« Comme nous le savons bien (ou devrions bien le savoir), le marxisme a graduellement développé deux approches de l’impérialisme. La position même de Marx était fondamentalement et inflexiblement positive (du moins jusqu’aux toutes dernières années de sa vie) : l’impérialisme, aussi brutal et perturbateur soit-il, constituait le moteur par lequel la structure sociale la plus avancée, à savoir le capitalisme, s’introduisait dans les sociétés en retard de développement et les transformait le plus amplement. Les propres écrits de Marx sur la conquête britannique de l’Inde sont sans ambiguïté sur ce propos. Les écrits d’Engel sur la conquête française de l’Algérie sont (comme à chaque fois que l’on compare les styles d’écriture d’Engel et de Marx) encore plus "brutaux". Selon cette conception "classique", l’Europe occidentale, les Etats-Unis et le "Tiers Monde" se développeraient tous capitalistiquement, pourraient relativement vite arriver aux mêmes niveaux de développement, et le capitalisme serait ensuite directement remplacé par le socialisme dans chacun d’eux.

Cette conception dépendait crucialement de deux hypothèses : que (1) la classe laborieuse occidentale reste au faible niveau de revenu (celui du salaire de subsistance) qui (2) ne cesse alors d’alimenter sa ferveur révolutionnaire. L’hypothèse (1) était commune à tous les économistes du dix-neuvième siècle, elle était soutenue jusqu’au milieu du dix-neuvième siècle par les données empiriques et Marx ne constituait pas une exception. Mais vers la fin du siècle, Engels a noté l’émergence d’une "aristocratie ouvrière" qui émoussait le conflit de classe en Grande-Bretagne et peut-être dans d’autres pays développés. La hausse des salaires était "nourrie", selon Engels, par les profits coloniaux réalisés par les capitalistes britanniques. Bien que ces hausses de salaires n’étaient que "des miettes tombées de la table des capitalistes" (pour reprendre Engels), elles explosaient la théorie de la "loi d’airain des salaires" et, de façon collatérale, le potentiel révolutionnaire de la classe laborieuse en Occident. Donc les germes de l’idée que l’impérialisme puisse saper la lutte des classes dans les pays développés furent semés et elles eurent par la suite de profondes répercussions.

Le livre Imperialism: Pioneer of Capitalism de Bill Warren (publié en 1980, mais inachevé en raison de la mort de Warren) crédite le Lénine d’après 1914 pour le changement (ou plutôt, il le critique pour cela). Dans l’Impérialisme de Lénine, le capitalisme de monopole, qui a perdu la vigueur du capitalisme de libre marché et qui est devenu "décrépi", avait besoin d’une expansion étrangère (pour maintenir les profits à leurs niveaux antérieurs). Cela entraîna la lutte impérialiste pour les territoires qui finit par faire éclater la Première Guerre mondiale. Au même instant, l'amélioration relative de la situation matérielle des classes laborieuses dans les pays développés amena celles-ci à abandonner le sentier révolutionnaire et à soutenir les parties sociaux-démocratiques "opportunistes" et nationalistes (et leurs dirigeants notamment le "renégat" Kautsky). La lutte des "peuples d’Orient" (comme on les appelait lors de le première conférence à Bakou en 1920) contre l’impérialisme est devenue partie intégrante d’une lutte globale contre le capitalisme, et l’impérialisme cessa d’être perçu comme un précurseur dynamique du socialisme à venir, mais plutôt l’extension du capitalisme moribond. Selon Warren, "à présent, ce n’est pas le caractère du capitalisme qui détermine la progressivité (…) de l’impérialisme, mais le caractère de l’impérialisme qui détermine le caractère réactionnaire du capitalisme".

Ce changement de position a de profondes répercussions pour la pensée de la gauche que Warren dénonce. Il a mené aux théories du "centre" et de la "périphérie", de la "dépendance structurelle", etc. (développées par Frank, Amin, Cardoso, Prebisch…). Warren affirme que ces théories étaient inexactes parce qu’elles prédisaient une accélération de la croissance si les pays parvenaient à se désengager du système mondial dominant (…) et elles n’avaient rien à voir avec la lutte des travailleurs dans les pays émergents parce qu’elles reflétaient les intérêts des bourgeoisies nationalistes du Tiers Monde.

J’aimerais faire une véritable recension du livre extrêmement stimulant de Warren, même si celui-ci contient beaucoup de passages exaspérants, mais je le ferai une prochaine fois. (Dans l’un de ces passages exaspérants, par exemple, Warren célèbre la hausse des inégalités dans les pays en développement, notamment la concentration de la propriété foncière entre les mains des latifundistas, parce qu’il la considère comme un indicateur du degré d'adoption de méthodes de production capitalistiques plus efficaces dans l’agriculture. Ses célébrations des inégalités dans la seconde partie de son livre, portant sur les développements postérieurs à 1945, feraient rougir Friedman et Hayek !). Mais ce n’est pas le livre de Warren en tant que tel qui m’intéresse, mais ses implications très contemporaines.

Il est des plus utiles pour comprendre l’essor des nouvelles économies capitalistes en Asie. Même si Richard Baldwin ne fait allusion ni à la position marxiste classique, ni à la théorie de la dépendance, le livre qu’il a récemment publié et (dont j’ai proposé une recension) montre clairement que la réussite économique de l’Asie s’est appuyée sur l’usage de relations capitalistes de production et d’inclusion dans les chaînes de valeur mondiales, c’est-à-dire sur une participation active dans la mondialisation. Pas passive, mais une participation qui fut prisée, désirée. Ce n’est pas par hasard si la Chine est devenue le principal champion de la mondialisation aujourd’hui. Par conséquent, la réussite asiatique réfute directement les théories de la dépendance et elle est en accord avec la position marxiste classique à propos de l’impact révolutionnaire du capitalisme et par extension du "néo-impérialisme" dans les sociétés les moins développées.

Cela a de profondes implications sur la façon de voir et d’expliquer les grands changements dans le pouvoir économique que nous avons observés au cours du dernier demi-siècle (Quelles sont les origines de cette transformation ? le rôle de l’Etat-nation et de l’impérialisme ? le rôle des mouvements d’indépendance menés par la bourgeoisie ?) et sur la façon de voir les développements futurs. Je ne vais pas développer ces questions maintenant parce que mon avis évolue encore sur le sujet et je pense développer tout cela dans un livre, mais je pense que, pour chercher à comprendre les changements du monde moderne, le mieux que nous puissions faire est de revenir à la littérature et aux débats d’il y a exactement un siècle. (…). Mis à par cela, je ne vois aucun autre récit qui donne un sens aux grands changements que nous vivons. »

Branko Milanovic, « Is “neo-imperialism” the only path to development? », in globalinequality (blog), 18 mai 2017. Traduit par Martin Anota