage. Voici la retranscription (que j'espère la plus fidèle possible) de leurs interventions.

Interrogations sur le système dollar (Michel Aglietta)


Misère de la globalisation ! Le ratio des flux de capitaux rapporté aux flux commerciaux était de 1 pour 1 dans les années 1980 (la finance finançait alors effectivement le commerce) et s’élevait en 2010 à 9 pour 1. La globalisation financière que l’on observe actuellement n’a plus rien à voir avec le commerce international. La finance a dépassé toutes les bornes que l’on a connues.

GRAPHIQUE Dette du secteur privé non financier dans les pays développés (en % du PIB)

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Cela n’a rien à voir avec les précédentes mondialisations. Elles avaient une phase d’expansion, suivie par une crise financière mondiale et un déclin. Par le passé, on a toujours vu dans les phases de retrait un désendettement massif. Aujourd’hui, suite à la crise financière mondiale de 2008, nous n’avons aucun désendettement, mais bien une poursuite de l’endettement. Ce n’est pas simplement la dette publique qui remplace la dette privée : cette dernière a continué d’augmenter. C’est un phénomène qui n’a jamais été observé, un point d’interrogation sur le futur. C’est une course à l’endettement dont on ne connait pas la fin.

En outre, aujourd’hui, les pays émergents entrent dans le jeu. En conséquence des politiques monétaires expansionnistes adoptées dans les pays émergents, nous observons une montée des dettes dans les pays émergents. La dette de la Chine atteint le niveau que l’on observe habituellement dans un pays développé. L’Etat chinois a des ressources budgétaires gigantesques, que les autres pas n’ont pas, une chose à prendre en compte lorsque l’on considère la dynamique de la dette chinoise. C’est la dette extérieure qui s’est développée, notamment la dette en devises dans la dette extérieure. Il y a un danger, c’est une bombe à retardement, car la remontée du dollar peut être déstabilisatrice.

GRAPHIQUE Taux de change effectif réel du dollar (en indices, base 100 en 2010)

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Le dollar règne sur le système monétaire international sans le réguler, sans qu’il y ait le moindre point de stabilité. Le taux de change effectif réel du dollar augmente. A long terme, il y a une baisse du dollar depuis 60 ans, ce qui n’empêche pas que tout le monde l’ait recherché, ces dernières années, en raison de la crise. C’est une menace pour les pays qui se sont endettés en dollar depuis 2012. En conséquence, on se retrouve avec de profonds déséquilibres. Il y a des pays en hyper-excédent et des pays en hyper-déficit. Les déséquilibres se sont fortement aggravés depuis la crise. C’est un changement complet par rapport aux précédentes mondialisations.

Quels sont les symptômes des nouvelles vulnérabilités depuis l’assouplissement quantitatif (quantitative easing) des banques centrales ? Il y a une augmentation des flux de capitaux vers les émergents. Ceux qui cherchaient du rendement ont eu de la liquidité et ont prêté à des entreprises des pays émergents. La dette totale émergente a dépassé le niveau que la dette des pays avancés atteignait avant la crise. Il y a une polarisation dans le monde par rapport au dollar ; l’excès d’offre en Asie fait que les pays asiatiques veulent une baisse du dollar pour réduire leur dette ; les pays européens, qui sont en situation d’insuffisance séculaire de demande, désirent quant à eux une hausse du dollar, pour essayer de trouver à l’extérieur de l’Europe ce que font les Allemands à l’intérieur de l’Europe, et ce afin de compenser le manque de demande intérieure. Quand il y a une polarisation d’intérêts, il y a aussi une forte incertitude, ce qui se traduit par une remontée du dollar, dans le sillage de la politique monétaire de la Fed. Entre la crise et le mois de mai 2013 (le mois où s’est arrêté le quantitative easing américain), le dollar était stable ou se dépréciait ; puis il y a eu l’effondrement des taux de change des émergents. Dans les pays émergents, les flux sortent lorsque le dollar se réapprécie, si bien que les banques centrales augmentent leurs taux d’intérêt pour maintenir les capitaux et lutter contre la baisse de leur devise. Au final, la situation est dangereuse même pour ceux qui se sont endettés en monnaie locale.

Nous observons une instabilité des marchés d’actifs et une corrélation positive très forte entre les marchés d’actifs dans l’ensemble du monde. Avec la barrière du taux d’intérêt zéro, le marché obligataire est désormais un marché qui ne représente plus rien en matière d’information. Le risque n’est plus représenté sur la courbe de taux. Le risque doit bien s’exprimer ; il le fait sur les marchés d’actions et de change, d’où la forte volatilité de ces derniers. Nous pouvons observer un mouvement simultané des quatre grandes devises vis-à-vis du dollar : par exemple, quand le dollar baisse, toutes les autres augmentent.

GRAPHIQUE Corrélations entre les indices boursiers des pays avancés et des pays émergents

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La corrélation entre les marchés actions des pays émergents par rapport aux pays avancés a augmenté, surtout depuis l’ouverture des marchés des actions en Chine. La corrélation instantanée retrouve à peu près les niveaux qu’elle atteignait au sommet de la crise mondiale. La hausse de la corrélation successive, c’est-à-dire d’un jour sur le lendemain, est lente, mais réelle. Comme par le passé, la corrélation des marchés boursiers va des pays développés aux pays émergents ; désormais elle va aussi dans l’autre sens.

Quant aux banques centrales, elles ont échoué : l’investissement privé n’est pas reparti. En Europe, c’est seulement par le change que les pays peuvent s’en sortir.

La généralisation de la globalisation financière aux émergents érode le principe de la devise-clé. La devise-clé est une puissance financière qui ne correspond plus à son poids économique, ni avec la capacité de la démocratie américaine à retrouver un cap. Le "c’est notre monnaie, c’est votre problème" ne marche plus. Depuis 2015, des termes comme ceux de "mondialisation" et de "Chine" ont pris une place croissante dans les minutes de la Fed. En réalité, on voit qu’il y a un clivage entre les "nationalistes" (qui considèrent qu’il faut seulement regarder ce qui se passe dans l’économie domestique et qui en concluent qu’on peut augmenter les taux) et les "internationaux" (qui notent une forte instabilité internationale et qui en concluent qu’il faut être prudent et prendre en compte dans la politique monétaire ce qui se passe dans le reste du monde). Cette idée de coordination monétaire international peut s’imposer si on reste dans ces conditions financières internationales. Aujourd’hui, le système monétaire international est dans une situation où l’idée de devise-clé fait partie de l’histoire. Il faut trouver un système où il y a suffisamment de coordination pour éviter un retrait de la mondialisation. Il faut une devise qui ne soit celle d’aucun pays. Le FMI doit redevenir ce qui a été à l’origine, avant d’être détourné de son rôle par les Américains : être l’organisme de coordination macroéconomique du monde.

Au bout des réformes bancaires ? (Jézabel Couppey-Soubeyran)


En 2016, Neel Kashkari, le nouveau président de la Réserve fédérale de Minneapolis, a déclaré que "le secteur financier a exercé un lobbying intense pour préserver sa structure et faire barrage aux changements nécessaires". Il considère que les grandes banques sont "l’équivalent de réacteurs nucléaires" qu’il faut étroitement contrôler. En Europe, certains recommandent de ralentir le rythme de la réforme bancaire. C’est notamment le cas de Jonathan Hill, Commissaire européen à la Stabilité financière, aux Services financiers et à l'Union du marché des capitaux, qui, comme d’autres, se demande si les réformes bancaires menées depuis la crise n’ont pas été trop loin et ne pèseraient pas notamment sur la croissance économique. Pour Jézabel Couppey-Soubeyran, il serait plus raisonnable de se demander si les réformes bancaires ont été poussées assez loin.

Certes, les exigences en fonds propres ont été renforcées grâce aux accordes de Bâle 3 en qualité et en quantité. Cela a permis de renforcer la capacité à absorber des pertes. Le problème est que la philosophie d’ensemble du dispositif n’a pas changé : l’exigence reste calculée en % des risques des actifs, or les grands établissements sous-estiment les risques qu’ils encourent. La solidité des bilans bancaires est très différente selon que le ratio à partir duquel on évalue la solvabilité est pondéré ou non par les risques. La fragilité des établissements bancaires avant la crise ne provenait pas juste d’une insuffisance de fonds propre, mais aussi de la fragilisation de la structure financière avec la montée de l’endettement de marché de court terme et la faible part d’actifs liquides. C’est à cela qu’ont répondu les ratios de liquidité de Bâle 3.

La rhétorique mobilisée par les banques fournit une bonne illustration de la forte résistance du lobby bancaire face à la réglementation Bâle 3 : les banquiers déclarent que ces nouvelles exigences les empêchent de faire de leur métier, qu’elles les contraignent à moins prêter. Or, Couppey-Soubeyran note que le crédit productif, celui qui finance les entreprises, était déjà de l’histoire ancienne bien avant l’introduction de la réglementation Bâle 3. Selon les banques, ces exigences auraient un effet pervers. Elles affirment que les risques qu’elles ne peuvent plus prendre seront alors pris par d’autres institutions, c’est-à-dire par le secteur bancaire parallèle (shadow banking). En d’autres termes, plus on chercherait à réguler, plus les pans dérégulés du secteur financier se développeraient. Certes, Couppey-Soubeyran reconnaît que le shadow banking s’est développé durant la crise, mais elle rappelle aussi que ce sont en fait les banques qui contribuent au développement des shadow banks. Il faut par conséquent défaire les liens entre les banques et les shadow banks.

Couppey-Soubeyran s’est ensuite tournée vers la question de la dimension systémique des banques. Ces dernières sont bien davantage surveillées aujourd’hui qu’avant la crise. On a pris conscience qu’elles existaient. Ces établissements sont listés. Les exigences en fonds propres dont ils font l’objet ont été renforcées, ce qui leur permet de mieux absorber leurs pertes en cas de difficultés. Selon Couppey-Soubeyran, cela va dans le bon sens, à nouveau, mais ne va pas assez loin. Il n’y a aucune action sur les facteurs de systémicité. Aucune disposition ne vient directement mettre une limite à la taille des établissements bancaires. Rien ne vient limiter le pouvoir de marché des établissements banques. Il n’y a pas de limites à la concentration bancaire, qui s’est poursuivie après la crise avec l’absorption des petits établissements par les grands.

Désormais les créanciers sont mis à contribution dans le cadre des dispositifs dits "de résolution", visant à résoudre les difficultés bancaires. Cela consiste notamment à mettre en première ligne les actionnaires et les créanciers avant de faire intervenir le fonds de résolution, puis les autorités publiques. Avant : les établissements systématiques avaient l’assurance quasi explicite qu’ils seraient secourus en cas de problème. Il s’agissait d’une subvention implicite. Ils pouvaient alors se financer à des coûts plus faibles, donc devenir encore plus grands. Avec le bail-in, on est redevenu sensible au risque bancaire. Le coût des ressources de marché des grandes banques a alors augmenté. La Deutsche Bank en a notamment fait les frais. Les banques ont cherché à résister au bail-in en utilisant la rhétorique, en effrayant les petits déposants, notamment en suggérant que les banques en faillite pourraient se servir dans les comptes de leurs clients, les déposants. En fait, Couppey-Soubeyran rappelle que le bail-in ne change rien à la garantie des dépôts : nous pouvons récupérer 100.000 euros de dépôt.

Au lieu de faire amende honorable, les banques ont résisté à des réformes raisonnables. A force de contrer les réformes, d’en surestimer les coûts supportés par le secteur, d’en sous-estimer les gains pour la collectivité, elles prennent le risque de nourrir la défiance, notamment dans le débat public. On est au bord d’un risque de solidarité négative comme a pu le dire Tania Sollogoub dans la première partie de la conférence. Des personnes, que l’on peut estimer tout à fait raisonnables, qui ont travaillé dans le secteur bancaire, en viennent à défendre des positions très radicales : Adair Turner estime que la création de crédit est une chose trop importante pour être laissée aux banques, si bien qu’il suggère de retirer aux banques le pouvoir de création monétaire. C’est une remise au goût du jour du plan de Chicago proposée notamment par Irving Fisher au sortir de la grande Dépression. Aujourd’hui, une telle mesure est également proposée par Martin Wolf, mais aussi par certains économistes du FMI, Jaromir Benes et Michael Kumhof, qui s’appuient sur des modèles DSGE. La suppression du pouvoir de création monétaire par les banques a failli être proposée dans un référendum en Suisse et elle a fait l’objet d’un rapport officiel en Islande. Pour Couppey-Soubeyran, ces propositions satisferont la vindicte populaire en cas de nouvelle crise (et une nouvelle crise est justement probable, comme les réformes n’ont pas été mises en place), mais elles ne rétabliront pas la stabilité financière.