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Tag - Karl Marx

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mercredi 29 juin 2022

Un bref essai sur les différences entre Marx et Keynes

« Ce bref texte a été stimulé par ma récente lecture de la traduction française de l’Essai sur l’économie de Marx que Joan Robinson a écrit en 1942, ainsi que de divers autres textes que Robinson a pu écrire à propos de Marx, de Marshall et de Keynes. (La traduction et la préface sont d’Ulysse Lojkine.) Sa rédaction a aussi été stimulée par la très bonne présentation de la vie de Joan Robinson et de l’Essai que vient juste de publier Carolina Alvers dans The Journal of Economic Perspectives.

(...) J’ai toujours eu de bonnes connaissances de Marx, mais puisque j’ai fini il y a tout juste deux mois un long chapitre sur les idées de Marx concernant la distribution du revenu (pour mon prochain livre) qui évoque ses réflexions sur le salaire réel, l’augmentation de la composition organique du capital, la baisse tendancielle du taux de profit, etc., j’ai tout cela bien en tête.

C’est un peu moins le cas pour Keynes. Mais j’ai eu, il y a très longtemps, une personne exceptionnelle pour me faire découvrir la Théorie générale. Abba Lerner, l’un des premiers disciples de Keynes, m’a donné des cours particuliers. Après avoir lu un chapitre de la Théorie générale, je devais le résumer, le discuter, puis envoyer mon texte à Abba qui, la semaine suivante, m'en envoyait la correction. J’admirais Keynes pour son génie. Je me souviens toujours (…) de son chapitre sur le "taux d’intérêt propre" (…) que Lerner m’a fait lire et relire. Mais je n’ai pas du tout suivi les développements de la macroéconomie keynésienne et je ne m’intéresse généralement pas à la macroéconomie. Donc, ici, je parlerai de ce que je pense de Keynes, pas des Keynésiens.

Avec l’Essai, l’objectif de Joan Robinson était d’amorcer un "rapprochement" entre l’économie de Marx et celle de Keynes, en montrant les similarités entre la vision qu’avait Marx des relations capitalistes de production, des relations se traduisant par un manque de demande effective, et les thèmes de la Théorie générale. Voici l’une des citations de Marx : "la cause ultime pour toutes les crises réelles est la conjonction entre, d’une part, la pauvreté des masses et les restrictions dans leur consommation et, d’autre part, la tendance de la production capitaliste à chercher à accroître les forces productives, comme si la capacité absolue de consommation de la société leur fixait une limite" (Le Capital, livre 3, chapitre XXX). (…) Ou, comme l’écrit Marx (je paraphrase), pour chaque capitaliste pris individuellement, ses travailleurs sont ses "ennemis" (il veut les payer moins), mais les travailleurs des autres capitalistes sont ses "amis", dans la mesure où ils peuvent être ses consommateurs. Quand tous les capitalistes cherchent à réduire la rémunération des travailleurs et y parviennent, c’est une crise économique qui en résulte.

L’autre explication des crises économiques chez Marx est la croissance déséquilibrée des secteurs qui produisent les biens de consommation et ceux qui produisent les biens d’investissement, mais l’hypothèse a moins d’importance pour les keynésiens. Robinson a aussi fourni un très bon résumé des autres idées de Marx, notamment de sa théorie de la valeur-travail, du problème de la transformation, de la baisse tendancielle du taux de profit, etc., mais elle se focalise, comme je l’ai indiqué, sur l’origine des crises et la demande effective.

Quand nous mettons en regard Marx, Marshall et Keynes, Robinson affirme que nous devrions essayer de séparer dans l’étude de chacun les propositions "scientifiques" à propos du fonctionnement de l’économie des moteurs "idéologiques" : chez Marx, la conviction que le capitalisme est un mode de production historique (et donc transitoire) ; chez Marshall, l’hypothèse du capitalisme comme la façon "naturelle" d’organiser la production ; et chez Keynes, un désir d’améliorer le capitalisme ou de le sauver de l’autodestruction.

A mes yeux, il semble que la différence entre Marx et Keynes n’est pas tant une différence idéologique (bien que je ne dénierais pas que la différence idéologique soit réelle) qu’une différence dans l’horizon temporel qu’ils utilisent dans leurs analyses. (Je pense que Schumpeter avait quelque chose de similaire en tête, donc ce n’est peut-être pas une idée très originale.)

Pour Marx, l’horizon temporel est toujours le long terme, même quand il évoque les crises. Les crises sont des manifestations à court terme des problèmes (inhérents) de long terme auxquels la production capitaliste fait face et il n’est donc pas surprenant que des auteurs marxistes comme Grossman, Boukharine et Mandel auraient (…) vu l’imbrication entre la baisse tendancielle du taux de profit à long terme et l’instabilité à court terme comme condamnant le capitalisme. (Il n’est pas non plus surprenant que Robinson rejette la baisse tendancielle du taux de profit, mais soutienne l’explication des crises.) Tout chez Marx, comme Joan Robinson l’a bien vu, est historique. Le lecteur est toujours projeté vers l’avenir, dans une réflexion à propos des forces fondamentales qui meuvent le capitalisme.

Chez Keynes, la situation est différente, presque inverse. L’édifice entier de Keynes (pas nécessairement keynésien) est le court terme : l’objectif est de stabiliser l’économie et de retourner à la situation de plein emploi ou proche du plein emploi. Keynes n’est pas particulièrement concerné par le long terme du capitalisme. Implicitement, je pense, il croyait que le capitalisme pourrait rester en place aussi longtemps qu’il est "réparé" de façon à produire au plein emploi des ressources. "Réparer", cela peut impliquer un investissement orienté par le gouvernement ou l’euthanasie du rentier, mais Keynes n’était pas un puriste : il aurait pris n’importe quel outil, même un outil socialiste, pour corriger les dysfonctionnements.

Illustrons la différence entre le long terme de Marx et le court terme de Keynes avec deux concepts où les auteurs semblent parler de la même chose : "les esprits animaux" et "l’armée industrielle de réserve". L’idée d’"esprits animaux" a été introduite par Keynes pour expliquer les décisions des capitalistes en matière d’investissement : la plupart du temps, les capitalistes ne sont pas mus par un calcul exact entre gain espéré et perte attendue, mais agissent selon leurs pulsions (les "esprits animaux") et si, pour une quelconque raison, ces pulsions changent, l’économie peut connaître de soudaines variations de la demande. Joan Robinson explique comment cette incitation à investir largement irrationnelle (dans le sens strict du terme) est similaire à l’idée de Marx selon laquelle les capitalistes cherchent toujours non seulement à atteindre le profit maximal, mais aussi à le réinvestir. Pour Marx, ils ne deviennent capitalistes que lorsqu’ils ne consomment pas le profit, mais le réinvestissent. L’accumulation est (pour utiliser un autre passage célèbre) "Moïse et tous les prophètes". Dans les deux cas, nous voyons que les incitations à investir sont données de l’extérieur de l’économie proprement dite : via des élans soudains d’optimisme ou de pessimisme ou par ce que nous pouvons appeler "l’esprit capitaliste". Mais dans le cas de Keynes, le concept est mobilisé pour expliquer les fluctuations de court terme ; chez Marx, c’est la caractéristique définitionnelle de la classe dans son ensemble et donc du long terme.

Prenons maintenant l’exemple de l’"armée industrielle de réserve" qui croît et se contracte au gré des fluctuations de l’activité économique. Cette notion est très similaire à l’idée de chômage conjoncturel qui joue un si grand rôle chez Keynes (elle est derrière toute sa Théorie générale). Mais l’"armée de réserve" de Marx est une caractéristique constante, donc de long terme, du capitalisme. Les capitalistes en ont besoin pour discipliner le travail et si, au cours de certaines périodes, l’armée de réserve rétrécit, réduisant le pouvoir relatif de la classe capitaliste, des forces la ramenant à la vie se mettent en œuvre : les investissements économisant le travail. L’armée de réserve peut ne jamais disparaître chez Marx. Chez Keynes, par contre, le chômage cyclique doit idéalement être ramené à zéro. C’est quelque chose que le capitalisme, lorsqu’il est judicieusement géré, peut éliminer. A nouveau, les horizons sont différents : pour Marx, c’est un aspect structurel de long terme ; pour Keynes, il résulte du jeu entre les variables économiques.

Marx a été le premier à étudier les caractéristiques historiques fondamentales du capitalisme ; Keynes, le dernier caméraliste. Marx était un historien qui croyait que l’économie façonnait l’Histoire ; Keynes, le plus brillant conseiller du pouvoir. Avec Le Capital, nous avons une Bible du capitalisme ; Avec la Théorie générale, nous avons Le Prince pour la gestion économique du capitalisme. »

Branko Milanovic, « A short essay on the differences between Marx and Keynes », in globalinequality (blog), 29 juin 2022. Traduit par Martin Anota

dimanche 20 février 2022

Ce que Marx pensait des inégalités de revenu dans le système capitaliste

« Ceux qui ont lu Marx savent que Marx était assez indifférent à la question des inégalités dans le cadre du capitalisme. Pour ceux qui ne l’ont pas lu, mais qui connaissent les conceptions de gauche de la social-démocratie et supposent que les idées de Marx doivent être assez similaires à celle-ci (mais simplement plus radicales), ce n’est pas quelque chose de clair, tout comme les idées sous-jacentes à une telle attitude.

En plusieurs occurrences, Marx traite des inégalités telles que nous les concevons actuellement (à savoir les inégalités de revenu ou de patrimoine entre les individus) comme relativement sans conséquence.

La première idée a à voir avec la contradiction principale (et non celle dérivée) dans le capitalisme : celle entre les propriétaires du capital et ceux qui n’ont rien d’autre que leur force de travail. Comme chez Ricardo, la classe détermine chez Marx la position de chacun dans la répartition des revenus. La classe est donc antérieure à la répartition des revenus. C’est l’abolition des classes qui importe. Selon Engels (qui avait certainement sur cette question la même opinion que Marx), "l'expression 'destruction de toute inégalité sociale et politique’" (comme elle était formulée dans le programme social-démocrate qu’il critiquait) "plutôt que ‘l’abolition de toutes les différences de classes’ est (…) très suspecte. D'un pays à l'autre, d'une province à l'autre, voire d'un endroit à l'autre, il y aura toujours une certaine inégalité dans les conditions d'existence, une inégalité que l'on pourra bien réduire au minimum, mais jamais éliminer complètement" (Lettre à August Babel). Donc, "réclamer… une rémunération plus égale sur la base du système salarial, c’est comme réclamer la liberté sur la base de l’esclavage" (Marx, Salaire, Prix et Profit).

Une fois les classes abolies, les "institutions de fond" sont justes et il est enfin possible de parler sérieusement de ce qu’est une répartition juste. Marx a écrit relativement tard dans sa vie à propos de ce sujet, dans la Critique du programme de Gotha en 1875. Il y introduisit la fameuse distinction entre la répartition du revenu sous le socialisme ("à chacun selon son travail") et sous le communisme ("à chacun selon ses besoins").

Sous le socialisme, comme l’écrit Marx, l’égalité de traitement présuppose une inégalité originelle parce que les gens de conceptions physiques ou mentales inégales vont être inégalement récompensés : "Ce droit égal est un droit inégal pour un travail inégal".

Sous le communisme, cependant, dans une Utopie d’abondance, l’égalité réelle peut impliquer dans les faits une inégalité de consommation, comme certaines personnes dont les "besoins" sont plus importants décident de consommer plus que les autres, ceux dont les "besoins" sont moindres. Si dans une hypothétique société communiste nous observons un coefficient de Gini de 0,4 comme dans les Etats-Unis d’aujourd’hui, cela ne nous dira rien à propos des inégalités dans ces sociétés et certainement pas qu'elles présentent le même niveau d’inégalité. Dans l’une des deux (la société communiste), c’est une inégalité volontaire et, dans l’autre, une inégalité involontaire.

L’une d’entre elles, bien sûr, nous rappelle l’approche des "capabilités" d’Amartya Sen : atteindre l’égalité peut nécessiter de traiter inégalement des individus inégaux.

La deuxième idée derrière la relative négligence de Marx vis-à-vis des inégalités de revenu tient à son idée selon laquelle la production et la répartition sont "unifiées" : le mode de production capitaliste, avec une propriété privée des moyens de production et un travail embauché, se traduit par une certaine répartition du revenu. Cela ne fait pas sens de se focaliser sur le changement dans la répartition aussi longtemps que les dotations sont distribuées de façon inégale et que certains personnes, en raison de cette répartition inégale des dotations, ont la possibilité de collecter du revenu tout en embauchant d’autres personnes pour travailler. Marx se montre ici explicitement en désaccord avec J. S. Stuart qui pensait que les lois de la production étaient "physiques" ou "mécaniques" et les lois de la répartition historiques. Pour Marx, les deux étaient historiques.

"Toute répartition des objets de consommation n'est que la conséquence de la manière dont sont distribuées les conditions de la production elles-mêmes. Mais cette seconde distribution est une caractéristique du mode de production lui-même. Le mode de production capitaliste, par exemple, consiste à ce que les conditions matérielles de production soient attribuées aux non-travailleurs sous la forme de la propriété du capital et de la propriété des terres, tandis que la masse ne possède que les conditions personnelles de production : la force de travail. Si les éléments de la production sont distribués de la sorte, alors la répartition actuelle des objets de consommation s'ensuit d'elle-même" (Critique du programme de Gotha)

Et chose assez importante : "Le socialisme vulgaire (…) a hérité des économistes bourgeois leur façon de considérer et de traiter la répartition comme une chose indépendante du mode de production et de représenter pour cette raison le socialisme comme tournant essentiellement autour de la répartition" (Critique du programme de Gotha)

On peut critiquer ce point de vue en soulignant le rôle redistributif de l’Etat. A l’époque de Marx, ce rôle était minimal, si bien que la répartition du revenu reflétait de façon parfaite la répartition des dotations. Mais si le lien entre les deux répartitions était rompu ou modifié par l’intermédiaire de l’Etat, le mode de production ne détermine plus à lui seul la répartition des "objets de consommation".

Une troisième raison à la négligence de Marx vis-à-vis des inégalités de revenu est davantage philosophique. Le travail embauché implique l’aliénation du travail, son abandon de la signification et du produit de son travail. Si le problème fondamental est l’aliénation, il ne peut être résolu par de simples améliorations dans la répartition du revenu. Un salarié d’Amazon est autant dépossédé de son travail si son salaire s’élève à 50 dollars de l’heure plutôt qu’à 10 dollars. Pour transcender l’aliénation, ce sont la propriété privée et la division du travail qui doivent être abolies.

Toutes ces idées amènent à rejeter la saillance des inégalités en tant que telles sous le capitalisme. Comment se peut-il alors que l’activité syndicale, ou l’activisme social en général, soit justifié si les améliorations dans les conditions matérielles des travailleurs ne peuvent être l’objectif ultime d’un mouvement inspiré par le marxisme opérant dans des conditions capitalistes ? Ici, Marx adopte une position très différente de celle de la social-démocratie. La lutte pour obtenir des hausses de salaires, la réduction de la semaine de travail, la moindre intensité du travail, etc., sont toutes valables parce qu’elles mettent en lumière la nature antagoniste des relations capitalistes et surtout parce que le travail en commun et l’unité de vue implicite dans l’activisme sociale créent des liens qui présagent la future société de collaboration et même d’altruisme

Pour toutes ces raisons, un étudiant qui se pencherait sur la répartition du revenu, dans le sens actuel du terme, ou un activiste social qui proposerait une quelconque mesure corrective, se trouverait impliqué dans quelque chose qui, du point de vue de Marx (tout n’étant pas inutile, puisqu’il rend encore plus manifeste la contradiction sous-jacente entre les intérêts de classes), ne pousse fondamentalement pas la réalité de la vie sous le capitalisme vers la création d’"institutions de base" qui soient justes. »

Branko Milanovic, « Marx on income inequality under capitalism », in globalinequality (blog), 13 février 2022. Traduit par Martin Anota


aller plus loin... lire « Partage du revenu, concentration et socialisme dans l’Allemagne de la fin du XIXème »

mercredi 2 janvier 2019

Les plus grands apports de Marx selon Milanovic

« (…) La plus importante influence que Marx ait pu avoir sur les personnes travaillant en sciences sociales est, je pense, son interprétation économique de l’histoire. Celle-ci est devenue si courante que nous ne l’associons à avec Marx. Certes, il n’est pas le seul, ni n’a été tout à fait le premier, à l’avoir définie. Mais il l’a appliquée de la façon la plus cohérente et créative.

Mais même si nous croyons qu’une telle interprétation de l’histoire est courante aujourd’hui, elle ne l’est toujours pas entièrement. Prenons le débat actuel autour des raisons qui expliquent l’arrivée de Trump au pouvoir. Certains (essentiellement ceux qui croient que tout allait bien avant) l’expliquent par une soudaine poussée de xénophobie, de haine et de misogynie. D’autres (comme moi) considèrent que cette poussée a été provoquée par une stagnation économique durable des revenus des classes moyennes et une hausse de l’insécurité (de l’emploi, des dépenses de soins de santé, de l’incapacité à financer l’éducation des enfants). Donc le dernier groupe tend à placer les facteurs économiques en premier et à expliquer comment ils mènent au racisme et au reste. Il y a une grande différence entre les deux approches, pas seulement dans leur diagnostic des causes, mais aussi dans leur vision de ce qui doit être fait.

La deuxième intuition de Marx que je pense absolument indispensable dans le travail sur les inégalités de revenu et de richesse a été de voir que les forces économiques qui influencent les développements historiques le font via "de larges groupes de personnes qui diffèrent en termes de position dans le processus de production", à savoir via les classes sociales. Les classes sociales peuvent être définies par la différence dans l’accès aux moyens de production comme l’a souligné Marx, mais il n’y a pas que cela. Pour faire écho à mes travaux sur les économies socialistes, rappelons la critique très influente émanant de la gauche à propos des systèmes socialistes : les classes sociales dans ce système se formaient sur la base d’un accès différencié au pouvoir étatique. La bureaucratie peut en effet être considérée comme constituant une classe sociale. Et pas seulement dans un système socialiste, mais aussi dans les formations précapitalistes où le rôle de l’Etat comme "extracteur de plus-value" était important, de l’Egypte antique à la Russie médiévale. Plusieurs pays africains aujourd’hui peuvent être analysés en utilisant cette lecture-là. Dans mon prochain livre Capitalism, Alone, j’utilise la même approche pour des pays de capitalisme politique, notamment la Chine.

Il faut le souligner : l’analyse en termes de classes est absolument cruciale pour toutes les personnes voulant étudier les inégalités précisément parce que les inégalités, avant de devenir un phénomène individuel ("mon revenu est faible"), constituent un phénomène social qui affecte de larges franges de la population ("mon revenu est facile parce que les femmes font l’objet de discriminations" ou "parce que les Afro-Américains sont discriminés" ou "parce que les pauvres ne peuvent avoir accès à une bonne éducation", etc.). Donnons deux exemples de ce que j’ai en tête ici : les travaux de Piketty, en particulier sur les hauts revenus en France et le livre de Rodriguez Weber sur la répartition du revenu au Chili à long terme (Desarrollo y desigualdad en Chile (1850–2009): historia de su economía política). D’un autre côté, je pense que les travaux de Tony Atkinson sur diverses répartitions du revenu et des richesses, notamment en Grande-Bretagne, n’a pas assez intégré l’analyse politique et en termes de classes sociales.

C’est aussi là où les travaux sur les inégalités rompent avec l’un des fléaux de la microéconomie et de la macroéconomie modernes : l’agent représentatif. L’introduction de l’agent représentatif visait à occulter toutes les distinctions significatives entre de larges groupes de personnes dont les positions sociales diffèrent, en se focalisant sur l’observation que tout le monde est un "agent" qui essaye de maximiser son revenu sous un ensemble de contraintes. C’est en effet le cas. Et (…) cela passe sous silence les multiples aspects qui rendent ces "agents" vraiment différents les uns des autres : leur richesse, leur environnement, leur pouvoir, leur plus ou moins grande capacité à épargner, leur genre, leur race, le fait qu’ils possèdent ou non du capital, le fait qu’ils aient ou non à vendre leur force de travail, leur accès à l’Etat, etc. Je dirais donc que tout travail sérieux sur les inégalités doit rejeter l’usage de l’agent représentatif comme cadre pour étudier la réalité. Je suis très optimiste sur ce plan-là parce que l’agent représentatif a été le produit de deux développements qui ont aujourd’hui tendance à s’effacer : d’une part, un désir idéologique, particulièrement fort aux Etats-Unis (…), de dénier l’existence des classes sociales et, d’autre part, le manque de données hétérogènes. Par exemple, le revenu médian ou le revenu par décile était difficile à calculer, mais le PIB par tête était facile à obtenir.

La troisième contribution méthodologique des plus importantes de Marx est la prise de conscience que les catégories économiques dépendent des formations sociales. Ce qui n’est que moyens de production (outils) dans une économie composée de petits producteurs devient du capital dans une économie capitaliste. Mais ça va plus loin. Le prix (normal) d’équilibre dans une économie féodale (ou dans un système de guildes où le capital ne peut passer d’une branche à l’autre) va être différent du prix d’équilibre dans une économie capitaliste où le capital jouit d’une liberté de circulation. Ce n’est toujours pas évident aux yeux de beaucoup d’économistes. Ils utilisent les catégories capitalistes d’aujourd’hui pour l’Empire romain où le travail salarié était (pour citer Moses Finley) "spasmodique, occasionnel et marginal".

Mais même s’ils ne le réalisent pas pleinement, ils reconnaissent de facto l’importance du cadre institutionnel d’une société dans la détermination des prix non seulement des biens, mais aussi des facteurs de production. A nouveau, nous le voyons tous les jours. Supposons que le monde produise exactement le même ensemble de marchandises et que la demande pour ces marchandises soit exactement la même, mais imaginons tout d’abord que ce soit le cas dans des économies nationales qui ne permettent pas au travail et au capital de se mouvoir, puis dans une économie entièrement mondialisée où les frontières n’existent pas. Il est que les prix du capital et du travail (le profit et le salaire) seront différents dans cette dernière économie, que la répartition entre propriétaires du capital et les travailleurs sera différente, que les prix vont changer lorsque les profits et salaires changeront, que les revenus changeront aussi, donc aussi la consommation, et finalement que même la structure de la production sera altérée. C’est en effet ce que l’actuelle mondialisation est en train de faire.

Le fait que les relations de propriété déterminent les prix et la structure de la production et consommation est une intuition extrêmement importante. Le caractère historique de tout arrangement institution est donc mis en avant.

La dernière contribution de Marx que j’aimerais mettre en avant (peut-être la plus importante et grandiose de ses contributions) est que la succession des formations socio-économiques (ou, de façon plus restreinte, des modes de production) est elle-même "régulée" par les forces économiques, notamment la lutte pour la répartition du surplus économique. La tâche de l’économie est (…) d’expliquer l’essor et la chute non seulement de pays, mais aussi de différentes manières d’organiser la production : pourquoi les nomades ont été supplantés par des populations sédentaires, pourquoi l’Empire romain occidental a laissé place à de larges domaines féodaux et aux serfs, alors que l’Empire romain oriental est resté habité par de petits propriétaires, etc. Toute personne qui étudie Marx ne peut jamais oublier la grandeur des questions qu’il a posées. Un tel étudiant trouvera peut-être acceptable d’utiliser les courbes d’offre et de demande pour déterminer le coût d’une pizza dans sa ville, mais il ne verra jamais cela comme le rôle premier ou le rôle le plus important de l’économie en tant que science sociale. »

Branko Milanovic, « Marx for me (and hopefully for others too) », in globalinequality (blog), 28 décembre 2018. Traduit par Martin Anota

lundi 7 mai 2018

Une réflexion (contrefactuelle) sur l’influence de Karl Marx

« Le bicentenaire de la naissance de Karl Marx a donné lieu à plusieurs conférences dédiées aux divers aspects (Dieu sait qu’ils sont nombreux) des travaux et de la vie de Marx. (Je vais d’ailleurs à l’une de ces conférences à Haïfa.) Ajoutez à cela un nombre encore plus grand de présentations de ses travaux et de son influence (Peter Singer en a publié une il y a quelques jours), de nouveaux livres sur sa vie, un film sur le jeune Marx, et ainsi de suite.

Je vais aussi voir ici l’influence intellectuelle de Marx, mais d’un angle très différent. Je vais utiliser l’approche contrefactuelle. Je vais me demander ce qu’aurait été son influence en l’absence de trois événements cruciaux. Bien sûr, comme toutes les analyses contrefactuelles, je fonde la mienne sur ma propre lecture de l’histoire et la conjecture. Elle peut se révéler inexacte. Je suis sûr que d’autres peuvent proposer des analyses contrefactuelles bien différentes, peut-être meilleures que la mienne.

Le premier événement : c’est l’implication d’Engels. (…) Quand Karl Marx meurt en 1883, il est le coauteur du Manifeste communiste, de plusieurs brèves études politiques et sociales, des articles de journaux (dans le New York Daily Tribune) et un livre épais, mais peu connu et peu traduit, appelé Le Capital (volume 1). Il a été publié 16 ans avant sa mort et durant ce laps de temps il a beaucoup écrit, mais peu publié. Vers la fin de sa vie, il n’écrivait même plus beaucoup. Des centaines de pages de ses manuscrits de la fin des années 1840 et des années 1850 et 1860 n’étaient pas non plus publiées et étaient bien chaotiques. Marx était connu parmi un cercle plutôt réduit d’activistes syndicaux et de socio-démocrates allemands, autrichiens et russes. Si les choses étaient restées ainsi, c’est-à-dire si Engels n’avait pas passé plus de dix ans à mettre en ordre les papiers de Marx et à produire deux volumes supplémentaires au Capital, la notoriété de Marx aurait fini au point où elle était en 1883 : elle aurait été bien réduite. Je doute que quiconque se serait souvenu de sa naissance aujourd’hui (il est né le 5 mai).

Mais grâce au travail et au dévouement désintéressés d’Engels (et à l’importance d’Engels dans la social-démocratie allemande), l’importance de Marx a grandi. Les sociaux-démocrates sont devenus le plus grand parti politique en Allemagne et cela accrut davantage l’influence de Marx. Sous Kautsky, les Théories de la plus-value ont été publiées. Les seuls autres pays où il était influent étaient la Russie et l’Empire austro-hongrois (même si cela restait dans un cercle très étroit).

La première décennie du vingtième siècle a vu l’influence de la pensée marxiste croître, tellement que Leszek Kolakowski, dans ses monumentaux Principaux Courants du Marxisme, qualifia cette période d’"âge d’or". Ce fut en effet l’âge d’or de la pensée marxiste si l’on considère le nombre de personnes écrivant dans la veine marxiste, mais ce n’était pas le cas en termes d’influence mondiale. La pensée de Marx n’a pas fait de percées dans le monde anglo-saxon (la première traduction du Capital, qui se réfère toujours étrangement à son titre allemand, a été publiée en 1887, c’est-à-dire vingt ans après sa publication originelle). Et dans le sud de l’Europe, notamment la France, il a été éclipsé par les anarchistes et les "socialistes petit-bourgeois".

C’est là où les choses auraient fini s’il n’y avait pas eu la Grande Guerre. Je pense que l’influence de Marx aurait peu à peu décliné à mesure que les sociaux-démocrates en Allemagne embrassèrent le réformisme et le "révisionnisme". Son portrait aurait probablement été présenté parmi les "maîtres à penser" historiques de la social-démocratie allemande, mais le reste de son influence dans la politique et (probablement) dans les sciences sociales aurait disparu.

Mais vint ensuite la Révolution d’Octobre (voilà le deuxième événement). Celle-ci a totalement chamboulé la scène. Pas seulement parce qu’il a eu pour gloire (et c’est unique pour les spécialistes en sciences sociales) d’être idéologiquement responsable d’un bouleversement majeur dans un grand pays et dans l’histoire du monde, mais aussi parce que le socialisme, en raison de sa résonance mondiale, "catapulta" la pensée et la notoriété de Marx vers de nouveaux sommets. Pour le meilleur ou pour le pire, sa pensée devint incontournable dans la plus grande partie de l’Europe, aussi bien parmi les intellectuels et les activistes politiques que parmi les dirigeants syndicaux et les travailleurs ordinaires. Des écoles du soir ont été organisées par les syndicalistes pour étudier ses écrits ; les meneurs politiques, en raison du tournant particulièrement dogmatique pris par les partis communistes, s’inspiraient pour leurs décisions et les expliquaient en référence aux écrits historiques jusqu’ici peu connus de Marx.

Ensuite, lorsque le Kominterm commença à abandonner son eurocentrisme et à s’engager dans les luttes anti-impérialistes dans le Tiers monde, l’influence de Marx s’étendit à des zones auxquelles personne ne l’avait prédit. Il devint l’idéologue de nouveaux mouvements pour la révolution sociale et la libération nationale en Asie, en Afrique et en Amérique latine. Que les meneurs politiques collent à ses préceptes ou les abandonnent (comme Mao le fit en considérant la paysannerie plutôt que le prolétariat dans le rôle de classe révolutionnaire), dans tous les cas Marx les influença ; et c’est en référence à lui qu’ils expliquaient leurs politiques. Grâce à Trotski et à Staline en Russie, aux républicains de l’aile gauche en Espagne, le Front populaire en France, Mao en Chine, Hô Chi Minh au Vietnam, Tito en Yougoslavie, Castro à Cuba, Agostino Neto en Angola, Nkrumah au Ghana, Mandela en Afrique du Sud, Marx est devenu un "influenceur" mondial. Aucun autre spécialiste des sciences sociales n’a eu une telle portée au niveau mondial. (…)

Et non seulement il a eu une influence mondiale, mais en outre son influence a traversé les frontières de classes et de professions. J’ai déjà mentionné les meneurs révolutionnaires, les politiciens et les syndicalistes. Mais son influence s’est étendue au monde universitaire, aux lycées ; il influença fortement ceux qui s’opposaient à lui et ceux qui chantaient ses louanges. Cette influence alla du marxisme élémentaire qui était enseigné aux étudiants aux traités philosophiques sophistiqués ou au "marxisme analytique" en économie. La publication des manuscrits que Marx avait rédigés de 1844 à 1846 nous donna un jeune Marx inconnu et cela déplaça les débats à un nouveau stade ; il y avait désormais une lutte philosophique entre le jeune Marx et le Marx classique.

Rien de tout cela n’aurait été possible sans la Révolution d’Octobre et l’abandon de l’eurocentrisme pour déplacer la focale sur le Tiers Monde. C’est ce déplacement de focale qui a fait de Marx, non plus un simple penseur allemand et européen, mais une véritable figure mondiale.

A mesure que les crimes du communisme étaient rendus publics et ont été porté au crédit de Marx, que les régimes communistes trébuchaient et que leurs idéologues lugubres et mal informés régurgitaient des phrases prévisibles, la pensée de Marx s’éclipsa. Avec la chute des régimes communistes, elle attint un nadir.

Mais ensuite, un troisième événement, l’apparition du capitalisme mondialisé, qui présenta tous les aspects que Marx avait si éloquemment décrivit dans Le Capital, puis la Crise Financière mondiale, ont permis à ce que sa pensée révèle à nouveau toute sa pertinence. Maintenant, il siège dans le Panthéon des plus grands philosophes au monde, chacun de ses mots a été publié, ses livres sont disponibles dans toutes les langues du monde et son statut est acquis (même s’il reste sujet aux caprices du temps), du moins dans le sens où il ne rejoindra pas l’obscurité et l’oubli.

En fait, son influence est inextricablement liée au capitalisme. Aussi longtemps que le capitalisme existera, on lira Marx parce qu’on verra en lui son plus brillant analyste. Si le capitalisme cesse d’exister, on lira Marx parce qu’on verra en lui son meilleur critique. Donc, que nous croyons que le capitalisme sera ou nous avec non ces deux prochains siècles, nous pouvons être sûrs que Marx le sera.

Sa place est désormais avec celle de Platon et d’Aristote, mais s’il n’y avait pas eu ces trois tournures si peu probables des événements, nous aurions à peine entendu parler de lui ; aujourd’hui, il n’aurait été qu’un obscur émigré allemand mort il y a longtemps à Londres et pour lequel seulement huit personnes sont venues à son enterrement. »

Branko Milanovic, « The influence of Karl Marx—a counterfactual », in globalinequality (blog), 2 mai 2018. Traduit par Martin Anota

jeudi 25 mai 2017

Le “néo-impérialisme” est-il la seule voie de développement ?

« Comme nous le savons bien (ou devrions bien le savoir), le marxisme a graduellement développé deux approches de l’impérialisme. La position même de Marx était fondamentalement et inflexiblement positive (du moins jusqu’aux toutes dernières années de sa vie) : l’impérialisme, aussi brutal et perturbateur soit-il, constituait le moteur par lequel la structure sociale la plus avancée, à savoir le capitalisme, s’introduisait dans les sociétés en retard de développement et les transformait le plus amplement. Les propres écrits de Marx sur la conquête britannique de l’Inde sont sans ambiguïté sur ce propos. Les écrits d’Engel sur la conquête française de l’Algérie sont (comme à chaque fois que l’on compare les styles d’écriture d’Engel et de Marx) encore plus "brutaux". Selon cette conception "classique", l’Europe occidentale, les Etats-Unis et le "Tiers Monde" se développeraient tous capitalistiquement, pourraient relativement vite arriver aux mêmes niveaux de développement, et le capitalisme serait ensuite directement remplacé par le socialisme dans chacun d’eux.

Cette conception dépendait crucialement de deux hypothèses : que (1) la classe laborieuse occidentale reste au faible niveau de revenu (celui du salaire de subsistance) qui (2) ne cesse alors d’alimenter sa ferveur révolutionnaire. L’hypothèse (1) était commune à tous les économistes du dix-neuvième siècle, elle était soutenue jusqu’au milieu du dix-neuvième siècle par les données empiriques et Marx ne constituait pas une exception. Mais vers la fin du siècle, Engels a noté l’émergence d’une "aristocratie ouvrière" qui émoussait le conflit de classe en Grande-Bretagne et peut-être dans d’autres pays développés. La hausse des salaires était "nourrie", selon Engels, par les profits coloniaux réalisés par les capitalistes britanniques. Bien que ces hausses de salaires n’étaient que "des miettes tombées de la table des capitalistes" (pour reprendre Engels), elles explosaient la théorie de la "loi d’airain des salaires" et, de façon collatérale, le potentiel révolutionnaire de la classe laborieuse en Occident. Donc les germes de l’idée que l’impérialisme puisse saper la lutte des classes dans les pays développés furent semés et elles eurent par la suite de profondes répercussions.

Le livre Imperialism: Pioneer of Capitalism de Bill Warren (publié en 1980, mais inachevé en raison de la mort de Warren) crédite le Lénine d’après 1914 pour le changement (ou plutôt, il le critique pour cela). Dans l’Impérialisme de Lénine, le capitalisme de monopole, qui a perdu la vigueur du capitalisme de libre marché et qui est devenu "décrépi", avait besoin d’une expansion étrangère (pour maintenir les profits à leurs niveaux antérieurs). Cela entraîna la lutte impérialiste pour les territoires qui finit par faire éclater la Première Guerre mondiale. Au même instant, l'amélioration relative de la situation matérielle des classes laborieuses dans les pays développés amena celles-ci à abandonner le sentier révolutionnaire et à soutenir les parties sociaux-démocratiques "opportunistes" et nationalistes (et leurs dirigeants notamment le "renégat" Kautsky). La lutte des "peuples d’Orient" (comme on les appelait lors de le première conférence à Bakou en 1920) contre l’impérialisme est devenue partie intégrante d’une lutte globale contre le capitalisme, et l’impérialisme cessa d’être perçu comme un précurseur dynamique du socialisme à venir, mais plutôt l’extension du capitalisme moribond. Selon Warren, "à présent, ce n’est pas le caractère du capitalisme qui détermine la progressivité (…) de l’impérialisme, mais le caractère de l’impérialisme qui détermine le caractère réactionnaire du capitalisme".

Ce changement de position a de profondes répercussions pour la pensée de la gauche que Warren dénonce. Il a mené aux théories du "centre" et de la "périphérie", de la "dépendance structurelle", etc. (développées par Frank, Amin, Cardoso, Prebisch…). Warren affirme que ces théories étaient inexactes parce qu’elles prédisaient une accélération de la croissance si les pays parvenaient à se désengager du système mondial dominant (…) et elles n’avaient rien à voir avec la lutte des travailleurs dans les pays émergents parce qu’elles reflétaient les intérêts des bourgeoisies nationalistes du Tiers Monde.

J’aimerais faire une véritable recension du livre extrêmement stimulant de Warren, même si celui-ci contient beaucoup de passages exaspérants, mais je le ferai une prochaine fois. (Dans l’un de ces passages exaspérants, par exemple, Warren célèbre la hausse des inégalités dans les pays en développement, notamment la concentration de la propriété foncière entre les mains des latifundistas, parce qu’il la considère comme un indicateur du degré d'adoption de méthodes de production capitalistiques plus efficaces dans l’agriculture. Ses célébrations des inégalités dans la seconde partie de son livre, portant sur les développements postérieurs à 1945, feraient rougir Friedman et Hayek !). Mais ce n’est pas le livre de Warren en tant que tel qui m’intéresse, mais ses implications très contemporaines.

Il est des plus utiles pour comprendre l’essor des nouvelles économies capitalistes en Asie. Même si Richard Baldwin ne fait allusion ni à la position marxiste classique, ni à la théorie de la dépendance, le livre qu’il a récemment publié et (dont j’ai proposé une recension) montre clairement que la réussite économique de l’Asie s’est appuyée sur l’usage de relations capitalistes de production et d’inclusion dans les chaînes de valeur mondiales, c’est-à-dire sur une participation active dans la mondialisation. Pas passive, mais une participation qui fut prisée, désirée. Ce n’est pas par hasard si la Chine est devenue le principal champion de la mondialisation aujourd’hui. Par conséquent, la réussite asiatique réfute directement les théories de la dépendance et elle est en accord avec la position marxiste classique à propos de l’impact révolutionnaire du capitalisme et par extension du "néo-impérialisme" dans les sociétés les moins développées.

Cela a de profondes implications sur la façon de voir et d’expliquer les grands changements dans le pouvoir économique que nous avons observés au cours du dernier demi-siècle (Quelles sont les origines de cette transformation ? le rôle de l’Etat-nation et de l’impérialisme ? le rôle des mouvements d’indépendance menés par la bourgeoisie ?) et sur la façon de voir les développements futurs. Je ne vais pas développer ces questions maintenant parce que mon avis évolue encore sur le sujet et je pense développer tout cela dans un livre, mais je pense que, pour chercher à comprendre les changements du monde moderne, le mieux que nous puissions faire est de revenir à la littérature et aux débats d’il y a exactement un siècle. (…). Mis à par cela, je ne vois aucun autre récit qui donne un sens aux grands changements que nous vivons. »

Branko Milanovic, « Is “neo-imperialism” the only path to development? », in globalinequality (blog), 18 mai 2017. Traduit par Martin Anota