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lundi 25 mai 2020

Petit tour d’horizon des travaux d’Alberto Alesina (1957-2020)

« De bien tristes nouvelles cette semaine pour la communauté des économistes : Oliver Williamson et Alberto Alesina viennent de décéder. Williamson était en mauvaise santé depuis un certain temps, mais la mort d’Alesina est un plus grand choc : il a apparemment eu une crise cardiaque alors qu’il était en randonnée avec sa femme, à l’âge de 63 ans. Alors que l’un est plus connu pour la microéconomie de la firme et l’autre pour l’économie politique, il y a en fait un lien étroit entre leurs agendas de recherche. Ils ont tenté d’ouvrir les "boîtes noires" dans la modélisation économique (à propos de l’organisation des firmes et de la nature des contraintes politiques sur l’activité économique) pour clarifier les différences de comportements entre les entreprises et les gouvernements. (...)

(…) Si Williamson s’intéressait à l’ordre privé, Alesina s’est focalisé sur les contraintes publiques sur le comportement. Il était un candidat évident pour l’attribution d’un Nobel à l’économie politique. Les économistes sont des technocrates. Ils ont des modèles de croissance, de la recherche-développement et de la coordination entre Etats, etc. Ces modèles proposent des politiques. La critique de l’école du public choice, selon laquelle les politiciens et les technocrates peuvent échouer à mettre correctement en œuvre ces politiques, est bien connue. L’approche du "cycle politique" de Nordhaus suggère que les politiciens tirent avantage d’électeurs myopes en menant, par exemple, des politiques expansionnistes avant une élection, générant un moindre chômage aujourd’hui, mais un surcroît d’inflation demain.

Les études d’Alesina sont allées plus loin que chacune de ces approches. Entré dans la profession après la révolution des anticipations rationnelles, Alesina a vu à quel point les économistes étaient sceptiques à l’idée que les politiciens puissent, à chaque cycle électoral, tirer avantage des électeurs de la même façon. J’aime présenter les anticipations rationnelles aux étudiants comme la règle de Bob Marley : "Vous pouvez tromper certains un certain temps, mais vous ne pouvez pas tromper tout le monde tout le temps". Plutôt que d’être myopes, les électeurs n’observent pas parfaitement les actions ou informations du gouvernement. Les politiciens veulent satisfaire leurs propres préférences (l’"idéologie") et aussi être réélus ("préoccupations de carrière"). Les électeurs ont d’autres préférences. Nous nous demandons alors : dans quelle mesure les politiciens peuvent-ils utiliser leur information privée pour satisfaire les préférences qui sont les leurs mais non celles de la "société" ? comment cela affecte-t-il la faisabilité des unions politiques, de la politique monétaire, de la politique budgétaire, etc. ?

Une incertitude importante est celle des électeurs à propos de l’identité du gagnant d’une élection. Considérons un gouvernement qui peut dépenser dans l’armée ou dans l’éducation (les "pistolets" ou du "beurre") et peut financer ces dépenses via la dette s’il le désire. Un planificateur social bienveillant utilise la dette pour financer l’investissement de telle façon que le fardeau fiscal soit réparti au cours du temps. Dans un modèle macroéconomique politique, Alesina et Tabellini montrent cependant qu’il y aura un emprunt excessif, en particulier quand les élections sont proches. Si je préfère les dépenses militaires à l’éducation, je peux accroître la dette publique quand je suis au pouvoir pour financer des dépenses militaires. Non seulement cela me permet d’avoir davantage d’armée aujourd’hui, mais cela contraint aussi les autres partis de dépenser autant dans l’éducation demain puisque la charge de la dette sera trop élevée. A l’équilibre, les deux partis essayent de contraindre l’action de leur rival à l’avenir en finançant aujourd’hui des dépenses par l’emprunt. Le modèle fait de claires prédications à propos de la façon par laquelle la dette est reliée aux fondamentaux de la société (la polarisation politique, et ainsi de suite), sans qu’un acteur ait à être irrationnel, c’est-à-dire ni l’électeur, ni le politicien.

Il n’est pas difficile de voir que les intérêts des économistes sont étroitement liés à leur pays d’origine. Plusieurs de nos meilleurs macroéconomistes viennent d’Argentine, un pays marqué par une forte instabilité macroéconomique. Les Américains sont surreprésentés dans la microéconomie appliquée, ce qui n’est pas surprenant étant donnée l’importance des questions de la santé, de l’éducation et du travail dans les débats politiques aux Etats-Unis. Les Français, avec leur niveau élevé de formation technique dans les écoles et les universités, ont plusieurs grands théoriciens. Et il n’est pas surprenant que les Italiens soient souvent intéressés par la façon via laquelle les incitations politiques affectent et limitent le comportement économique. Une fois que vous commencez à appliquer les idées d’Alesina, le comportement des politiciens et les implications pour la société deviennent clairs. Pourquoi est-ce que les politiques délèguent certaines tâches aux bureaucrates et pas d’autres ? Comme le montrent Alesina et Tabellini (2007), les politiciens délèguent les tâches pour lesquelles ils pourraient être blâmés s’ils les réalisaient et échouaient. Pourquoi est-ce que les Etats-Unis n'ont pas de puissant Etat-providence en comparaison avec l’Europe ? Les distorsions provoquées par la taxation, la mobilité du revenu relative et le pouvoir politique des pauvres ne sont pas importants relativement à la fragmentation raciale et cette dernière explique aussi les changements dans les préférences européennes au cours du temps, comment le suggèrent Alesina, Glaeser et Sacerdote (2001) et Alesina, Miano et Stantcheva (2018).

Peut-être que l’une des questions les plus saillantes d’Alesina est aussi l’une de ses plus anciennes questions. Alesina et Spoloare (1997) se demandaient : pourquoi y a-t-il autant de pays ? Y en a-t-il "de trop" et qu’est-ce que cela signifie ? Dans une crise comme celle du Covid-19, serions-nous mieux avec une union budgétaire européenne plutôt qu’avec une myriade de pays indépendants ? Les gros pays peuvent soulever des fonds en provoquant moins de distorsions, fournir des biens publics en profitant des économies d’échelle et procéder à des transferts infranationaux qui permettent de mieux absorber les chocs régionaux ; ce sont à la fois des hypothèses et des faits empiriques. D’un autre côté, plus un pays est gros, moins il y a d’accord sur la façon de valoriser les biens publics. Considérons une région aux abords d’un pays existant, disons le Sud-Tyrol en Italie. S’il fait sécession, il paiera plus d’impôts pour financer ses biens publics, mais les biens publics fournis seront plus proches de ses préférences. Dans une sécession démocratique, les électeurs du Sud-Tyrol ne se demandent pas dans quelle mesure leur sécession pousse à la hausse les coûts pour le gouvernement de l’Italie restante. Dans ils sont trop susceptibles de faire sécession relativement à ce que préférerait un planificateur social.

Nous pouvons voir cet effet dans l’UE aujourd’hui. Une union budgétaire européenne réduirait le coût de fourniture de certains biens publics, fournirait une meilleure assurance face aux chocs. Cependant, les Allemands et les Hollandais ont des préférences en matière de biens publics très différentes de celles des Italiens et des Grecs. Un planificateur équilibrerait le coût marginal d’un moindre alignement pour le citoyen moyen de l’UE avec le bénéfice marginal de moindres coûts de biens publics. Un dirigeant élu allemand va mettre plus de poids sur le coût marginal d’un moindre alignement pour le citoyen allemand moyen (plus élevé que celui du citoyen médian européen) relativement au bénéfice marginal de moindres coûts en biens publics (moins important, parce qu’il ne prend pas en compte les biens publics moins chers pour les Grecs et les Italiens quand l’Allemagne se joint à eux pour emprunter conjointement). Nous nous retrouvons alors avec trop peu d’action budgétaire coordonnée. Ce manque de fourniture de biens publics amène certains Européens à être sceptiques à propos des autres acteurs du projet européen : l’une des ultimes tribunes d’Alesina portait sur la réponse désastreusement nationaliste au Covid-19. Luis Garicano, le célèbre économiste espagnol et actuel député européen a eu une intéressante discussion avec Luigi Zingales précisément sur ce point.

Les travaux d’Alesina étaient respectés en science politique, pas seulement en science économique. Ce que j’ai particulièrement aimé à propos d’Alesina était à quel point ses conseils de manière de politique étaient idéologiquement confus, en particulier en ce qui concerne les Américains. Il soutenait simultanément une baisse du taux d’imposition pour les femmes sur la base de la dynamique intrafamiliale et était le principal partisan de l’austérité expansionniste, c’est-à-dire des baisses des dépenses publiques durant les récessions ! L’idée du taux d’imposition se basait sur la plus grande élasticité de l’offre de travail des femmes, si bien qu’il s’agit d’une application directe de la règle de Ramsey. L’austérité expansionniste se basait sur un passage en revue sérieux des plans d’austérité menés sur plusieurs décennies. Il a présenté ces idées et bien d’autres dans au moins une dizaine d’ouvrages et des douzaines de tribunes (notamment plus de trente pour VoxEU). (…) Alesina a soutenu ces positions en se basant sur une théorie et des travaux empiriques sérieux, plutôt que sur l’idéologie. Quel héritage plus utile peut laisser un universitaire ? »

Kevin Bryan, « Alberto Alesina and Oliver Williamson: Taking political and economic frictions seriously », in A Fine Theorem (blog), 24 mai 2020. Traduit par Martin Anota



aller plus loin…

« L’austérité est-elle vouée à l’échec ? »

« Pourquoi les gouvernements empruntent-ils ? »

« Quel est le coût politique des réformes structurelles ? »

« Immigration et Etat-providence »

« L’Europe est-elle une zone politique optimale ? »

« La taille des pays importe-t-elle ? »

lundi 6 mai 2019

Le prix de tout, la valeur de l’économie : une médaille Clark pour Emi Nakamura



« C’est fantastique et mérité (…) que la médaille John Bates Clark soit décernée à Emi Nakamura, qui a récemment quitté Columbia pour Berkeley. C’est la première médaille Clark qui est décernée à un macroéconomiste au vingt-et-unième siècle. La Grande Récession, les changements massifs dans le commerce international, l’essor de zones monétaires comme la zone euro, le saving glut et ses effets sur les taux d’intérêt, le changement dans l’ouverture aux entrées fébriles de capitaux, etc. : il s’est passé énormément de choses au niveau macroéconomique au cours des deux décennies qui se sont écoulées depuis qu’Andrei Shleifer a gagné la médaille Clark. Il est difficile d’imaginer ce qui peut être plus important pour un économiste à comprendre que ces dynamiques.

Au cours des vingt dernières années, la macroéconomie a connu quelque chose d’inhabituel : elle est devenue semblable à l’organisation industrielle ! Un bref rappel historique pourrait être utile. Le terme "macroéconomie" est dû à Ragnar Frisch, dans l’article qu’il publia en 1933 sur la propagation des chocs économiques. Il écrivait : "L’analyse macrodynamique (…) essaye de donner un compte-rendu de l’ensemble du système économique pris dans son entièreté. Evidemment dans ce cas il est impossible de procéder à une analyse des détails. Bien sûr, il est toujours possible de réaliser une analyse macrodynamique en détail si nous nous confinons à une théorie purement formelle. En effet, il est toujours possible par un système adapté d’indices et d’exposants, etc., d’introduire pratiquement tous les facteurs que nous pouvons imaginer. (…) Une telle théorie, cependant, n’aurait qu’un intérêt limité. Il ne serait guère possible d’étudier des problèmes fondamentaux tels que la forme exacte de la solution (…). Ces derniers problèmes sont des problèmes majeurs dans l’analyse du cycle d’affaires. De façon à s’attaquer à ces problèmes sur une base macrodynamique (…), nous devons délibérément négliger une masse considérable de détails de l’image".

Et c’est ce que nous avons fait. Les keynésiens ont ramené les microfondations de la macroéconomie dans une poignée de paramètres globaux pertinents. La critique de Lucas affirma que nous pouvons simplifier certaines choses (plusieurs agents en un agent représentatif, par exemple), mais que nous devons toujours commencer notre analyse avec les paramètres fondamentaux que sont les préférences, les contraintes et les technologies. La synthèse néoclassique a combiné ces paramètres bruts avec les rigidités nominales (les prix visqueux, l’information limitée, et ainsi de suite). Mais le principal point de Frisch demeurait : à quoi servent ces paramètres théoriques plus profonds si nous ne pouvons estimer leur valeur et leurs effets macroéconomiques ? Comme Einstein nous l’a enseigné, le but du scientifique devrait être de simplifier le plus possible les choses, mais pas davantage.

Il y a deux choses qui ont récemment changé en macroéconomie. Premièrement, la puissance de calcul offre désormais la possibilité d’estimer ou de calibrer de très complexes modèles dynamiques et stochastiques, avec des agents tournés vers l’avenir, avec des trajectoires de prix à l’équilibre ou en dehors de l’équilibre, avec diverses frictions ; c’est en cela que la macroéconomie a commencé à ressembler un peu comme l’organisation industrielle, avec les paramètres microéconomiques à la base. Mais deuxièmement, et de nouveau de façon analogue à l’organisation industrielle, le montant de données disponibles pour le chercheur a crû énormément. Nous avons maintenant des données sur les prix qui nous disent exactement quand les prix changent et de quel montant, comment ces changements se propagent le long des chaines de valeur et d’un pays à l’autre, comment ils interagissent avec les impôts, et ainsi de suite. Le problème de Frisch a dans un sens été résolu : nous n’avons plus le même arbitrage entre utilité et profondeur lorsque nous étudions la macroéconomie.

Nakamura est surtout connue pour utiliser cette profonde combinaison de données et de théorie pour comprendre comment les entreprises fixent leurs prix. Les rigidités des prix jouent un rôle particulièrement important dans les théories de la macroéconomie qui impliquent potentiellement de l’inefficacité. Considérons une version (quelque peu expurgée) de la théorie des cycles d’affaires réels. Ici, des chocs touchent l’économie : par exemple, un cartel du pétrole réduit l’offre de pétrole pour des raisons politiques. Les entreprises doivent réagir à ce choc "réel" du côté de l’offre en réorganisant l’activité économique. Le choc réel se propage ensuite d’un secteur à l’autre. Le rôle de la politique monétaire dans un tel monde est limité : une récession reflète simplement la réaction des entreprises au changement réel dans l’environnement économique.

Cependant, quand les prix sont "visqueux", ce n’est plus vrai. La vitesse à laquelle les chocs réels se propagent et la distorsion que les prix visqueux introduisent peuvent être affectées par la politique monétaire, puisque les firmes vont réagir aux changements de leurs anticipations d’inflation en changeant la fréquence à laquelle ils révisent les prix. Golosov et Lucas dans le Journal of Political Economy affirmèrent, théoriquement et empiriquement, que les effets en termes de bien-être des "prix visqueux" ou de "coûts de menu" n’étaient pas très significatifs. L’extraction de ces effets de bien-être est assez sensible à plusieurs aspects des données et de la théorie. Dans quelle mesure y a-t-il une dispersion des prix à court terme plutôt qu’une chance exogène pour toutes les entreprises dans un secteur de changer leurs prix ? Notons que la dispersion des prix est difficile à maintenir à moins que nous ayons des coûts de recherche pour le consommateur (sinon chacun achèterait au vendeur le moins cher), donc la dispersion des prix ajoute un défi technique non trivial. De combien les prix changent-ils dans la réalité (…) ? Quand l’inflation est plus forte, est-ce que les entreprises ajustent aussi fréquemment, mais plus amplement, leurs prix (rappelons-nous du fameux doublement du prix du Coca-Cola), ou est-ce qu’elles ajustent les prix plus souvent en modifiant leurs prix dans la même proportion qu’elles le faisaient dans des environnements de faible inflation ? Combien d’hétérogénéité y a-t-il dans les pratiques de fixation des prix d’un secteur à l’autre et dans quelle mesure ces différences affectent les conséquences des prix en termes de bien-être étant donné les relations entre secteurs ?

Nakamura nous a amenés très loin dans ces questions. Elle a construit d’incroyables bases de données, proposé des stratégies d’identification très astucieuses pour séparer les modèles de fixation des prix et utilisé ces outils pour grandement améliorer notre compréhension de l’interaction entre rigidités des prix et cycle d’affaires. Son article sur les "cinq faits" utilise des microdonnées du Bureau of Labor Statistics pour montrer que les soldes représentent la moitié des "modifications de prix" que les chercheurs avaient précédemment estimées, que les prix changent plus vite lorsque l’inflation est plus forte et qu’il y a une forte hétérogénéité entre les secteurs dans le comportement de changement des prix. En faisant remonter ces données jusqu’aux années soixante-dix, Nakamura et ses coauteurs montrent aussi que les environnements à forte inflation ne provoquent pas plus de dispersion des prix : en fait, les entreprises révisent leurs prix plus souvent. Robert Lucas dans ses Macroeconomic Priorities avait fait valoir de façon convaincante que les coûts du cycle d’affaires en termes de bien-être étaient bien plus faibles que les coûts d’inflation et que les coûts d’inflation étaient eux-mêmes bien plus faibles que les coûts de distorsions fiscales. Comme Nakamura le souligne, si vous croyez cela, alors ne vous étonnez pas de donner la priorité à la stabilité des prix et à la politique fiscale ! (Beaucoup ont chipoté sur le raisonnement de Lucas, mais même en ajoutant des agents hétérogènes il est difficile de faire apparaître que les cycles d’affaires se traduisent par de larges coûts, cf. Krusell et alii (2009)). Mieux comprendre les vrais coûts de l’inflation, via l’effet retour de l’expansion monétaire sur la fixation des prix, va grandement aider les responsables de la politique économique pour calibrer les coûts et bénéfices de la stabilité des prix vis-à-vis des autres objectifs macroéconomiques.

Bien qu’elle soit généralement connue en tant que macroéconomiste empirique, Nakamura a aussi publié plusieurs articles (en l’occurrence notamment avec son mari Jon Steinsson) sur la théorie de la fixation des prix. Par exemple, pourquoi les prix sont-ils à la fois visqueux et impliquent aussi des soldes ? Dans un article astucieux publié dans le Journal of Monetary Economics, Nakamura et Steinsson modélisent une fixation des prix par les firmes face à des consommateurs sujets à des habitudes. Si la firme ne se contraint pas elle-même, elle a l’incitation à accroître les prix une fois que les consommateurs acquièrent leur habitude sur un produit (…). Pour éviter ces problèmes d’incohérence temporelle, les entreprises aimeraient s’engager à une trajectoire de prix avec une certaine flexibilité pour répondre aux changements de la demande. Un équilibre à ce modèle de type contrat relationnel implique un prix-plafond avec des soldes quand la demande chute : des prix rigides et des soldes, comme nous l’avons vu dans les données ! Dans un second article théorique avec Steinsson et Alisdair McKay, Nakamura observe dans quelle mesure la communication à propos des futurs taux d’intérêt nominaux peut affecter les comportements. En principe, beaucoup : si vous me dites que la Fed va garder les taux d’intérêt réels à un faible niveau pendant plusieurs années (de faibles taux dans le futur accroissent la consommation dans le futur, ce qui accroît l’inflation dans le futur, ce qui réduit les taux réels aujourd’hui), je vais emprunter. Mais le fait d’introduire les contraintes d’emprunt et le risque de revenu signifie que je ne vais jamais emprunter beaucoup d’argent : je peux connaître un mauvais choc demain et me retrouver à la rue. Donner cinq années au forward guidance à propos des taux d’intérêt plutôt qu’une année ne va par conséquent pas vraiment affecter mon comportement : c’est le désir de détenir de l’épargne de précaution qui limite mon emprunt, pas le taux d’intérêt.

Nakamura mérite le prix qu’elle a reçu, tant elle a joué un rôle de premier plan dans la réorientation de la macroéconomie qui l’a rendue, d’une part, plus empirique et, d’autre part, plus "microéconomique" sur le plan théorique. Sa focale est ciblée sur certaines des énigmes clés pour les responsables de la politique économique. Il est impossible de couvrir un aussi large champ dans un unique billet (…), mais heureusement il y a deux résumés faciles à lire et de qualité de ses principaux travaux. D’une part, dans l’Annual Review of Economics, elle a compilé les nouveaux faits empiriques sur les changements des prix, les tentatives pour identifier le lien entre politique monétaire et changements des prix et les implications pour la théorie du cycle d’affaires. D’autre part, dans le Journal of Economic Perspectives, elle discute de la façon par laquelle les macroéconomistes ont tenté d’identifier les paramètres théoriques de façon plus crédible. (…) J’hésite à m’arrêter ici tant Nakamura a publié de nombreux articles influents, mais je finirais en évoquant brièvement deux points que vous devriez davantage explorer. Du côté des dépenses publiques, elle a utilisé les chocs de dépenses locaux et un modèle robuste pour estimer le multiplicateur budgétaire national des dépenses publiques. Deuxièmement, elle a récemment suggéré que les récessions tendent à durer plus longtemps depuis que les femmes quittent moins massivement qu’auparavant la production domestique pour la vie active. »

Kevin Bryan, « The price of everything, the value of the economy: A Clark medal for Emi Nakamura », in A Fine Theorem (blog), 1er mai 2019.

samedi 6 mai 2017

William Baumol : un entrepreneur vraiment productif



« (…) Vient de disparaître le grand spécialiste de l’entrepreneuriat et l’un de mes économistes préférés, William Baumol.

Mais nous ne pouvons limiter ses travaux à ce qu’il a fait sur le thème de l’entrepreneuriat (…). Baumol était aussi un grand spécialiste de l’économie des arts, notamment des arts du spectacle, ce qui l’amena d’ailleurs à élaborer son fameux concept de la maladie des coûts. Il a été un micro-théoricien très compétent, un talentueux historien économique et un grand lecteur de l’histoire de la pensée économique, comme il l’a brillamment démontré dans son article du Quarterly Journal of Economics en 2000 où il se demandait ce que nous avions appris depuis Marshall. Dans tous ces domaines, ses articles se lisent avec plaisir, ils sont clairs, remplis d’élégantes tournures de phrases (…). Il est honteux qu’il n’ait pas reçu un Prix Nobel : cela aurait été merveilleux qu’il partage le prix Nobel avec Nate Rosenberg avant que cela soit trop tard pour tous les deux.

Baumol est souvent considéré comme étant un défenseur schumpétéresque de l’économie capitaliste et de l’entrepreneur héroïque, mais cela n’est qu’à moitié vrai. Il était politiquement libéral (liberal) et il a déclaré lors d'une récente entrevue : "Je suis conscient de tous les problèmes très sérieux, comme les inégalités, le chômage, les dommages environnementaux, que connaissent les sociétés capitalistes. Ma thèse est que le capitalisme est un mécanisme particulier qui n’est efficace que pour accomplir une seule chose : créer des innovations, mettre en application ces innovations et les utiliser pour stimuler la croissance". Vous pouvez trouver dans les travaux de Baumol plusieurs réflexions sur les externalités environnementales, sur le rôle du gouvernement dans le financement de la recherche et sur la nature de la taxation optimale. Vous pouvez trouver de nombreux passages où Baumol exprime de l’intérêt pour les objectifs politiques associés à la gauche (bien qu’il propose souvent de les régler avec les mécanismes de marché, c’est-à-dire avec une solution de droite). Ce qui traverse toutefois les travaux de Baumol, c’est une défense rigoureuse, historiquement et théoriquement fondée, de l’importance qu’il y a à avoir de bonnes incitations pour que nous ayons une innovation socialement utile.

Baumol se distingue de plusieurs autres économistes proéminents de l’innovation dans la mesure où il est essentiellement un théoricien néoclassique. Il n’est pas un partisan de l’école autrichienne (comme Kirzner) ou de l’économie évolutionniste (comme Sid Winter). Les travaux de Baumol soulignent que les entrepreneurs et les innovations que ces derniers produisent sont essentiels pour comprendre l’économie capitaliste et sa performance relativement à d’autres systèmes économiques, mais que la meilleure manière sur le plan méthodologique de comprendre l’entrepreneur est de le formaliser dans le contexte des équilibres néoclassiques, en considérant que c’est l’innovation plutôt que le prix qui constitue "l’arme de choix" pour les entreprises rationnelles, compétitives. J’ai toujours pensé que Baumol était un descendant direct de Schumpeter, le premier grand penseur de l’entrepreneuriat et une personne qui, vers la fin de sa vie, lorsqu’il voyait les travaux de son étudiant Samuelson, se déclarait convaincu que ses idées devaient être formalisées dans le cadre de la théorie néoclassique.

C’est dans un essai publié en 1968 dans les Papers and Proceedings de l’American Economic Review que Baumol avança l’idée cruciale que l’économie sans l’entrepreneur est, selon une formule qu’il répétera souvent, comme Hamlet sans le Prince du Danemark. Il comprit clairement que nous n’avions pas de théorie adaptée pour l’oligopole et l’entrée sur les nouveaux marchés ou pour l’offre d’entrepreneurs, mais que toute théorie économique générale devait être capable d’expliquer pourquoi la croissance diffère d’un pays à l’autre. Le fameux essai de Solow convainquit une grande partie de la profession que le résidu, qui fut par la suite interprété comme une mesure du progrès technique, était la variable fondamentale expliquant la croissance, et Baumol, comme beaucoup, croyait que ces améliorations technologiques venaient principalement de l’activité entrepreneuriale.

Mais à quoi la théorie doit-elle précisément ressembler ? Ironiquement, Baumol fit l’un de ses apports les plus productifs dans un magnifique article publié en 1990 dans le Journal of Political Economy qui ne contenait ni un seul théorème formel, ni une quelconque estimation statistique. Définissons les entrepreneurs comme étant "les personnes qui se montrent ingénieuses ou créatives lorsqu’il s’agit de gagner en richesse, en pouvoir ou en prestige". Ces gens peuvent introduire de nouveaux biens ou de nouvelles méthodes de production, ou de nouveaux marchés, comme Schumpeter le supposait dans la définition qu’il proposait. Mais est-ce que ces types ingénieux et créatifs font quelque chose de nécessairement utile pour le bien-être collectif ? Bien sûr que non : les normes, les institutions et les incitations dans une société donnée peuvent être telles que les entrepreneurs réalisent des tâches socialement non productives, telles que la quête de nouveaux échappatoires fiscales, ou des tâches socialement destructrices, par exemple en concentrant leur énergie dans des guerres.

Avec la distinction entre l’entrepreneuriat productif, l’entrepreneuriat non productif et l’entrepreneuriat destructeur à l’esprit, nous pouvons imaginer que les différences en termes de progrès technique que l’on observe entre les sociétés peuvent être moins liées à la conduite innée des membres de la société qu’aux incitations pour différents types d’entrepreneuriat. (…)

Maintenant, nous nous rapprochons d’une sorte de théorie économique de l’entrepreneuriat : pas besoin de se focaliser sur les humeurs du personnage, mais plutôt sur les incitations relatives. Mais nous sommes toujours loin du but de Baumol en 1968 : incorporer l’entrepreneur dans la théorie néoclassique. Baumol s’en est le plus grandement rapproché dans le travail qu’il réalisa au début des années 1980 sur les marchés contestables, qu’il résuma dans l’allocution présidentielle à l’American Economic Association de 1981. L’idée est la suivante. Imaginons des secteurs qui ont des économies d’échelle, si bien qu’à leur état naturel ils sont en situation d’oligopole. A quel point devons-nous nous en inquiéter ? S’il n’y a pas de coûts irréversibles, ni d’autre barrière à l’entrée, et si les entreprises peuvent capter des clients plus rapidement que les entreprises en place ne peuvent répondre, alors Baumol et ses coauteurs conclurent que le marché était contestable : la menace d’une entrée de nouveaux concurrents suffit pour désinciter les entreprises en place à exercer leur pouvoir de marché. D’un côté, nous sommes tous d’accord avec Baumol que la structure des secteurs est endogène au comportement des entreprises et que la menace d’entrée de nouveaux concurrents peut fortement restreindre le pouvoir de marché. Mais d’un autre côté, est-ce que ce modèle "d’entrée sans frais" offre la manière la plus sensée d’incorporer l’entrée et la sortie dans un modèle concurrentiel ? Pourquoi, comme l’a noté Dixit, serait-il plus rapide d’entrer sur un marché que de changer les prix ? Pourquoi, comme l’a noté Spence, est-ce que la menace non réalisée d’une entrée changerait-elle le comportement d’équilibre si la menace est ne se réalise vraiment pas tout du long du sentier d’équilibre ?

Il semble que Baumol espérait que ce modèle mènerait à une théorie générale de la concurrence imparfaite qui mettrait en avant une concurrence pour le marché plutôt que la seule concurrence sur le marché, puisque la concurrence pour le marché est naturellement le domaine de l’entrepreneur. Les marchés contestables sont trop fragiles pour nous donner un tel cadre. Mais l’idée fondamentale d’une structure de marché endogène à la théorie des jeux (plutôt que la vieille idée selon laquelle la structure du secteur affecte le comportement qui affecte à son tour la performance) va clairement rester : l’antitrust constitue aujourd’hui essentiellement de la théorie des jeux appliquée. Et une fois que vous avez l’idée de concurrence pour le marché, le modèle théorique qui apparaît alors comme naturel est celui où les entreprises se font concurrence pour innover de façon à chasser les entreprises en place, où les entreprises en place innovent pour se préserver de potentiels entrants et où les profits dépendent à l’équilibre du laps de temps qui s'écoule jusqu’à ce que la firme dominante change : je parle, bien sûr, des modèles néo-schumpétériens d’Aghion et Howitt. Ces modèles, qui constituent toujours une zone très active de recherche, nous permettent finalement de rechercher rigoureusement les récompenses à l’innovation via un modèle complètement néoclassique en ce qui concerne la structure de marché et la fixation des prix.

Je ne suis pas sûr de comprendre pourquoi Baumol n’a pas trouvé que ces modèles néo-schumpétériens étaient le Sacré Graal qu’il recherchait ; dans son dernier livre, il estime qu’ils sont "très puissants", mais qu’ils portent sur d’autres "grandes préoccupations". Il a pu se tromper dans leur interprétation. Il s’avère assez intéressant de donner une seconde lecture soignée du corpus de Baumol sur l’entrepreneuriat et je dois dire que c’est en partie insatisfaisant : les questions qu’il se posait étaient les bonnes, l’expertise théorique qu’il possédait était à la hauteur de la tâche, sa compréhension de l’histoire et des intuitions qualitatives était irréprochable, mais il semble avoir finalement été aussi bloqué par l’idée de l’entrepreneuriat néoclassique endogène que plusieurs autres doyens de notre champ qui ont essayé de modéliser ce problème sans parvenir à élaborer le modèle qu’ils espéraient pouvoir élaborer.

La où Baumol a eu le plus de succès, et c’est inhabituel pour un théoricien dont l’essentiel des contributions les plus connues sont surtout qualitatives, est l’idée de la "maladie des coûts" (cost disease). Le concept vient du travail que Baumol réalisa avec William Bowen (…) sur les problèmes économiques des arts du spectacle. C’est une idée simple : imaginons que la productivité dans l’industrie s’accroisse de 4 % par an, mais que "la production horaire d’un violoniste jouant du Schubert dans une salle de spectacle standard" reste fixe. De façon à attirer les travailleurs dans la musique plutôt que dans l’industrie, les salaires doivent augmenter dans la musique à peu près au même rythme qu’ils s’accroissent dans l’industrie. Mais les coûts sont croissants, alors que la productivité ne l’est pas, et les arts semblent "inefficaces". La même chose s’applique pour l’éducation, la santé et d’autres secteurs nécessairement intensifs en travail. Baumol suggère ainsi que la hausse des coûts dans les secteurs non productifs reflète un changement nécessaire des salaires d’équilibre plutôt que, par exemple, un gâchis croissant. (…) »

Kevin Bryan, « William Baumol: Truly productive entrepreneurship », in A Fine Theorem (blog), 4 mai 2017. Traduit par Martin Anota