« En 1955, lorsque Simon Kuznets écrivait à propos de l’évolution des inégalités dans les pays riches (et un couple de pays pauvres), les Etats-Unis et le Royaume-Uni connaissaient alors l’une des plus fortes baisses des inégalités de revenu que l’on ait pu enregistrer au cours de l’histoire, couplée à une croissance rapide. Il semblait alors évident qu'il fallait parvenir à identifier les facteurs derrière la baisse des inégalités et Kuznets a pour sa part mis en avant le rôle joué par le développement de l’éducation, par la baisse des écarts de productivité entre les secteurs (donc par l’égalisation des composantes des salaires correspondant à des rentes), une baisse du rendement du capital et des pressions politiques en faveur d’une plus grande redistribution des revenus. Il se pencha alors sur l’évolution des inégalités au cours du siècle passé et estima que les inégalités ont augmenté, en raison de la réallocation de la main-d’œuvre du secteur agricole vers l’industrie, puis ont atteint un pic dans le monde développé quelque part autour du début du vingtième siècle. Il conçut alors ce qu’on appela par la suite la "courbe de Kuznets". (…) Mais la courbe de Kuznets a peu à peu été délaissée, parce que ses prédictions d’une baisse continue des inégalités dans les pays avancés ne collaient pas avec la hausse soutenue des inégalités que l’on a pu observer à partir de la fin des années soixante dans pratiquement tous les pays développés (…).

Nous devons considérer l’actuelle hausse des inégalités comme la phase ascendante de la seconde courbe de Kuznets de l’époque moderne. Cette hausse s'explique avant tout par le changement technologique et la réallocation de la main-d’œuvre du secteur industriel homogène vers les services hétérogènes (ce qui crée donc un déclin des travailleurs à se mobiliser), mais aussi (comme durant la première vague) par la mondialisation, qui tend à comprimer les classes moyennes dans les sociétés occidentales, tout en poussant à la baisse des taux d’impositions sur le capital et le travail très qualifié. (…)

Les historiens économiques comme van Zayden (1995), Nogal et Prados (2013), Alfani (2014) et Ryckbosch (2014) ont repéré des périodes d’accroissement et de décroissement des inégalités dans l’Europe préindustrielle. Ce qui est intéressant, c’est que les cycles de Kuznets dans les sociétés préindustrielles répliquent fondamentalement les cycles malthusiens, parce qu’ils prennent place dans un contexte de revenu moyen quasi-stationnaire. Les cycles de Kuznets préindustriels ne trouvent pas leur origine dans des facteurs économiques, mais plutôt dans les épidémies et les guerres. Celles-ci entraînent une baisse de la population, une hausse du revenu moyen, une hausse des salaires (en raison de la raréfaction de la main-d’œuvre) et donc une baisse des inégalités, jusqu’à ce que la croissance démographique annule tous ces gains au travers un processus très malthusien.

GRAPHIQUE 1 La relation de Kuznets aux Etats-Unis (1774-2013)

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Donc, nous pouvons observer des vagues de Kunznets au cours des six ou sept derniers siècles de l’histoire européenne. Dans les temps préindustriels, ils sont observables en fonction du temps, car le revenu est plus ou moins constat (…). Après la Révolution industrielle, cependant, nous voyons des vagues répondant aux facteurs économiques (par exemple, le progrès technique, la réallocation intersectorielle de la main-d’œuvre) et nous pouvons les représenter comme le pensait Kuznets en fonction du revenu moyen. C’est ce que je représente à travers les graphiques pour les Etats-Unis et pour le Royaume-Uni (autrefois l’Angleterre). (…)

GRAPHIQUE 2 La relation de Kuznets au Royaume-Uni (1688-2010)

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L’explication de Kuznets s’est principalement focalisée sur des forces économiques, "bénignes". Il s’est trompé en négligeant l’impact des forces "malignes" (notamment des guerres) qui sont de puissants moteurs dans l’égalisation des revenus. (…) Les Guerres mondiales ont entraîné une compression des revenus à travers une plus forte imposition, une répression financière, un rationnement, des contrôles des prix et même la destruction des actifs physiques (comme en Europe et au Japon).

Les inégalités peuvent ne pas se renverser prochainement (…), du moins pas aux Etats-Unis, où je perçois quatre forces puissantes qui continuent de pousser les inégalités à la hausse (…) : l’accroissement de la part du revenu rémunérant le capital, qui est, dans tous les pays riches, extrêmement concentrée entre les mains des plus aisés (avec un indice de Gini supérieur à 90) ; l’association toujours plus étroite des hauts revenus du capital et du revenu entre les mains des mêmes personnes (Atkinson et Lakner, 2014) ; l’homogamie (la tendance des plus riches et des plus qualifiés à se marier ensemble) ; et l’importance croissante de la monnaie dans la politique, qui permet aux plus riches de faire voter des règles qui les favorisent et qui ont donc pour conséquence d’entretenir les inégalités (Gilens, 2012).

Le pic que les inégalités devraient atteindre avec la seconde courbe de Kuznets de l’ère moderne devrait être plus faible que celui de la première (lorsqu’au Royaume-Uni, les inégalités étaient aussi fortes que dans l’Afrique du Sud d’aujourd’hui), parce que les sociétés avancées ont entre-temps acquis des "stabilisateurs d’inégalités", comprenant notamment les allocations-chômage et les pensions de retraite. »

Branko Milanovic, « Introducing Kuznets waves: How income inequality waxes and wanes over the very long run », in VoxEU.org, 24 février 2016. Traduit par Martin Anota