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Tag - Janet Yellen

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lundi 30 octobre 2017

Portrait des cinq candidats à la présidence de la Fed

« L’administration Trump a dit qu’elle annoncera avant le 3 novembre sa décision sur la nomination de la personne qui présidera la Réserve fédérale. S’il est confirmé par le Sénat, le candidat choisi succèdera à Janet Yellen, dont le mandat s’arrête le 3 février. La Maison Blanche a indiqué qu’elle privilégiait cinq candidats. Deux d’entre eux sont d’éminents économistes qui ont réalisé d’importants travaux dans la recherche universitaire, principalement dans des universités de la côte ouest des Etats-Unis, mais qui sont aussi des praticiens de la politique macroéconomique : il s’agit de Yellen même, qui est un candidat très sérieux à sa propre succession, et John Taylor, de Stanford. Les trois autres candidats ne sont pas professionnellement formés comme économistes, mais viennent plutôt du milieu financier : Gary Cohn, Jerome Powell et Kevin Warsh. Ils travaillèrent, respectivement, à Goldman Sachs, à Dillon Read et à Morgan Stanley ; tous les trois ont une expérience gouvernementale.

Considérons tout d’abord les deux candidats qui siègent au conseil des gouverneurs à la Fed.

Yellen


Bien que Janet Yellen soit une Démocrate initialement nommée par le Président Obama, il y a plusieurs précédents historiques pour que Trump renouvelle son mandat. Ses trois prédécesseurs, Ben Bernanke, Alan Greenspan et Paul Volcker, ont tous vu leur mandat être renouvelé par un Président du parti opposé à celui qui les avait initialement nommés. Il y a des avantages à opter pour la continuité et la prédictibilité.

Yellen a fait un excellent boulot au cours de ces quatre années à la présidence de la Fed. (…) Bien qu’elle n’ait pas eu à faire face aux débuts de la crise, elle a présidé efficacement, si bien que la reprise de l’économie suite à la Grande Récession de 2007-2009 s’est poursuivie de façon régulière. Bien sûr, la politique monétaire n’est pas le seul déterminant de la performance économique nationale, en particulier sous les conditions qui ont prévalu après 2008. (Sous ces conditions, la politique budgétaire aurait été un outil bien plus puissant que la politique monétaire, malheureusement les politiciens ne se sont pas accordé leurs violons pour modifier les impôts et dépenses de façon contracyclique et non pas procyclique.) Mais il y a des choses importantes que la Fed peut faire même lorsque les taux d’intérêt sont à leur borne inférieure zéro ou proches de celle-ci et la Fed les entreprit sous la présidence de Bernanke, puis celle de Yellen. Yellen a réussi à combiner une clarté dans la communication, auprès de divers publics, avec une flexibilité dans la mise en œuvre de la politique monétaire, en modifiant adéquatement cette dernière lorsque les données en temps réel montraient de subtils changements dans les conditions économiques. Il n’est pas facile de combiner ces deux compétences, comme la transparence peut conduire à adopter la pratique du forward guidance ou à s’engager vis-à-vis de règles que les événements futurs amènent à abandonner. En conséquence, Yellen et ses collègues à la Fed méritent une grande partie du crédit pour la longueur de l’actuelle expansion économique.

Le taux de chômage était de 9,9 % quand Yellen fut introduite au conseil de la Fed en 2010, de 6,7 % lorsqu’elle prit la présidence de ce conseil en 2014 et de 4,2 % désormais. Et pourtant l’inflation ne s’est pas sensiblement accélérée. Cette combinaison de faible chômage et de faible inflation est généralement considérée comme étant le Nirvana macroéconomique.

A entendre plusieurs commentateurs récemment, le fait que l’inflation ne soit pas revenue à 2 %, voire plus, constituerait un problème majeur. Mais je ne considère pas que ce soit le cas. La Fed a su maintenir l’économie américaine au plein emploi. (Et les populistes ont tort s’ils pensent que la faiblesse des taux d’intérêt est mauvaise pour la distribution des revenus.) La différence entre une inflation de 1,5 % et une inflation de 2 %, que certains considèrent comme énorme, me semble suffisamment faible pour être une aberration temporaire ou même une erreur de mesure.

Powell


Jay Powell, qui a été au conseil pendant cinq ans, se présente naturellement comme un candidat de compromis. D’un côté, il a soutenu la stratégie de Yellen, généralement perçue comme étant "dovish". D’un autre côté, il vient des marchés financiers et il est depuis toujours un Républicain. Ces traits devraient écarter toute opposition de la part des Républicains au Congrès, notamment de ceux qui votèrent contre le renouvellement du mandat de Ben Bernanke en janvier 2010, ce qui était d’ailleurs scandaleux au regard de ses qualifications professionnelles et intriguant au regard de son histoire (Bernanke est un natif de la Caroline du Sud qui présidé le Conseil Economique de George W. Bush).

Les thésards en économie tendent à connaître et aimer leurs semblables et à douter des qualifications des autres pour les postes en haut de la hiérarchie. En effet, les docteurs en économie dominent le personnel et la présidence à la Fed. Les docteurs parmi les présidents de district étaient peut-être relativement rares il y a 70 ans, mais ils sont désormais majoritaires, et ils sont de plus en plus apparus ces dernières décennies comme nécessaires pour la présidence. La tendance est également générale dans d’autres pays. Un banquier central sans doctorat d’économie aurait des difficultés à gérer un personnel technique qualifié qui maîtrise des modèles compliqués et le jargon de l’économie universitaire. Il va de soi que certains brillants universitaires ne possèdent pas les autres traits personnels nécessaires pour être gérer et diriger une équipe. Mais même si un doctorat n’est pas une condition suffisante pour la présidence de la Fed, est-ce une condition nécessaire ?

Je suis peut-être l’un des rares économistes universitaires qui a eu la chance de connaître Jay Powell depuis 1990. Permettez-moi ainsi d’offrir mon témoignage le concernant. Contrairement à beaucoup de personne au gouvernement, dans le secteur privé et même à l’université, Powell n’est pas du genre à "ne pas savoir ce qu’il ne sait pas". Il n’a pas de complexe à admettre qu’il puisse avoir des questions sur un sujet ou un autre. Par conséquent, Powell maîtrisait le côté analytique de ce qu’il devait savoir en tant que gouverneur à la Fed. De plus, il n’aurait pas de difficulté à travailler avec les thésards du personnel. S’il est choisi, ce sera l’une des meilleures nominations qu’aura faite Trump.

Powell est généralement considéré comme une autre colombe (dove), parce qu’en tant que gouverneur à la Fed, il a voté en faveur des politiques de faible taux d’intérêt de Yellen (bien qu’il ait aussi soutenu les récents mouvements vers une normalisation des taux d’intérêt).

Warsh


Plusieurs Républicains se sont montrés très critiques vis-à-vis des tentatives de la Fed visant à stimuler l’économie américaine lors de la récession de 2007-2009, en jugeant qu’une expansion sans précédent de la base monétaire (l’aspect le plus visible de l’assouplissement quantitatif) entraînerait une forte inflation. Souvenez-vous lorsque le gouverneur du Texas Rick Perry a menacé Ben Bernanke ("on lui fera la fête au Texas") pour sa relance monétaire en 2011, c’est-à-dire lorsque le chômage était toujours de 9 %. Ces avertissements se faisaient déjà entendre au cœur de la récession, lorsque l’excès de capacités dans l’économie amenait la plupart des économistes à conclure que l’inflation était alors la dernière chose dont il fallait alors s’inquiéter. Warsh a tenu de tels propos "hawkish" en 2010, quant le chômage était de 9,5 %. On peut se demander s’il comprend comment l’économie fonctionne.

Taylor


On ne peut pas dire que John Taylor ne comprenne pas le fonctionnement de l’économie. Parmi les économistes monétaristes, c’est le cinquième le plus cité. (C’est en comptant le nombre de citations que les universitaires aiment mesurer leur réputation. Ben Bernanke est, selon cet indicateur, au premier rang des économistes monétaires.) Il est très connu pour sa règle de Taylor, un guide pour fixer les taux d’intérêt en réponse à l’inflation et à la croissance observées. Mais même avant qu’il établisse cette règle, il a apporté d’importantes contributions à la macroéconomie, notamment la théorie des contrats imbriqués qui aident à réconcilier la théorie des anticipations rationnelles et la réalité des prix visqueux.

Comme Warsh, Taylor trouve que la politique monétaire est trop souple, ce qui explique peut-être pourquoi le Wall Street Journal les a tous deux encensés. Cette critique de la Fed est davantage justifiée dans le cas du laxisme d’Alan Greenspan lors du gonflement de la bulle immobilier, dans les années qui précédèrent la crise du crédit immobilier de 2007. Mais jusqu’à 2005, Taylor était secrétaire adjoint du Trésor pour les Affaires internationales. On peut alors se demander pourquoi il n’a alors pas indiqué aux gouverneurs (en privé) qu’il jugeait la politique monétaire excessivement expansionniste en 2003 et 2004.

Cohn


Gary Cohn, actuellement directeur du Conseil Economique National de Trump ne s’y connait pas en économie monétaire, que ce soit en termes de formation technique ou d’expérience en tant que praticien. On ne connait pas ses idées sur la politique monétaire. Sur la réglementation financière, il s’est montré Trumpien en déclarant que le gouvernement a été trop dur avec les banques suite à la crise financière.

Les faucons (hawks) et les colombes (doves)


Depuis qu’Obama a accédé à la présidence en 2009, la plupart des leaders républicains se sont plaints d’une politique monétaire qu’ils jugent trop accommodante (notamment Trump, lorsqu’il faisait compagne pour la présidence, avant qu’il n’accède à la présidence en janvier et se décrive soudain finalement comme un "homme de faibles taux", alors même que l’économie atteignait le plein emploi). Les Républicains du Congrès voulaient l’adoption des règles de Taylor par la Fed. Plusieurs d’entre eux pensent toujours la même chose et c’est d’ailleurs pour cela qu’ils appellent Trump à nommer John Taylor.

L’Histoire montre que les Républicains appellent à un assouplissement de la politique monétaire lorsqu’ils ont la présidence, même des "vrais conservateurs" comme Nixon et Reagan. On peut s’attendre à ce qu’à un moment ou un autre dans le futur, peut-être à la veille des prochaines élections présidentielles, la situation des marchés financiers et de l’économie se détériora et que le Président en rendra responsable la Fed. Il dira alors, non pas que la politique monétaire est trop souple, mais qu’elle est au contraire trop restrictive.

Mais les bons banquiers centraux prennent leurs décisions de façon à choisir ce qui semble le mieux pour l’économie en se basant sur des données changeantes, pas sur ce qui convient le mieux aux besoins politiques changeants du parti au pouvoir. Les gouvernements en place ont démontré leur capacité à le faire. (…) »

Jeffrey Frankel, « The choice of candidates for next Fed chair », in Econbrowser (blog), 29 octobre 2017. Traduit par Martin Anota

jeudi 26 octobre 2017

Fed : John Taylor est-il vraiment un faucon ?

« Deux articles publiés dans la revue Bloomberg il y a une semaine se penchent sur John Taylor, l’un des grands favoris pour diriger la Réserve fédérale. Mais si le premier le qualifie de faucon (hawk), le second le qualifie de colombe (dove).

Le premier article, écrit par Garfield Clinton Reynolds, note que : "le dollar s’est apprécié et le taux sur les obligations du Trésor a chuté lundi après que Bloomberg News ait indiqué que le Président Donald Trump s’est dit impressionné par Taylor lors d’un récent entretien à la Maison blanche". Beaucoup semblent penser que cet économiste de 70 ans relèverait davantage les taux d’intérêt que ne le ferait l’actuelle présidente de la Fed, Janet Yellen, si elle restait en place. C’est notamment parce qu’il est l’architecte de la règle de Taylor, une règle largement utilisée par les responsables de la politique économique comme guide pour fixer les taux depuis qu’il l’a développée au début des années quatre-vingt-dix.

Mais le second article, rédigé par Rich Miller, affirme que "le fait que Taylor croit en l’économie de l’offre fait de lui davantage une colombe que Yellen". Miller s’explique : "alors que Taylor croit l’administration Trump peut substantiellement stimuler la croissance économique sans générer d’inflation via la déréglementation et des mesures fiscales, Yellen est plus prudente sur leurs effets. Cela suggère que le Républicain Taylor serait moins susceptible d’accroître les taux d’inflation en réponse à une accélération de l’activité qui résulterait de la mise en œuvre de ces mesures de politique économique".

Qu’est-ce qui fait d’une personne un faucon ? Le fait qu’elle favorise une politique basée sur des règles ne suffit pas. Un banquier central peut utiliser une variante de la règle de Taylor qui implique une très faible réaction à l’inflation ou qui permette une inflation très élevée en moyenne. Le fait qu’une personne croit ou non en l’efficacité des politiques d’offre ne fait pas d’elle un faucon ou une colombe. Rappelons la règle de Taylor qu’avançait Taylor dans son article de 1993 :

r = p + .5y + .5(p – 2) + 2,

où r est le taux des fonds fédéraux, y est l’écart en pourcentage du PIB réel par rapport à une cible et p est l’inflation au cours des 4 trimestres précédents. Taylor note (p. 202) que l’inflation retardée est utilisée comme indicateur pour l’inflation anticipée et y=100(Y-Y°)/Y° où Y est le PIB réel et Y° est le PIB tendanciel (un indicateur pour le PIB potentiel).

Les coefficients de 0,5 associés aux termes y et (p-2) reflètent la façon par laquelle Taylor a estimé que la Fed se comportait approximativement, mais en général une règle de Taylor peut avoir des coefficients différents en fonction des préférences de la banque centrale. Cette dernière peut aussi avoir une cible d’inflation qui ne soit pas égale à 2 % et remplacer le terme (p-2) par (p-p°). Le fait de s’engager réellement à suivre une règle de Taylor ne vous dit pas quel taux d’inflation à l’état régulier, ni quelle volatilité accepterait un banquier central. Par exemple, une banque centrale peut suivre une règle avec p°=5 et un coefficient relativement large sur y et un petit coefficient sur (p-5), ce qui permet une inflation à la fois forte et volatile.

Qu’est-ce que les croyances « du côté de l’offre » impliquent-elles ? Eh bien, Miller pense que Taylor croit que les mesures de Trump en matière de fiscalité et de déréglementation vont accroître le PIB potentiel ou Y°. Pour une valeur donnée de Y, une estimation révisée à la hausse de Y° implique une révision à la baisse de l’estimation de y, ce qui implique un r plus faible. Donc, oui, à très court terme, nous pouvons voir un plus faible r de la part d’un banquier central qui "croit" en l’économie de l’offre que ceux qui n’y croient pas, toute chose égale par ailleurs.

Mais que se passe-t-il si Y° ne s’accroît pas autant qu’un banquier central partisan de l’offre ne le pense ? Alors, le moindre r va se traduire par un p plus élevé (mais aussi un Y plus élevé), si bien que la banque centrale va réagir en accroissant r. Aussi longtemps que la banque suit le principe de Taylor (donc que la somme des coefficients de p et p-p° dans la règle soit supérieur à l’unité), alors l’inflation d’équilibre à long terme sera p°.

Les paramètres de la règle de Taylor reflètent les préférences de la banque centrale. Les variables du côté droit, comme Y°, sont l’objet d’une mesure ou d’une prévision. Cela reflète les compétences d’une banque centrale en matière de mesure et de prévision, des compétences qui dépendent de facteurs allant de la puissance des économistes de son personnel (…) à la volatilité et à l’imprévisibilité des autres conditions et politiques économiques.

Ni Taylor, ni Yellen ne semblent vouloir désirer changer la cible d’inflation pour autre chose que qu’une inflation de 2 % (et même s’ils le voulaient, ils ne pourraient pas prendre unilatéralement cette décision). Ils ne présentent par contre peut-être pas les mêmes préférences lorsqu’il s’agit de décider de stabiliser l’inflation relativement à la production et je pense que, à cet égard, Taylor est davantage faucon que Yellen.

Les tentatives de Yellen visant à chercher des mesures alternatives de conditions sur le marché du travail par le passé concernent aussi Y°. Dans certaines versions de la règle de Taylor, ce sont des mesures de chômage à la place des mesures de la production (l’idée est qu’ils varient en général de concert). La volonté de considérer de multiples mesures de l’emploi ou de la production se ramène finalement à une tentative visant à obtenir une meilleure mesure de la distance que l’économie accuse vis-à-vis de son "potentiel". Cela ne rend pas en soi une personne plus ou moins "hawkish".

Entre parenthèses, toute cette discussion présume que la politique monétaire elle-même (et, plus généralement, les déplacements de la demande globale) ne modifient pas Y°. Or la prise en compte des effets d’hystérèse amènent à rejeter cette hypothèse. »

Carola Binder, « Is Taylor a hawk or not? », in Quantitative Ease (blog), 24 octobre 2017. Traduit par Martin Anota



aller plus loin... lire « La règle de Taylor doit-elle être une référence pour la politique monétaire ? »

jeudi 20 octobre 2016

La recherche en macroéconomie depuis la crise



« Des événements économiques extrêmes ont souvent remis en question les idées que les économistes ont du fonctionnement de l’économie et mis en évidence les limites de leur savoir collectif. Pour donner deux exemples bien connus, la Grande Dépression des années trente et la stagflation des années soixante-dix ont amené les économistes à reconsidérer la façon par laquelle ils pensaient les phénomènes économiques. Plus récemment, la crise financière et la fragile reprise qui l’a suivie ont pu constituer un point tournant similaire. Aujourd’hui, j’aimerais considérer certains sujets sur lesquels les événements de ces dernières années ont révélé les limites de la compréhension que les économistes peuvent avoir de l’économie et préciser quelles sont les questions fondamentales auxquelles la profession doit apporter une réponse. Certaines de ces questions ne sont pas nouvelles, mais avec les récents événements il est encore plus pressant d’y répondre. (…)

L’influence de la demande globale sur l’offre globale


La première question que j’aimerais poser concerne la distinction entre l’offre globale et la demande globale : Y a-t-il des circonstances dans lesquelles les variations de la demande globale sont susceptibles d’avoir un effet significatif et durable sur l’offre globale ?

Avant la Grande Récession, la plupart des économistes auraient probablement répondu à cette question par un "non". Ils auraient largement été d’accord avec l’idée de Robert Solow (1997) selon laquelle la production économique à long terme est principalement tirée par l’offre, c’est-à-dire le montant de production de biens et services que l’économie est capable de produire, étant données ses ressources en travail et capital et les technologies existantes. La demande globale, à l’inverse, était vue comme expliquant les fluctuations de court terme autour d’une tendance de long terme déterminée par l’offre et principalement exogène. Cette conclusion mérite d’être reconsidérée, puisque le niveau de l’activité économique a échoué à retourner à sa tendance d’avant-crise dans la plupart des pays développés. Cette expérience d’après-crise suggère que les fluctuations de la demande globale peuvent avoir un effet significatif et durable sur l’offre globale, c’est-à-dire sur la production potentielle. Ou, comme Larry Summers (2014) a pu le demander en inversant la loi de Say, ne serait-il pas possible qu’une insuffisance de la demande entraîne une insuffisance de l’offre ?

L’idée selon laquelle les chutes durables de la demande globale peuvent affecter négativement l’offre globale (un effet que l’on appelle communément "effet d’hystérèse") n’est pas nouvelle ; par exemple, une telle éventualité était discutée au milieu des années quatre-vingt, au regard de la performance des marchés du travail européens. Olivier Blanchard et Larry Summers (1986) se demandaient notamment à l’époque si le taux de chômage d’équilibre à long terme (ou taux de chômage "naturel") ne s’était pas accru de façon permanente dans les économies européens en raison de la persistance du chômage à un niveau élevé.

Mais l’intérêt pour ce sujet s’est récemment accentué à la lumière du ralentissement persistant de la croissance économique que l’on a vu dans la plupart des pays développés depuis la crise. Diverses études ont récemment avancé des preuves empiriques transnationales suggérant que les récessions sévères et durables ont effectivement présenté certains de ces effets de long terme au cours de long terme, même pour les ralentissements qui semblent essentiellement, voire totalement, été provoqués par un choc de demande. Il y a notamment celle de Greg Howard, Robert Martin et Beth Anne Wilson (2011), celle de Robert Martin, Teyanna Munyan et Beth Anne Wilson (2015) ou encore celle d’Olivier Blanchard, Eugenio Cerutti et Lawrence Summers (2015). Au regard de l’expérience des Etats-Unis, une étude estime que le niveau de production potentielle est désormais inférieure de 7 % au niveau qu’il aurait atteint s’il avait continué de suivre la trajectoire d’avant-crise et elle affirme que l’essentiel de ces dommages du côté de l’offre est attribuable à diverses dynamiques associées à une sévère récession et à une lente reprise. En particulier, l’étude constate que dans le sillage de la crise, les Etats-Unis ont connu une réduction modeste de l’offre de travail en conséquence de la réduction de l’immigration et une chute du taux d’activités au-delà de ce qui peut être expliqué par la conjoncture et les facteurs démographiques, aussi bien qu’un ralentissement marqué du taux de croissance tendanciel de la productivité du travail. Le dernier reflète probablement un rythme inhabituellement lent d’accumulation de capital physique depuis la crise et, plus conjoncturellement, le brutal déclin des dépenses en recherche-développement et une lenteur dans la création de nouvelles entreprises ces dernières années.

Si nous supposons que les effets d’hystérèse sont à l’œuvre après les fortes récessions, la question que l’on est naturellement amené à se poser est s’il est alors possible de renverser ces effets négatifs du côté de l’offre en laissant temporairement place à une "économie à haute pression" (high-pressure economy), avec une demande globale robuste et un marché du travail en tensions. On peut certainement identifier des canaux par lesquels cela pourrait être possible. Un accroissement des ventes d’entreprises élèverait presque certainement la capacité productive de l’économie en encourageant des dépenses supplémentaires en capital, en particulier s’il y a une moindre incertitude vis-à-vis de l’avenir. En outre, un marché du travail en tensions peut inciter de potentiels travailleurs à entrer dans la vie active et encourager les transitions d’un emploi à l’autre qui améliorent l’appariement entre les salariés et les emplois, donc stimulent la productivité. Finalement, une forte demande peut éventuellement générer de significatifs gains de productivité en accroissant les niveaux plus élevés de dépenses en recherche-développement et stimulant la création d’entreprises innovantes.

Les effets d’hystérèse (et la possibilité qu’ils puissent être inversés) peuvent avoir d’importantes implications pour la conduite des politiques monétaires et budgétaire. Par exemple, en raison des effets hystérèse, les responsables politiques doivent agir rapidement et agressivement en réponse à une récession, parce que cela contribuerait à réduire la sévérité et la durée de la récession, ce qui limiterait alors les dommages qui sont alors susceptibles de déprimer l’offre. En outre, si une bonne conjoncture peut contribuer à inverser les dommages du côté de l’offre une fois qu’ils sont apparus, alors les responsables des politiques économiques peuvent chercher à être plus accommodants durant les reprises qu’ils ne l’auraient à le faire si l’offre était indépendante de la demande.

Davantage de recherches sont cependant nécessaires pour mieux comprendre l’influence des fluctuations de la demande globale sur l’offre globale. Du point de vue de la politique économique, nous avons bien sûr à garder en tête l’idée qu’une politique monétaire accommodante, si elle est maintenue trop longtemps, peut avoir des coûts supérieurs aux bénéfices, notamment en accroissant le risque d’instabilité financière ou en remettant en cause la stabilité des prix. Plus généralement, les bénéfices et coûts potentiels de la poursuite d’une telle stratégie restent difficiles à quantifier, et d’autres politiques économiques peuvent être plus adaptées pour répondre aux problèmes du côté de l’offre de l’économie.

L’hétérogénéité


J’aimerais à présent demander si les différences individuelles au sein de larges groupes d’agents économiques peuvent influencer les dynamiques économiques au niveau agrégé et ainsi quels effets une telle hétérogénéité peut avoir sur la demande globale.

La plupart des macroéconomistes travaillent avec des modèles où des groupes d’agents individus, tels que les ménages ou les entreprises, sont traités comme un simple agent "représentatif" dont le comportement est censé représenté celui du groupe dans son ensemble. Par exemple, plutôt que de modéliser explicitement l’action de nombreux ménages différents, un modèle macroéconomique peut en fait supposer que le comportement d’un simple ménage « moyen » peut décrire le comportement agrégé de tous les ménages.

Avant la crise financière, les modèles à agent représentatif étaient le paradigme dominant pour analyser plusieurs questions macroéconomiques. Cependant, une approche désagrégée semble nécessaire pour comprendre certains aspects clés de la Grande Récession. Pour donner un exemple, considérons les effets d’une baisse des prix de l’immobilier sur la consommation. Même si les ménages réduisent typiquement leurs dépenses en réponse à une chute de la valeur de leur patrimoine, la plupart des ménages dont la valeur du patrimoine immobilier était devenue négative en raison de la chute des prix ont pu réduire leurs dépenses encore plus fortement en raison d’un moindre accès à l’emprunt. Une telle dynamique modifie la relation entre le patrimoine immobilier (qui était resté significativement positif au niveau agrégé) et les dépenses de consommation pour l’économie dans son ensemble. Une telle modification d’une relation agrégée serait difficile à prédire ou comprendre sans utiliser des données et modèles désagrégés.

Plus généralement, étudier les effets de l’hétérogénéité des ménages et des entreprises peut nous aider à mieux comprendre la sévérité de la récession et la faiblesse de la subséquente reprise. Au niveau des ménages, les récentes études constatent que l’hétérogénéité peut amplifier les effets des chocs négatifs, un résultat qui s’explique largement par les ménages qui ont une faible valeur nette et qui ont brutalement accru leur épargne lors d’une récession. Au niveau des entreprises, certaines preuves empiriques suggèrent que les contraintes financières ont eu un effet négatif particulièrement large sur l’emploi dans les petites entreprises et les nouvelles entreprises, des facteurs qui peuvent contribuer à expliquer la sévérité de la Grande Récession et la faiblesse de la subséquente reprise. Plus généralement, si les plus grandes entreprises qui cherchent à se développer ont un meilleur accès au crédit que les plus petites entreprises, la croissance globale de l’investissement et de l’emploi peut dépendre en partie de la répartition des ventes entre différents types d’entreprises. Pour modéliser l’une de ces dynamiques, il faut nécessairement utiliser un modèle à agents hétérogènes. (…)

Les relations entre la finance et l’économie réelle


Ma troisième question est (…) : comment le secteur financier interagit-il avec le reste de l’économie ? A la lumière de la bulle immobilière et des événements subséquents, les responsables de la politique économique ont clairement besoin de mieux comprendre quels genres de développements contribuent à une crise financière. Quelle est la relation entre, d’une part, l’accumulation excessive de dette et, d’autre part, la valeur de l’immobilier et d’autres types de collatéraux ? Quels facteurs freinent ou accélèrent le processus de désendettement qui s’ensuit ? Est-ce que la récession qui résulte d’une crise financière dépend des particularités de la crise, notamment des dommages apportés aux bilans des ménages ? Comment la nature et le degré des interconnexions entre entreprises financières affectent la propagation et l’amplification des turbulences que connaissent le système financier et l’ensemble de l’économie ? Enfin et surtout, qu’est-ce que la politique monétaire et la supervision financière peuvent faire pour réduire la fréquence et la sévérité des crises futures ? (…)

La dynamique de l’inflation


Ma quatrième question touche le cœur de la politique monétaire : Qu’est-ce qui détermine l’inflation ?

Selon moi, le cadre standard pour réfléchir aux dynamiques de l’inflation utilisé par les économistes, notamment au sein des banques centrales, avant la crise financière reste conceptuellement utile aujourd’hui. Voici une description simplifiée de ce cadre : l’inflation se caractérise par une tendance sous-jacente qui a été assez constante depuis le milieu des années quatre-vingt-dix ; précédemment, cette tendance semblait baisser au cours du temps, influencée par l’inflation passée et d’autres conditions économiques. La théorie et les données empiriques suggèrent que cette tendance est fortement influencée par les anticipations d’inflation qui, à leur tour, dépendent de la politique monétaire. En particulier, la remarquable stabilité de diverses mesures d’inflation anticipée au cours des dernières années représente a priori les fruits des efforts soutenus de la Fed depuis le début des années quatre-vingt-dix pour ramener, puis stabiliser l’inflation à un faible niveau. L’ancrage des anticipations d’inflation qui a résulté de cette politique n’empêche pas cependant l’inflation de fluctuer d’année en année en réponse à l’influence temporaire des variations des prix de l’énergie et à d’autres perturbations. En outre, l’inflation va avoir tendance à aller au-dessus ou en-dessous de sa tendance sous-jacente selon que l’utilisation des ressources (qui servent d’indicateur des coûts marginaux des entreprises) est durablement forte ou faible.

Même si ce cadre général pour réfléchir au processus d’inflation reste utile, ses aspects quantitatifs ont été remis en question lors de la Grande Récessions et la lente reprise qui la suivit. Par exemple, l’influence des conditions du marché du travail sur l’inflation au cours des dernières années semble être plus faible qu’on ne le pensait communément avant la crise financière. Certes l’inflation a chuté durant la récession, mais le déclin a été assez modeste au regard de la forte hausse du chômage ; de même, les salaires et les prix ont augmenté peu lors de la reprise. On ne sait pas encore si cette réduction de la sensibilité s’explique par la récession ou si elle date au contraire d’avant-crise et n’a été révélée que sous des conditions extrêmes. La cause sous-jacente à ce changement reste inconnue. Est-ce que la moindre sensibilité reflète des changements structurels, tels que la mondialisation ou bien un plus grand rôle pour le capital intangible dans la production qui ont réduit l’importance des fluctuations conjoncturelles de l’activité domestique pour les coûts marginaux et le pouvoir de marché des entreprises ? Ou est-ce que cela reflète la réticence bien connue (ou bien la moindre capacité) des entreprises à réduire les salaires nominaux de leurs salariés (…) ? (…)

Surtout, nous devons en savoir plus à propos de la façon par laquelle les anticipations d’inflation sont formées et comment la politique monétaire les influence. Finalement, l’inflation effective et l’inflation anticipée sont liées à la cible d’inflation de la banque centrale, qu’importe que la cible soit explicite ou non. Mais comment ce processus d’ancrage s’opère-t-il ? Est-ce qu’une banque centrale doit garder l’inflation effective proche de la cible pendant plusieurs années avant que les anticipations d’inflation soient complètement conformes ? Ou bien, est-ce que les autorités peuvent influencer matériellement les anticipations d’inflation directement et rapidement en simplement annonçant leurs intentions de poursuivre un objectif d’inflation particulier à l’avenir ? Ou est-ce que la vérité se tient entre ces deux extrêmes, un changement dans les anticipations nécessitant des communications claires à propos de l’objectif d’inflation des autorités, des actions politiques concrètes pour démontrer leur engagement à atteindre cet objectif et au moins un certain succès à pousser l’inflation effective vers le niveau désiré de façon à démontrer la faisabilité de la stratégie ? Bien que l’expérience historique suggère qu’un changement des anticipations d’inflation du public serait ni rapide, ni facile, il n’est pas clair laquelle de ces possibilités est correcte.

Avec des taux d’intérêt nominaux de court terme à la borne inférieure effective ou proches de celle-ci dans plusieurs pays, la question de savoir comment les anticipations sont formées a pris plus d’importance. Sous de telles circonstances, plusieurs banques centrales ont cherché des moyens supplémentaires pour stimuler leur économie, notamment l’adoption de politiques qui visent directement à influencer les anticipations des futurs taux d’intérêt et de l’inflation. (…) En outre, ces nouvelles stratégies peuvent à nouveau être nécessaires à l’avenir, étant donnée que l’économie mondiale est susceptible de continuer de connaître des taux d’intérêt historiquement faibles, si bien qu’il est peu probable qu’une baisse les taux d’intérêt de court terme soit une réponse adéquate à toute nouvelle récession.

Les liens internationaux


Avant de clore, mentionnons un dernier domaine où davantage d’études sont nécessaires : les effets des changements de politique monétaire aux Etats-Unis sur les conditions économiques et financières en vigueur dans le reste du monde et les canaux à travers lesquels ces effets étrangers peuvent rétroagir pour influencer l’économie américaine. Bien sûr, les effets de débordement de la politique monétaire sur le reste du monde ont fait l’objet d’un réel débat entre économistes depuis la Grande Dépression et de nombreuses analyses formelles datent des années soixante. Mais cette question a reçu un plus grand intérêt avec l’adoption de politiques monétaires non conventionnelles après la Grande Récession et, encore plus récemment, la divergence des politiques monétaires parmi les principales banques centrales des pays développés.

Plus largement, les mesures de politique monétaire dans un pays se répercutent aux autres économies à travers trois principaux canaux : les variations des taux de change ; les fluctuations de la demande domestique, qui altèrent les importations de l’économie ; et les changements dans les conditions financières domestiques (notamment les taux d’intérêt et les prix d’actif) qui affectent les conditions financières à l’étranger via des canaux comme celui du rééquilibrage des portefeuilles. Les études réalisées par les économistes de la Fed suggèrent que les effets de débordement de la politique monétaire américaine sur les autres économies sont positifs : les politiques visant à stimuler l’économie américaine stimulent également l’activité étrangère, dans la mesure où les effets négatifs de la dépréciation du dollar sont compensés par les effets positifs associés à l’accroissement des importations américaines et à l’assouplissement des conditions financières à l’étranger. Cependant, cette question est loin d’être pleinement éclairée, comme bien d’autres questions connexes, notamment les suivantes : Est-ce que les actions de la politique monétaire adoptées par la Fed affectent différemment les pays développés et les pays en développement ? Est-ce que les politiques monétaires non conventionnelles se répercutent différemment sur les autres pays ? Et dans quelle mesure les taux d’intérêt et les conditions financières en vigueur aux Etats-Unis sont influencés par les mesures accommodantes adoptées par les banques centrales étrangères ? (…) »

Janet Yellen, « Macroeconomic research after the crisis », discours prononcé à la 60ème conférence annuelle de la Banque de réserve fédérale de Boston, le 14 octobre 2016. Traduit par Martin Anota