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samedi 6 septembre 2014

Ce que Draghi a dit à Jackson Hole

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« Pour comprendre ce que signifie ce discours (…), il est important d’en connaître le contexte. La BCE s’est montrée par le passé un centre de ce que Paul de Grauwe appelle le "fondamentalisme du budget équilibré". Je désigne par ce terme la croyance que nous devons impérativement mettre en œuvre une consolidation budgétaire (un plan d’austérité) même lorsque nous sommes dans une trappe à liquidité, c’est-à-dire lorsque les taux d’intérêt sont à leur borne inférieure zéro ou proches de celle-ci. Les réunions de la BCE ne s’achèvent traditionnellement pas sans un appel rituel pour que les gouvernements entreprennent des réformes structurelles et poursuivent la consolidation budgétaire.

Un point important à souligner à propos de ces appels répétés de la banque centrale pour la consolidation budgétaire, c’est qu’ils datent d’avant la crise de la zone euro de 2010. Comme je l’ai déjà noté, les propres études de la BCE ont constaté qu’elle "discute des politiques budgétaires dans des termes aussi bien positifs que normatifs. Les autres banques centrales se réfèrent à la politique budgétaire lorsqu’elles rendent compte des développements étrangers susceptibles d’influencer l’économie domestique, lorsqu’elles prennent en compte la politique budgétaire pour établir leurs prévisions et lorsqu’elles se réfèrent à l’usage des instruments de dette publique dans leurs opérations de politique monétaire". L’autre point à noter est que la BCE a toujours appelé par le passé à une consolidation budgétaire sans qu’importe la situation macroéconomique.

Comment pouvons-nous expliquer cette obsession pour la consolidation budgétaire et le manque d’inhibition de la BCE dans ses déclarations publiques ? (…) Certains pourraient suggérer que la BCE se sent peut-être particulièrement vulnérable à la dominance budgétaire, le risque que les excès budgétaires obligent finalement la banque centrale à faire tourner la planche à billets pour financer les déficits. Dans mon précédent billet, j’ai affirmé que ce n’était pas le cas, parce qu’en réalité la BCE est moins vulnérable face à ce risque que d’autres banques centrales. Je pense que la bonne explication est plus simple et c’est bien vers elle que le discours de Draghi nous conduit. Voici ce qu’il dit :

"Cela pourrait nous aider si (…) la politique budgétaire pouvait jouer un plus grand rôle aux côtés de la politique monétaire et je crois qu’elle dispose d’une marge de manœuvre lorsque l’on prend en compte les conditions initiales et les contraintes légales qui nous sont spécifiques. Ces conditions initiales incluent des niveaux de dépenses publiques et d’imposition dans la zone euro qui sont déjà, rapportés au PIB, parmi les plus élevés au monde. Et nous opérons dans le cadre d’un ensemble de règles budgétaires (le Pacte de Stabilité et de Croissance, PSC) qui constitue une ancre pour la confiance et qu’il serait désastreux de ne pas respecter."

La grande nouvelle, c’est la première phrase. Elle suggère que Draghi ne croit pas (du moins aujourd’hui) au fondamentalisme du budget équilibré. Son discours va dans le sens de Ben Bernanke. Ce dernier a suggéré que la consolidation budgétaire américaine n’aidait pas la Fed à faire son travail (il fut d’ailleurs régulièrement critiqué de façon assez injustifiée pour l’avoir fait). Cependant, notons aussi la deuxième phrase, qui suggère clairement que Draghi estime la taille de l’Etat excessivement large dans chaque pays de la zone euro. Qu’importe que vous croyiez que ce soit vrai ou non, c’est une affirmation ouvertement politique. Je pense qu’une partie du problème est que Draghi et plus largement la BCE ne la voient pas comme telle. Ils croient que de larges Etats sont tout simplement sources d’inefficacités économiques, donc, pour eux, appeler à une réduction des dépenses publiques ou des impôts est la même chose qu’appeler à d’autres "réformes structurelles" pour améliorer l’efficacité et stimuler la croissance.

Une explication de l’obsession de la BCE pour la consolidation budgétaire pourrait être que ses membres considèrent la position néolibérale comme évidente et que leur manque de légitimité dans le processus démocratique leur fait croire qu’elle n’est pas politique.

Par conséquent, il est possible que la BCE n’ait jamais cru au fondamentalisme du budget équilibré, mais qu’elle appela à la consolidation budgétaire après la Grande Récession parce qu’elle déniait la contrainte de la borne inférieure zéro, parce qu’elle paniquait suite à la crise de la dette souveraine ou encore parce qu’elle croyait qu’une réduction de la taille de l’Etat restait prioritaire sur le reste. C’est difficile de croire que les membres de la BCE, contrairement aux autres banques centrales, ne soient pas au courant de l’existence des nombreuses études confirmant que la politique budgétaire exerce un effet récessif : il ne semble pas y avoir de différences entre les membres de la BCE et de la Fed, notamment en termes d’éducation.

Doit-on célébrer le fait que Draghi change de discours et appelle désormais à une expansion budgétaire ? La réponse est bien sûr affirmative, parce qu’un tel discours peut contribuer à briser le fondamentalisme du budget équilibré dont font preuve les élites qui sont responsables des politiques menées en zone euro. Cependant nous devons aussi en reconnaître les limites et les dangers. Comme l’indique clairement la troisième phrase de la citation ci-dessus, Draghi parle seulement de flexibilité dans l’application des règles du Pacte de Stabilité et de Croissance, or ces règles constituent précisément le gros du problème.

Le danger vient de la croyance que la taille de l’Etat doit être réduite. Qu’importe qu’elle soit vraie ou non, elle amène Draghi à conseiller un peu plus loin dans son discours des réductions d’impôts à budget équilibré. Selon lui, "cette stratégie peut avoir des effets positifs même à court terme si les taxes sont réduites dans les domaines où le multiplicateur budgétaire de court terme est élevé et si les dépenses sont réduites dans les domaines peu productifs où le multiplicateur est plus faible". Ce qui m’inquiète, c’est qu’en réalité de telles combinaisons soient difficiles à trouver et que nous obtenions finalement le multiplicateur à budget équilibré plus conventionnel, chose qui va empirer les choses et non les améliorer. »

Simon-Wren Lewis, « Draghi at Jackson Hole », in Mainly Macro (blog), 23 août 2014. Traduit par Martin Anota

mercredi 3 septembre 2014

Les solutions au chômage selon Draghi

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« Donc quelles conclusions pouvons-nous tirer de tout cela pour les responsables politiques ? La seule conclusion que nous pouvons prudemment en tirer, selon moi, c’est que nous avons besoin d’actions des deux côtés de l’économie : les politiques de demande globale doivent être accompagnées par des politiques structurelles nationales.

Les politiques de demande ne sont pas seulement justifiées par l'importante composante conjoncturelle du chômage. Elles sont également pertinentes en raison de l’incertitude qui prévaut : elles peuvent réduire le risque qu’une économie affaiblie connaissent des effets d’hystérèse. En effet, alors qu’en conditions normales l’incertitude impliquerait un plus haut degré de prudence par peur de surréaction, dans la situation présente la situation est différente. Les risques d'"en faire trop peu" (c’est-à-dire le risque que le chômage conjoncturel devienne structurel) dépasse les risques d’"en faire de trop" (c’est-à-dire les risques de pressions excessives à la hausse sur les prix et salaires).

Au même instant, de telles politiques de demande agrégée vont finalement ne pas se révéler efficaces sans que des actions soient également menées en parallèle du côté de l’offre. Comme toutes les économies avancées, nous opérons dans un ensemble de conditions initiales déterminées par le dernier cycle financier, en l'occurrence une faible inflation, de faibles taux d’intérêt et un large problème de surendettement aussi bien dans les secteurs privés que publics. Dans de telles circonstances, il y a un réel risque que la politique monétaire perde en efficacité pour stimuler la demande agrégée en raison de la contrainte de la borne inférieure zéro (zero lower bound). Le surendettement réduit aussi inévitablement la marge de manœuvre budgétaire.

Dans ce contexte, élever le niveau et la tendance de la croissance potentielle (et par conséquent les recettes fiscales) peut contribuer à reconstituer une marge de manœuvre et à permettre aux politiques conjoncturelles de jouer plus efficacement leur rôle dans la stabilisation du cycle économique. Réduire le chômage structurel et accroître la population active jouent un rôle dans tout ça. C’est aussi particulièrement pertinent pour la zone euro puisque (par exemple) un chômage plus élevé dans certains pays peut entraîner des pertes sur les prêts, rendre les banques moins résilientes et donc fragmenter la transmission de la politique monétaire.

Du côté de la demande, la politique peut et doit jouer un rôle central, ce qui signifie que la politique monétaire doit aujourd’hui être accommodante pour une période de temps prolongée. Je suis confiant quant à l’efficacité des mesures adoptées en juin dans la stimulation de la demande et nous nous tenons prêts à assouplir davantage la politique monétaire. (…)

L’inflation a été sur une trajectoire baissière depuis milieu 2012 en passant d’environ 2,5 % à 0,4 %. (…) Nous pouvons avancer plusieurs raisons susceptibles d'expliquer ce ralentissement de l’inflation, en particulier la chute des prix des produits alimentaires et de l’énergie, l’appréciation du taux de change (...) depuis le milieu de l’année 2012, les risques géopolitiques associés au conflit entre la Russie et l’Ukraine qui ont récemment exercé un impact négatif sur l’économie de la zone euro et bien sûr nous connaissons un ajustement des prix relatifs dans les pays en difficulté et un chômage élevé.

(…) En principe, la plupart de ces effets devraient s’estomper au final, parce que la plupart d’entre eux sont temporaires par nature, mais pas tous. (…) Si cette période de faible inflation durait une période prolongée de temps, le risque d’une déstabilisation des prix s’accroîtrait.

Au cours du mois d’août, les marchés financiers ont indiqué que les anticipations d’inflation étaient fortement révisées à la baisse pour tous les horizons temporels. (…) Les taux réels à court et moyen termes se sont élevés, alors que les taux nominaux à long terme ont diminué, non seulement dans la zone euro, mais aussi ailleurs. Le conseil d’administration a conscience de ces dynamiques et, afin de respecter son mandat, il utilisera tous les instruments à sa disposition pour assurer la stabilité des prix à moyen terme.

Considérons maintenant la politique budgétaire. Depuis 2010, la politique budgétaire est moins disponible et moins efficace en zone euro que dans les autres grands pays avancés. Ce n’est pas tant une conséquence des niveaux initiaux élevés des ratios de dette : au niveau agrégé, la dette publique n’est pas plus élevée dans la zone euro qu’aux Etats-Unis ou qu’au Japon. Cela s’explique par le fait que les banques centrales de ces pays peuvent soutenir et ont effectivement soutenu le financement des Etats. C’est une raison importante pour laquelle les marchés de dette publique de ces pays n’ont pas connu de turbulences, à l’inverse de plusieurs pays-membres de la zone euro. La consolidation budgétaire a pu ainsi être davantage étalée dans le temps aux Etats-Unis et au Japon.

Donc cela pourrait nous aider si (…) la politique budgétaire pouvait jouer un plus grand rôle aux côtés de la politique monétaire et je crois qu’elle dispose d’une marge de manœuvre lorsque l’on prend en compte les conditions initiales et les contraintes légales qui nous sont spécifiques. Ces conditions initiales incluent des niveaux de dépenses publiques et d’imposition dans la zone euro qui sont déjà, rapportés au PIB, parmi les plus élevés au monde. Et nous opérons dans le cadre d’un ensemble de règles budgétaires (le Pacte de Stabilité et de Croissance, PSC) qui constitue une ancre pour la confiance et qu’il serait désastreux de ne pas respecter.

Il y a quatre choses à souligner. Premièrement, il existe une certaine flexibilité dans l’application de ces règles et cette flexibilité peut être utilisée pour mieux répondre à la faiblesse de la reprise et pour avoir une certaine marge de manœuvre dans la mise en place des réformes structurelles.

Deuxièmement, il est possible de changer la composition des politiques budgétaires de manière à stimuler la croissance. Il doit être possible de diminuer le fardeau fiscal d’une manière qui soit neutre pour le budget. Cette stratégie peut avoir des effets positifs même à court terme si les taxes sont réduites dans les domaines où le multiplicateur budgétaire de court terme est élevé et si les dépenses sont réduites dans les domaines peu productifs où le multiplicateur est plus faible. Les études suggèrent qu’il est possible d’obtenir des effets de second tour positifs sur la confiance des entreprises et l’investissement privé.

Troisièmement, en parallèle, il peut être utile d’avoir une discussion sur l’orientation globale de la politique budgétaire au niveau de la zone euro. A la différence des autres grandes économies avancées, l’orientation de notre politique budgétaire ne se fonde pas sur un unique budget voté par un unique parlement, mais sur l’agrégation de huit budgets nationaux et du budget de l’Union européenne. Une plus forte coordination parmi les différentes politiques budgétaires nationales devrait en principe nous permettre d’atteindre une orientation globale de la politique budgétaire au niveau de la zone euro qui stimule davantage la croissance.

Quatrièmement, l’action complémentaire au niveau de l’Union européenne semble également nécessaire pour assurer une position agrégée appropriée et un large programme d’investissement public, ce qui est cohérent avec les propositions du nouveau Président de la Commission européenne.

L’assouplissement budgétaire et monétaire ne peut toutefois pas remplacer les réformes structurelles qu’il est nécessaire de mettre en œuvre dans la zone euro. Comme je l’ai dit, le chômage structurel était déjà très élevé avant même le début de la crise (en atteignant alors environ 9 %). En effet, certaines études suggèrent qu’il est élevé depuis les années soixante-dix. Et étant donné les interactions que j’ai décrites, il n’est plus possible de retarder les réformes structurelles nationales s’attaquant à ce problème.

Cet agenda des réformes concerne les marchés du travail et des produits et il inclut des actions visant à améliorer l’environnement des entreprises. Je vais cependant me concentrer ici sur les marchés du travail, pour lesquels j’ai identifié deux thèmes transversaux comme prioritaires.

Il y a tout d’abord les politiques qui permettent aux travailleurs de se reclasser rapidement vers de nouvelles opportunités d’emploi et qui diminuent donc la durée au chômage. (…) Les accords au niveau des entreprises doivent être établis de manière à ce que les salaires reflètent davantage les conditions du marché du travail local et les évolutions de la productivité ; (…) les rigidités dans l’ajustement de l’emploi doivent être atténuées, en particulier le dualisme sur le marché du travail ; il faut mettre en place des réformes des marchés des produits accélérant la réallocation des ressources et des emplois vers les secteurs les plus productifs.

Il faut ensuite développer les compétences de la population active. Nous avons déjà observé l’effet disproportionné de la crise sur les travailleurs peu qualifiés, ce qui implique qu’une période de requalification est nécessaire pour que les gens retournent à l’emploi. C’est également visible avec les effets que le chômage exerce à long terme sur les jeunes. Le nombre de chômeurs âgés entre 15 et 24 % (rapporté au nombre d’actifs du même groupe d’âge) a augmenté, passant d’environ 15 % en 2007 à 24 % en 2013. Cela a très certainement laissé de profondes cicatrices, puisque les jeunes n’ont alors pas eu accès à une étape cruciale de la formation professionnelle.

La question des compétences est particulièrement importante pour la croissance potentielle. Il est crucial d’accroître la population active. Or les perspectives démographiques suggèrent qu’elle contribuera de moins en moins au potentiel. La stimulation de la croissance tendancielle passera donc essentiellement par l’accroissement de la productivité du travail. Donc nous devons nous assurer à ce que l’emploi se concentre dans les secteurs à forte valeur ajoutée caractérisés par une forte productivité, cette dernière étant elle-même fonction des compétences.

Dans l’économie mondiale, la zone euro ne peut pas concurrencer les pays émergents au niveau des seuls coûts, ne serait-ce qu’en raison de notre modèle social. Par conséquent, notre avantage comparatif doit provenir de la combinaison d’une compétitivité-prix et d’une spécialisation dans les activités à forte valeur ajoutée, un modèle de croissance que des pays comme l’Allemagne ont efficacement adopté. Vu de cette perspective, le manque de compétences ne peut qu’accroître le taux de chômage compatible avec la stabilité des prix (le NAIRU) en poussant plus de travailleurs à quitter la zone de compétitivité et à devenir inemployables.

Le développement des compétences passe avant tout et principalement par l’éducation, un domaine où beaucoup peut encore être fait. La part de la population en âge de travail qui achevé un cycle universitaire dans la zone euro est comprise entre 40 % à 90 % selon les pays. Mais les politiques actives sur les marchés du travail peuvent aussi avoir un rôle important, notamment la formation tout au long de la vie qui permettra de réduire (…) le dualisme sur le marché du travail. Cela peut réduire la rotation inefficace du personnel et inciter davantage les salariés et leurs employeurs à investir dans les compétences spécifiques à leurs emplois.

En conclusion, nous pouvons dire que le chômage dans la zone euro est un phénomène complexe, mais la solution n’est pas trop compliquée à comprendre. Une stratégie cohérente pour réduire le chômage passe par les politiques de demande et d’offre, aussi bien au niveau de la zone euro qu’au niveau de chaque pays. Et cela ne marchera que si la stratégie est vraiment cohérente.

Sans une plus forte demande agrégée, nous risquons un chômage structurel plus élevée et les gouvernements auront plus de difficultés à introduire des réformes structurelles. Mais sans réformes structurelles déterminées, les mesures de demande agrégée vont rapidement manquer de carburant et elles peuvent finalement devenir moins efficaces. En d’autres termes, ce n’est qu’à travers un mélange de politiques qui combinent des mesures monétaires, budgétaires et structurelles au niveau de l’union et au niveau national que l’on pourra nous rapprocher du plein emploi. Cela va permettre à chaque pays-membre de l’union d’atteindre un niveau d’emploi plus élevé qui soit soutenable.

Nous ne devons pas oublier que les enjeux sont importants pour l’union monétaire. Ce n’est pas inhabituel d’avoir des disparités nationales entre pays en termes de chômage, mais la zone euro n’est pas union politique formelle et donc elle ne dispose pas de mécanismes permanents pour partager le risque, en l'occurrence des mécanismes de transferts fiscaux. Les flux de migrations internationaux sont relativement faibles et ils sont peu susceptibles de devenir des facteurs clés d’ajustement des marchés du travail suite à de larges chocs.

Donc, la cohésion de la zone euro à long terme dépend de la capacité de chaque pays-membre à atteindre un niveau d’emploi plus élevé qui soit soutenable. En raison des coûts particulièrement élevés qui sont associés à une éventuelle désintégration de l’union, tous les pays ont intérêt à l’atteindre. »

Mario Draghi, « Unemployment in the euro area », discours prononcé à la conférence de Jackson Hole, 22 août 2014. Traduit par Martin Anota

samedi 30 août 2014

Les causes du chômage en zone euro selon Draghi

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« Personne dans la société n’est préservé dans une situation de chômage de masse. Pour les chômeurs eux-mêmes, c’est souvent une tragédie qui a des effets durables sur le revenu qu’ils toucheront durant le reste de leur vie. Pour ceux qui sont toujours en emploi, cela accroît l’insécurité de l’emploi et sape la cohésion sociale. Pour les gouvernements, le chômage dégrade les finances publiques et pénalise les perspectives électorales. Et le chômage est au cœur des dynamiques macroéconomiques qui façonnent l’inflation à court et moyen termes, ce qui signifie qu’il affecte aussi l’activité des banques centrales. En effet, même lorsqu’il n’y a aucun risque pesant sur la stabilité des prix, mais un chômage élevé et une cohésion sociale menacée, les pressions s’accentuent sur les banques centrales.

Une question clé est de savoir à quel point nous pouvons réellement influencer le chômage, ce qui se ramène à se demander (…) si le chômage est essentiellement conjoncturel ou structurel. Comme nous sommes dans une union monétaire à 18 pays, c’est nécessairement une question complexe dans la zone euro, mais je vais tout de même offrir un bref aperçu de la situation telle que l'évalue la BCE.

GRAPHIQUE 1 Variations du taux de chômage (en points de pourcentage, par rapport à janvier 2008)

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La première chose que l’on constate est que la zone euro a subi un choc puissant et particulièrement négatif sur le PIB, avec de sérieuses conséquences pour l’emploi. C’est visible sur le graphique 1, qui présente l’évolution du chômage dans la zone euro et les Etats-Unis depuis 2008. Alors que les Etats-Unis ont connu une hausse forte et immédiate du chômage suite à la Grande Récession, la zone euro a connu deux hausses du chômage associées à deux récessions consécutives.

Du début de 2008 jusqu’au début de l’année 2011, l’évolution est similaire dans les deux régions : les taux de chômage augmentent fortement, se stabilisent, puis diminuent graduellement. Cela reflète les sources communes du choc : la synchronisation du cycle financier entre les pays avancés, la contraction dans le commerce mondiale suite à l’effondrement de Lehman Brothers, couplées avec une forte correction des pris d’actifs (notamment sur les marchés immobiliers) dans certaines économies.

Après 2011 cependant, les développements dans les deux régions divergent. Le chômage aux Etats-Unis continue à chuter plus ou moins au même rythme. Dans la zone euro, d’un autre côté, il amorce une seconde hausse qui n’atteint pas son pic avant avril 2013. Cette divergence reflète un second choc, cette fois-ci spécifique à la zone euro, qui résulte de la crise de la dette souveraine et qui se traduit par une récession de six trimestres pour l’économie de la zone euro. Toutefois, à la différence du choc post-Lehman qui affecta toutes les économies de la zone euro, pratiquement toutes les destructions d’emplois observées dans cette seconde période furent concentrées dans les pays qui connurent des tensions sur les marchés des titres de dette publique (cf. graphique 2).

GRAPHIQUE 2 Relation entre turbulences financières et chômage

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La crise de la dette souveraine se diffusa via divers canaux, mais l’un de ses plus importants effets fut de rendre moins efficaces les outils de stabilisation macroéconomique. Du côté budgétaire, les services non marchands (notamment l’administration publique, l’éducation et la santé) ont contribué positivement à l’emploi dans pratiquement tous les pays durant la première phase de la crise, si bien qu’ils ont en partie compensé le choc. Dans la seconde période, cependant, la politique budgétaire fut contrainte par les inquiétudes entourant la soutenabilité de la dette publique et le manque de soutien commun, en particulier lorsque l'on commença à envisager une restructuration des dettes souveraines. La nécessaire consolidation budgétaire devait être entreprise rapidement pour restaurer la confiance des investisseurs. Elle constitua un frein budgétaire et entraîna un ralentissement dans l’emploi du secteur public qui s’ajouta à la contraction de l’emploi dans les autres secteurs.

Les pressions sur les marchés interrompirent aussi la transmission homogène de la politique monétaire dans la zone euro. Malgré de très faibles taux directeurs, le coût du capital augmenta dans les pays en difficulté durant cette période, ce qui signifia que les politiques monétaire et budgétaire se resserrèrent simultanément. Donc, l’une des priorités de notre politique monétaire dans cette période fut (et reste toujours) de réparer le mécanisme de transmission monétaire. Etablir un lien précis entre ces réparations et les performances du chômage n’est pas facile. Cependant, l’équipe de la BCE estime que l’"écart de crédit" (credit gap) (la différence entre les volumes actuels de crédit et leurs volumes normaux que l’on observe en l’absence de crise) pour les pays en difficulté suggère que ces conditions d’offre de crédit exercent un frein significatif sur l’activité économique.

Les facteurs conjoncturels ont par conséquent certainement contribué à la hausse du chômage. Et la situation économique dans la zone euro suggère qu’ils sont toujours à l’œuvre. Les plus récentes données des PIB confirment que la reprise dans la zone euro reste uniformément faible, avec une croissance des salaires ralentie même dans les pays qui ne sont pas en difficulté, ce qui suggère une insuffisance de la demande globale. Dans ces circonstances, il semble probable que l’incertitude sur la force de la reprise étouffe l’investissement des entreprises et ralentit le rythme auquel les travailleurs sont réembauchés.

Cela dit, certains signes suggèrent qu’une part significative du chômage est également structurelle, du moins dans certains pays. Par exemple, la courbe de Beveridge de la zone euro (qui résume les développements du chômage à un niveau donné de demande de travail ou postes vacantes) suggère l’émergence d’une inadéquation structurelle entre les marchés du travail de la zone euro (cf. graphique 3). Dans la première phase de la crise, de forts déclins de la demande de travail se sont traduits par une forte hausse du chômage de la zone euro, avec un mouvement vers le long de la courbe de Beveridge. Le second épisode récessif a cependant entraîné une plus forte hausse du taux de chômage, même si les taux de postes vacants agrégés présentèrent des signes marqués d’amélioration. Cela peut impliquer un déplacement permanent de la courbe de Beveridge vers l’extérieur.

GRAPHIQUE 3 Evolution de la courbe de Beveridge au cours de la crise

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Le mouvement de la courbe de Beveridge s’explique en partie par l’ampleur de la destruction d’emplois dans certains pays, ce qui a mené à des taux de retour à l’emploi réduits, des durées de chômage plus longues et une part plus élevée de chômage de long terme. Ceci reflète, en particulier, la forte contraction sectorielle dans le secteur de la construction qui était auparavant en surchauffe (cf. graphique 4), ce qui, comme aux Etats-Unis, tend à réduire l’efficacité de l’appariement. A la fin de l’année 2013, le stock de chômeurs à long terme (ceux au chômage depuis un an ou plus) représenta plus de 6 % de la main-d’œuvre totale de la zone euro, soit plus du double du niveau d’avant-crise.

GRAPHIQUE 4 Evolution du chômage de la zone euro par secteur et par niveau d’éducation

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Une autre partie de l’explication est que les opportunités de redéploiement sont insuffisantes pour les travailleurs faiblement qualifiés qui se retrouvent au chômage, comme cela est mis en évidence par la disparité croissante entre les compétences de la main-d’œuvre et les compétences exigées par les employeurs. L’analyse de l’évolution de l’inadéquation des compétences suggère une hausse significative de l’inadéquation aussi bien au niveau des régions, des pays, que de la zone euro dans son ensemble (cf. graphique 5).

GRAPHIQUE 5 Indices d’adéquation des compétences pour la zone euro

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Les estimations fournies par les organisations internationales (en particulier la Commission Européenne, l’OCDE et le FMI) suggèrent que la crise s’est traduite par une hausse du chômage structurel dans la zone euro, passant d’une moyenne de 8,8 % à 10,3 % être 2008 et 2013.

Il y a toutefois deux importants problèmes à souligner ici. Le premier est que les estimations du chômage structurel son entachées d’une considérable incertitude, en particulier lorsque l’on cherche à le déterminer en temps réel. Par exemple, la Commission européenne suggère que les estimations du taux de chômage qui n’accélère par la croissance salariale (NAWRU) dans la situation actuelle surestiment la composante structurelle du chômage, notamment dans les pays les plus touchés par la crise.

Le second problème est que les données agrégées dissimulent une très forte hétérogénéité. Le taux de chômage actuel de la zone euro est certes de 11,5 %, mais il est de 5 % en Allemagne et de 25 % en Espagne. Les développements structurels diffèrent également : l’analyse de la courbe de Beveridge aux niveaux des pays pris individuellement révèle, par exemple, un déplacement de la courbe vers l’intérieur en Allemagne, alors que la courbe se déplace vers l’extérieur en France, en Italie et surtout en Espagne.

Cette hétérogénéité reflète différentes conditions initiales, telles des compositions sectorielles variantes de l’emploi (en particulier la part employée dans le secteur de la construction), mais aussi le fait que les taux de chômage ont historiquement été durablement plus élevées dans certains pays de la zone euro que dans d’autres pays-membres. Mais cela reflète aussi la relation entre les institutions du marché du travail et l’impact des chocs sur l’emploi. Les économies qui ont le mieux traversé la crise en termes d’emploi tendent aussi à être ceux présentant la plus forte flexibilité sur les marchés du travail pour s’ajuster aux conditions économiques.

En Allemagne, par exemple, le déplacement de la courbe de Beveridge vers l’intérieur que l’on a pu voir lors de la crise suit une tendance qui commença au milieu des années deux mille après l’introduction des réformes Hartz sur le marché du travail. Sa performance plus robuste dans le domaine de l’emploi est aussi liée au fait que les entreprises allemandes disposent d’instruments pour réduire le temps de travail des emplois à des coûts raisonnables (c’est-à-dire la marge intensive), notamment en réduisant les heures travaillées, la plus grande flexibilité du taux de travail au niveau de l’entreprise et l’usage extensif de travail à mi-temps.

Même dans le groupe des pays qui ont connu une crise de la dette souveraine, nous pouvons voir que l’impact des institutions du marché du travail sur l’emploi n’a pas été le même d’un pays à l’autre. L’Irlande et L’Espagne, par exemple, connurent tout deux une large destruction des emplois dans le secteur immobilier après le choc Lehman, mais ils se comportèrent différemment durant la crise de la dette souveraine. Le chômage en Irlande se stabilisa, puis chuta, alors qu’il s’accrut en Espagne jusqu’à janvier 2013 (cf. graphique 6). De 2011 jusqu’à 2013, les estimations du chômage structurel suggèrent qu’il a augmenté de 0,5 point de pourcentage en Irlande et de plus de 2,5 points de pourcentage en Espagne.

La divergence dans les performances peut s’expliquer en partie par les différences dans la migration nette. Mais elle reflète aussi le fait que l’Irlande est entrée en crise avec un marché du travail relativement flexible et qu’elle a adopté davantage de réformes du marché du travail du programme piloté par l'UE et le FMI qui fut lancé en novembre 2010. L’Espagne, d’un autre côté, entra en crise avec de fortes rigidités du marché du travail et elle ne commença à ne réformer significativement qu’en 2012.

Surtout, jusqu’alors, la capacité des firmes à s’ajuster aux nouvelles conditions économiques fut limitée en Espagne par les accords de négociations collectifs sectoriels et régionaux et l’indexation des salaires. Les enquêtes indiquent que l’Espagne se situe parmi les pays où l’indexation fut la plus fréquente, touchant prêt de 70 % des entreprises. Par conséquent, comme le montre le graphique 6, la rémunération nominale par salarié à continué à augmenter en Espagne après le troisième trimestre 2011, malgré la hausse de plus de 12 points de pourcentage du chômage au cours de la période. En Irlande, à l’inverse, l’ajustement des salaires à la baisse commença déjà au quatrième trimestre 2008 et se poursuivit plus rapidement.

Tandis que le marché du travail irlandais s'ajusta en partie à travers les prix, le marché du travail espagnol s’ajusta principalement par les quantités : les entreprises furent poussées à réduire les coûts du travail en réduisant l’emploi. Et en raison d’un degré élevé de dualité sur le marché du travail espagnol, ce fardeau de l’ajustement fut concentré en particulier sur un groupe peu protégé, ceux ayant un contrat temporaire. Ceux-ci ont été particulièrement nombreux en Espagne au début de la crise, représentant alors autour d’un tiers de l’ensemble des contrats de travail.

En Espagne, comme dans d’autres pays en difficulté, plusieurs de ces rigidités du marché du travail ont depuis été atténuées via des réformes structurelles et celles-ci ont eu des effets positifs. Par exemple, l’OCDE estime que la réforme du marché du travail menée en 2012 en Espagne a amélioré les transitions hors du chômage et vers l’emploi pour toutes les durées de chômage.

GRAPHIQUE 6 Chômage et rémunération nominale en Irlande et en Espagne

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Pour résumer, le chômage dans la zone euro est caractérisé par des interactions relativement complexes. Il y a eu des chocs de demande différents selon les pays. Ces chocs ont interagit avec les conditions initiales et les institutions nationales du marché du travail de différentes manières et les interactions ont changé avec la mise en œuvre de nouvelles réformes. Par conséquent, les estimations des composantes structurelle et cyclique du chômage doivent être réalisées avec une certaine prudence. Mais il est clair qu’une telle hétérogénéité des institutions du marché du travail est une source de fragilité pour l’union monétaire. »

Mario Draghi, « Unemployment in the euro area », discours prononcé à la conférence de Jackson Hole, 22 août 2014. Traduit par Martin Anota