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Tag - Kevin O Rourke

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vendredi 11 décembre 2015

L’Europe, les crises financières et l’extrême-droite



« Il y a quelques années, Alan de Bromhead, Barry Eichengreen et Kevin O'Rourke (2012) ont cherché à identifier les déterminants de l’extrême-droite durant les années trente. Ils constatèrent que les facteurs économiques importèrent beaucoup. En l’occurrence, ce qui importait, ce n’était pas la croissance courante de l’économie, mais la croissance cumulée ou, autrement dit, la profondeur cumulée de la récession. En d’autres mots, une année de contraction n’était pas suffisante pour stimuler significativement l’extrême-droite, mais une dépression, qui dure plusieurs années, suffit.

Quelles ont été les performances de l’Europe à ce propos ?

GRAPHIQUE PIB réel par tête de l’Europe occidentale lors de la Grande Dépression et de la zone euro lors de la Grande Récession (en indices, base 100 l’année du pic d’activité)

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Et maintenant le Front national a enregistré de très bons scores lors du premier tour des régionales et il va probablement obtenir plusieurs raisons lors du second tour. L’économie n’est pas le seul facteur ; l’immigration, les réfugiés et le terrorisme jouent également un rôle. Mais les mauvaises performances économiques de l’Europe érodent lentement la légitimité, pas seulement du projet européen lui-même, mais aussi d’une société libre et ouverte. »

Paul Krugman, « That 30s show », in The Conscience of a Liberal (blog), 7 décembre 2015. Traduit par Martin Anota



« (…) Tout le monde suggère que le FN a trouvé un nouvel élan avec les atrocités du 13 novembre et peut-être que c’est effectivement le cas. Mais il y a des forces de plus long terme à l’œuvre ici. L’une est la corruption (…) qui caractérise le milieu politique parisien. Mais il y a aussi des facteurs économiques qui ont un impact prévisible sur les attitudes de la population (et, si elles sont prévisibles, alors les économies n’ont pas le droit de les ignorer). Par exemple, la mondialisation crée des gagnants et des perdants et si personne ne s’inquiète vraiment des perdants ou si nous négligeons tout simplement le problème, alors il est prévisible qu’il y aura un retour de flamme. L’euro ne s'est pas seulement englué dans un ensemble de taux de change réels perturbés, mais il a imposé une combinaison de politiques macroéconomiques caractérisée par un fort biais déflationniste. S’il reste suffisamment de temps et si les responsables politiques entendent votre désarroi, mais ne font rien pour le soulager, certains vont finalement réagir en votant pour les candidats qui rejettent les contraintes existantes sur la conduite de la politique économique. L’"Europe" est de plus en plus vécue comme un ensemble de contraintes empêchant les gouvernements de faire ce que leur population désire qu’ils fassent, plutôt que comme un moyen permettant aux gouvernements de résoudre collectivement les problèmes.

Donc pourquoi quelqu’un pourrait être surpris que madame Le Pen ait obtenu d’aussi bons résultats ? Il n’est pas improbable qu’elle soit première lors des prochaines présidentielles. Ne nous y trompons pas : si elle gagne (…) lors des présidentielles, alors cela signifiera la fin de l’Union européenne telle que nous la connaissons actuellement. Ce qui est le plus frustrant, c’est que tout cela a été largement prévisible. (…) Les présidentielles de 2017 et de 2022 ne sont pas pour demain. Mais les politique budgétaire, la politique monétaire et même la politique sociale de la zone euro doivent commencer à prendre en compte le fait que le projet européen fait désormais face à une menace existentielle »

Kevin O’Rourke, « Slow train wreck », in The Irish Economy (blog), 7 décembre 2015. Traduit par Martin Anota



« (...) Il ne s’agit pas seulement d’une question de "mauvaise conjoncture". Il est important de prendre conscience que les sources traditionnelles d’autorité se sont érodées toutes seules en raison d’échecs répétés dans la conduite de la politique économique. L’Europe (…) est gouvernée par des (…) personnes qui ne cessent de répéter au peuple qu’il doit accepter Schengen, l’austérité et l’harmonisation des réglementations (…) et que ces choses sont les meilleures choses à faire parce que ceux qui comprennent comment le monde marche le disent. Mais si les choses vont vraiment mal, cette autorité fondée sur la présomption d’expertise s’érode et les responsables politiques qui proposent des réponses plus agressives obtiennent un plus grand soutien de la population.

Manuel Funke, Moritz Schularick et Christoph Trebesch (2015) ont récemment réalisé une étude afin de déterminer si l’envolée de l’extrême-droite tel qu’on l’a observé dans les années trente se retrouvait à d’autres époques. Il semble que oui : "le paysage politique prend un sacré virage à droite suite aux crises financières". Chose intéressante, ce n’est pas vrai pour tous les types de crises. Les crises financières semblent différentes selon les trois auteurs, en partie parce que les crises financières peuvent être perçues comme des problèmes endogènes, "inexcusables", résultant d’échecs de la politique économique, d’aléas moraux et de favoritisme. Je vais le dire un peu différemment : les crises financières amènent à douter que les gouvernants savent ce qu’ils font, et ce bien davantage que tout autre choc économique.

En ce qui concerne l’Europe, les politiques économiques qui ont été adoptées après 2010 et la réticence à reconsidérer le dogme à la lumière de l’expérience ne sont pas juste destructrices sur le plan économique. Elles sapent la légitimité de l’ensemble du système européen et peuvent ainsi se solder par une catastrophe politique. »

Paul Krugman, « VSPs and the FN », in The Conscience of a Liberal (blog), 8 décembre 2015. Traduit par Martin Anota



aller plus loin... lire « Aux racines du mal. Crises financières et ascension de l’extrême-droite »

lundi 3 mars 2014

L’euro a-t-il été une erreur ?

euro

« La crise de la zone euro n’a pas fait les grands titres ces derniers mois. Mais la situation économique entourant l'euro reste sombre et sans réponse. La revue Finances & Développement, publiée par le Fonds monétaire international (FMI), offre quatre points de vue sur la question européenne dans son numéro de mars 2014. Par exemple, Reza Moghadam explique comment l'Europe a évolué vers plus d'intégration au cours du temps, Nicolas Véron examine les perspectives d’une union bancaire européenne, tandis que Helge Berger et Martin Schindler considèrent la place que prennent la réduction du chômage et la stimulation de la croissance dans l’agenda politique. Mais j'ai été particulièrement attiré par l’article intitulé "Whither the euro?", car son auteur, Kevin Hjortshøj O'Rourke, se demande si l'euro va survivre. Il conclut que "la disparition de l'euro serait une crise majeure, il n’y a aucun doute à ça. Nous ne devrions pas le souhaiter. Mais si une crise est inévitable, alors il est préférable d’avancer, même si les centristes et les europhiles sont toujours à la charge. Quelle que soit la direction que nous prendrons, nous devrons la décider démocratiquement, et il n'y a aucun sens à attendre éternellement. Si l'euro est finalement abandonné, je suis convaincu que les historiens se demanderont dans 50 ans comment l’euro a-t-il pu être introduit."

Pour comprendre pourquoi O’Rourke en arrive à cette conclusion, penchons-nous sur quelques statistiques sur le chômage et la croissance dans la zone euro. Voici l'évolution du chômage en Europe jusqu'à la fin de 2013, avec la moyenne pour les 28 pays de l'Union européenne représentés par la courbe noire et la moyenne des 17 pays utilisant l'euro représentée par la courbe bleue.

GRAPHIQUE Taux de chômage en Union européenne et en zone euro

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source : Eurostat (2014)

Aux Etats-Unis, nous nous plaignons (et ce à juste titre !) de la lenteur avec laquelle le chômage reflue : le taux de chômage avait atteint un pic en en octobre 2009 en atteignant alors 10 % et il s’élève en janvier 2014 à 6,6 %. Dans la zone euro, le chômage s’élevait en moyenne 7,5 % avant la Grande Récession et il a depuis augmenté jusqu’à atteindre plus de 11,5 %. Et rappelez-vous que cette moyenne dissimule des pays qui ont des taux de chômage faibles : par exemple, le taux de chômage de l'Allemagne a chuté à 5,1 %. Mais le taux de chômage atteint 27,8 % en Grèce, 25,8 % en Espagne et un niveau supérieur à 15 % en Croatie, à Chypre et au Portugal.

GRAPHIQUE Taux de croissance du PIB de l'UE28, de la zone euro et des États-Unis (% de variation par rapport au trimestre précédent)

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source : Eurostat (2014)

Voici le taux de croissance trimestriel du PIB pour les 17 pays de la zone euro, pour l'ensemble des 28 pays de l'Union européenne et pour les États-Unis (à titre de comparaison). Notez que l'Union européenne et la zone euro ont connu deux récessions : la Grande Récession, qui a été plus profonde qu’aux Etats-Unis, puis une période de croissance négative de début 2011 jusqu’à début 2013. Comme l'écrit O'Rourke, "en décembre 2013, le PIB de la zone euro était toujours inférieur de 3 % à ce qu’il était au premier trimestre de 2008, alors que le PIB américain était supérieur de 6 %. Par rapport à son niveau d’avant-crise, le PIB était inférieur de 8 % en Irlande, de 9 % en Italie et de 12 % en Grèce".

Pour les lecteurs américains, essayez d'imaginer ce que le climat politique américain serait si le taux de chômage avait augmenté presque continûment au cours des cinq dernières années et qu’il atteignait les deux chiffres pour l’ensemble du pays. Ou imaginez ce que serait le climat politique au Etats-Unis si au lieu d’une reprise molle, la croissance économique avait été négative en 2011 et en 2012.

O'Rourke souligne que cette issue désastreuse (…) était à la fois prévisible et prédit sur la base de la théorie économique traditionnelle avant même que l'euro soit mis en place. Et il souligne qu’il n’y a aucune raison particulière de penser que l'UE soit sur le point de régler les problèmes sous-jacents. S’il y a deux régions ayant des modèles de productivité ou de croissance différents, alors la théorie économique suggère que certains ajustements seront nécessaires entre eux. Une possibilité, par exemple, serait que le taux de change s’ajuste entre les deux pays. Mais si les pays ont convenu d'utiliser une monnaie commune, alors aucun ajustement des taux de change n’est possible, mais d'autres ajustements sont toujours possibles. Par exemple, certains travailleurs pourraient quitter la zone à bas salaires pour aller dans la zone à salaires élevés. Au lieu d’une modification des taux de change qui réduirait les prix et salaires sur les marchés mondiaux, les salaires et les prix eux-mêmes pourraient être réduits via une "dévaluation interne". Un gouvernement central pourrait aussi redistribuer une partie des revenus de la zone à haut revenu vers la zone à faible revenu.

Mais dans la zone euro, ces ajustements sont soit difficiles à mettre en œuvre, soit tout simplement impossibles. Avec l'euro comme monnaie commune, il ne peut y avoir de modification des taux de change. La circulation des travailleurs d’un pays à l’autre n’est pas importante, ce qui explique pourquoi le chômage peut s’élever à 5 % en Allemagne et atteindre plus de 25 % en Espagne et en Grèce. Les salaires sont souvent "visqueux à la baisse", comme le disent les économistes, ce qui signifie qu’il est rare que les salaires diminuent substantiellement en termes nominaux. Le gouvernement central de l'UE est doté d’un budget relativement faible et de dispose d’aucun mandat pour redistribuer de la zone à hauts revenus vers la zone à faibles revenus. Sans ajustement, il en résulte que certains pays ont déprimé les économies avec un chômage élevé et une croissance lente ou négative, et aucune issue à court terme.

Bien sûr, on peut proposer plusieurs mesures qui pourraient marcher avec le temps. Mais O'Rourke balaye toutes ces propositions en établissant deux faits particulièrement désagréables. "D’une part, la gestion de la crise depuis 2010 a été scandaleusement maladroite, ce qui soulève la question de savoir s'il est judicieux pour tous les pays, en particulier pour les petits, de se mettre à la merci des décideurs de Bruxelles, de Francfort ou de Berlin. D’autre part, il devient de plus en plus clair qu’aucune véritable union bancaire ne sera prochainement mise en œuvre, encore moins une union budgétaire ou une mutualisation de la dette." Compte tenu des situations de chômage et de croissance dans les zones défavorisées d'Europe, il n'est pas surprenant qu’on y observe une montée de l’extrémisme. Il est stupide de ne rien faire, alors que le taux de chômage se maintient pendant plusieurs années à des niveaux dignes de la Grande Dépression dans certains pays, tandis que d’autres pays connaissent des booms, et d’attendre que la pression politique en faveur de changements extrêmes devienne irrésistible. O'Rourke résume ainsi : "Pendant des années, les économistes ont affirmé que l'Europe devait se décider : soit se tourner vers davantage de fédéralisme, comme l'exigerait la logique d'une monnaie unique, soit revenir en arrière. Nous sommes maintenant en 2014 : quand est-ce que nous admettrons que l’Europe a fait son choix et qu’elle n’a pas opté pour une plus grande intégration ? Plus cette crise se poursuit, plus le mouvement anti-européen prendra de l’ampleur, et c'est tout à fait compréhensible : l'attentisme ne va pas aider les fédéralistes. Nous devons donner quelques mois au nouveau gouvernement allemand pour nous surprendre, et s’il ne le fait pas, nous devrons en tirer la conclusion logique. S’il n’est pas possible d’aller vers l’avant, se retirer de l'UEM sera à la fois inévitable et souhaitable." »

Timothy Taylor, « Will we look back on the euro as a mistake? », in Conversable Economist (blog), 28 février 2014. Traduit par Martin Anota

mercredi 24 juillet 2013

Pourquoi l’histoire économique est essentielle à l'économie

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« Je suis d'accord avec Peter Temin pour considérer que l'histoire économique a un rôle fondamental à jouer dans l’enseignement de l’économie et le MIT en est un excellent exemple. (….) Plusieurs superstars qui ont émergé de ce département ont une sensibilité historique qui a fait d’eux de meilleurs économistes. Obstfeld et Rogoff sont surtout connus pour leurs travaux pionniers en macroéconomie économie ouverte, mais tous deux ont écrit des livres importants en histoire économique (Obstfeld avec Taylor et Rogoff avec Reinhart) et je ne pense pas que ce soit une coïncidence que la macroéconomie ouverte à la Obstfeld-Rogoff soit beaucoup plus ancrée dans le monde réel que certains équivalents en économie fermée. Paul Krugman affiche régulièrement son intérêt pour l'histoire et utilise ses connaissances historiques à bon escient (…).

Il y a beaucoup de raisons qui nous amènent à penser que nous avons besoin de plus d'histoire dans l’enseignement de l’économie et non pas moins. L’actuelle crise économique et financière a donné lieu à un vif débat sur l'état de la science économique et sur la formation que reçoivent les étudiants en économie. Surtout, parmi ceux qui plaident pour un profond changement dans la formation des jeunes économistes, il y a ceux qui emploieront au final ces étudiants, qu’ils soient dans le secteur privé ou le secteur public. Les employeurs se plaignent de plus en plus que les jeunes économistes ne comprennent pas comment le système financier fonctionne réellement et qu’ils soient mal préparés pour réfléchir à des politiques appropriées en période de crise.

De manière frappante, de nombreux employeurs et décideurs politiques affirment également que la connaissance de l'histoire économique pourrait être particulièrement utile. Par exemple, Stephen King, économiste en chef du Groupe HSBC, affirme que "trop peu d’économistes arrivant dans le monde de la finance ont une réelle connaissance des événements qui, bien qu’ils aient eu lieu parfois dans un lointain passé, peuvent se révéler d’une grande pertinence pour les affaires courantes... La crise financière mondiale peut être plus facilement interprétée et comprise par quelqu'un qui disporait préalablement de connaissances sur le krach de 1929, sur la Grande Dépression ou encore sur la panique de 1907" (Coyle, 2012, p. 22). Andrew Haldane, directeur exécutif de la stabilité financière à la Banque d'Angleterre, a écrit que "l'histoire financière nous aurait poussé à prendre au sérieux les cycles de crédit" et que la disparition de sous-domaines (tels que celui l'histoire économique et financière, ainsi que celui de la monnaie, banque et finance) du programme de base a contribué à ce que les décideurs politiques négligent ces facteurs, une erreur qui "doit maintenant être corrigée" (Coyle, 2012 pp 135-6). (…) Stan Fischer (un autre diplômé du MIT) a déclaré : "je pense que j'ai autant appris en étudiant l'histoire des banques centrales qu’en étudiant les théories de politique monétaire et je conseille à tous ceux qui veulent être banquiers centraux de se plonger dans les livres d'histoire").

Les connaissances en histoire économique et financière se révèlent à plusieurs niveaux cruciales pour réfléchir à propos de l'économie. De toute évidence, elles obligent les élèves à reconnaître que des discontinuités majeures dans la performance économique et dans les régimes de politique économique ont eu lieu à plusieurs reprises par le passé et qu’elles peuvent donc se reproduire à l'avenir. Ces discontinuités ont souvent coïncidé avec les crises économiques et financières et ces dernières ne peuvent donc pas être supposées théoriquement impossibles. Une formation historique immuniserait les étudiants de la complaisance qui a caractérisé la "Grande Modération" (Great Moderation). Prenez du recul et vous verrez que ce cygne (swan) ne semble pas si noir (black) que ça après tout.

Un deuxième point connexe est que l'histoire économique enseigne aux élèves l'importance du contexte. Comme Robert Solow (…) le souligne, "le bon choix d'un modèle dépend du contexte institutionnel" (Solow, 1985, p. 329), et cela est également vrai pour le bon choix de politiques économiques. En outre, la "bonne" institution peut elle-même dépendre du contexte. L'histoire regorge d'exemples d'institutions qui se sont développées pour résoudre les problèmes d'une époque, mais qui posèrent elles-mêmes problème plus tard.

Troisièmement, l'histoire économique est sans conteste un domaine empirique. Faire de l'histoire économique oblige les élèves à ajouter à la rigueur technique de leurs programmes une dimension supplémentaire de rigueur : se demander si leurs explications des événements historiques collent vraiment aux faits. Ce qui ne veut absolument pas dire qu’il s’agit de sélectionner certains faits qui soutiennent votre thèse et d’ignorer tous ceux qui ne le font pas : le monde est un endroit compliqué et les économistes devraient être formés à le reconnaître. Une exposition à l'histoire économique conduit à un cadre d'esprit empirique et à une volonté d'admettre qu’un cadre théorique particulier peut ne pas toujours réussir à expliquer le monde réel. Ce sont des habitudes mentales qui s’avèrent essentielles pour les jeunes économistes souhaitant appliquer leurs compétences dans le monde du travail et, je dirais, dans le milieu universitaire également.

Quatrièmement, même lorsque la crise économique et financière actuelle sera passée, les grands défis de long terme auxquels le monde est confronté seront toujours là. L’un d’eux est de savoir comment sauver des milliards d’êtres humains d’une pauvreté qui serait perçue comme intolérable pour ceux qui vivent dans les pays de l’OCDE. Et pourtant, cette pauvreté a été le lot de la grande majorité de l'humanité sur la plus grande partie de l'histoire : ce qui est surprenant n'est pas le fait qu'"ils soient si pauvres", mais le fait que "nous soyons si riches" Pour comprendre cette dernière énigme, nous devons nous tourner vers l’histoire. Comprendre ce qui a donné lieu à une croissance économique moderne, voilà la question qui a donné naissance à l'histoire économique et elle reste aujourd'hui aussi pertinente qu'elle l'était à la fin du dix-neuvième siècle. En dehors des questions telles que l’émergence de l'Asie et le déclin relatif de l'Occident, d'autres questions de long terme qui gagneraient à être posées dans une perspective à long terme incluent le réchauffement climatique, l'avenir de la mondialisation et la rapidité avec laquelle la frontière technologique pourra avancer dans les décennies à venir.

Cinquièmement, la théorie économique elle-même a souligné depuis plus de vingt ans déjà que la dépendance de sentier (path dependence) est omniprésente.

Enfin, (…) l'histoire économique est un excellent moyen de convaincre les étudiants que la théorie qu'ils apprennent en microéconomie et en macroéconomie est utile pour les aider à comprendre le monde réel. Loin d'être considérée comme une alternative "douce" à la théorie, l'histoire économique doit être considérée comme un complément pédagogique essentiel. Par expérience, je sais qu'il n'y a rien de plus satisfaisant que de voir les étudiants se rendre compte que d'un peu de théorie peut aider à comprendre les phénomènes complexes du monde réel. Pensez à l'utilisation du trilemme de Mundell-Fleming qu’en font Obstfeld et Taylor pour faire comprendre aux élèves l'histoire de l'intégration des marchés internationaux des capitaux au cours des 150 dernières années ou bien l'utilisation que Ronald Rogowski fait de la théorie de Heckscher-Ohlin pour discuter des clivages politiques dans le monde à la fin du XIXe siècle. La thèse de Domar à laquelle Temin se réfère dans son article est un excellent moyen de parler aux élèves de ce qui génère les rendements décroissants du travail. L'histoire économique offre aux enseignants de nombreuses opportunités pour tenter de motiver leurs élèves. »

Kevin O’Rourke, « Why economics needs economic history », in The Irish Economy (blog), 5 juillet. Traduit par M.A.