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dimanche 30 mai 2021

Le risque d’inflation est réel

« Le chapitre de l’épidémie de Covid-19 dans l’histoire économique américaine devrait se terminer plus vite que ne s’y attendait pratiquement tout le monde, notamment moi-même. D’ici quelques semaines, le PIB va atteindre un nouveau pic et il est probable qu’il dépassera d’ici la fin de l’année la trajectoire tendancielle qu’il suivait avant la pandémie, comme l’économie jouit de la plus forte croissance annuelle qu’elle ait connue depuis plusieurs décennies. Les créations d’emplois atteignent des niveaux record et le chômage peut très bien chuter en-deçà des 4 % dans les douze prochains mois. La croissance des salaires et de la productivité s’accélère. C’est à la fois de bonnes nouvelles et un hommage aux politiques agressives d’endiguement de l’épidémie menées ces derniers mois, ainsi qu’aux politiques budgétaire et monétaire adoptées depuis le début de la pandémie. Notre économie a réalisé de meilleures performances que les autres pays industrialisés. Les autorités américaines doivent en tirer une satisfaction.

Mais de nouvelles conditions requièrent de nouvelles approches. A présent, le principal risque pour l’économie américaine est la surchauffe et l’inflation. Il y a encore six mois, il était raisonnable de considérer la faible croissance, le chômage élevé et les pressions déflationnistes comme le principal risque pour l’économie. Aujourd’hui, même s’il est essentiel de continuer les efforts de soutien, notre politique macroéconomique doit changer de focale.

Les pressions inflationnistes proviennent de la stimulation de la demande créée par l’épargne de 2.000 milliards de dollars que les Américains ont accumulée durant la pandémie ; des achats de dette à grande échelle par la Réserve fédérale, ainsi que les prévisions de la Fed de taux d’intérêt essentiellement nuls jusqu’en 2024 ; de la relance budgétaire d’environ 3.000 milliards de dollars adoptée par le Congrès ; et de l’explosion des cours boursiers et des prix de l’immobilier.

Ce n’est pas qu’une conjecture. L’indice des prix à la consommation a atteint un rythme annuel de 7,5 % au cours du premier trimestre et les anticipations d’inflation ont bondi à un rythme jamais observé depuis que les obligations indexées à l’inflation ont été introduites, il y a une génération. Déjà, les prix à la consommation ont presque augmenté autant que la Fed ne s’y attendait pour l’ensemble de l’année. "Nous voyons une inflation très substantielle", a récemment observé Warren Buffett dans des remarques qui sont typiques de celles que font les chefs d’entreprise à travers le pays. "Nous sommes en train d’augmenter les prix. Les gens nous augmentent les prix et c’est accepté"

La Fed et l’administration Biden ont entièrement raison de souligner qu’une partie de cette inflation, telle que la hausse des prix des voitures d’occasion le mois dernier, est transitoire. Mais ce que nous observons n’est qu’en partie temporaire. Plusieurs facteurs suggèrent que l’inflation peut très bien accélérer, notamment de nouvelles pressions à la hausse sur les prix, comme la croissance de la demande dépasse celle de l’offre ; la hausse des coûts des matériaux et la baisse des stocks ; la hausse des prix de l’immobilier qui ne s’est pas reflétée dans les indices des prix officiels ; et l’impact des anticipations d’inflation sur le comportement des acheteurs. La hausse du salaire minimum, le renforcement des syndicats, le développement des avantages des personnels et le renforcement de la réglementation sont désirables, mais ils poussent aussi à la hausse les coûts des entreprises et les prix.

Il est possible que la Fed puisse contenir les pressions inflationnistes en relevant les taux d’intérêt sans endommager l’économie. Mais dans l’environnement actuel, où les marchés autour du monde ont été amenés à croire que les taux resteraient très faibles pour l’avenir immédiat, cela sera très difficile, en particulier en raison du nouvel engagement de la Fed à atteindre de voir une inflation soutenue se manifester avant d’agir. L’histoire ici n’est pas très encourageante. A chaque fois que la Fed a suffisamment appuyé sur la pédale de frein pour ralentir significativement la croissance, l’économie a basculé dans la récession.

Dans quelle mesure une accélération de l’inflation importe-t-elle ? En général, les hausses de l’inflation nuisent de façon disproportionnée aux pauvres et sont associées à une dégradation de la confiance envers le gouvernement. Certains considèrent que l’inflation a joué un rôle dans l’élection de Richard Nixon en 1968 et de Ronald Reagan en 1980.

Jason Furman, économiste en chef du de Barack Obama, a récemment dit que le plan de sauvetage américain était définitivement "trop gros pour l’instant", en ajoutant : "je ne connais pas d’économiste qui ait recommandé quelque chose d’une ampleur". Une relance excessive impulsée par des considérations politiques fut une énorme erreur de politique dont les effets seraient aggravés si les inquiétudes quant à une éventuelle surchauffe de l’économie empêchaient le Congrès de faire les types d’investissements publiques nécessaires qui sont au cœur de la focale du Jobs and Families Plans du Président Biden.

Donc, comment pouvons-nous contenir les risques de surchauffe et promouvoir la croissance soutenable, tout en faisant les investissements nécessaires dans les infrastructures, le verdissement de l’économie et aider les familles à faible revenu ou à revenu intermédiaire ? Tout d’abord, en ce qui concerne la Fed, les autorités monétaires doivent contribuer à contenir les anticipations d’inflation et réduire le risque de chocs récessifs majeurs en reconnaissant explicitement que cette surchauffe, et non un manque de demande, constitue le risque prédominant à court terme pour l’économie. Le resserrement monétaire semble nécessaire et il est important de préparer la voie à ce processus délicat. Entre-temps, l’administration doit continuer de respecter l’indépendance de la Fed lorsqu’elle changera l’orientation de sa politique monétaire. De claires déclarations que les Etats-Unis désirent un dollar fort aideraient aussi à ancrer les anticipations d’inflation.

Deuxièmement, des politiques vers les travailleurs doivent cibler les pénuries de main-d’œuvre que l’on observe aujourd’hui. Les allocations-chômage permettant aux travailleurs de gagner davantage sans travailler qu’en travaillant devront sûrement cesser d’ici septembre ; dans certaines régions du pays, elles doivent bientôt être retirées. Les bonus des réembauche doivent être considérées et la focale doit être placée sur la promotion de la mobilité et la formation des travailleurs pour les professions où la main-d’œuvre manque. Là où les exigences "made in America" exacerbent les pénuries d’emploi et poussent les prix à la hausse, elles doivent être reconsidérées.

Troisièmement, il est essentiel de faire des investissements publics de long terme pour accroître la productivité et permettre à davantage de personnes de travailler. Ce serait une grave erreur de réduire excessivement les investissements publics en raison de craintes d’inflation. Ce n’est pas en raison des emplois qu’ils créent directement, mais en raison des accroissements de long terme du potentiel productif, de la soutenabilité et de l’inclusion qu’ils génèrent. Mais là où cela est possible, les investissements dans les infrastructures doivent être financés en reprogrammant des fonds du plan de sauvetage, comme ceux qui sont à présent utilisés par certains Etats pour financer des baisses d’impôts. En outre, les dépenses courantes financées par les impôts futurs peuvent davantage stimuler une économie déjà en surchauffe. L’opposé, c’est-à-dire l’accroissement des recettes en amont des recettes ou du moins parallèle aux dépenses, pourrait assurer une croissance plus soutenable. (…) »

Lawrence Summers, « The inflation risk is real », 24 mai 2021. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« Pourquoi l'inflation est-elle si faible et stable ? »

« Quelle est la cible d’inflation optimale ? »

« Comment expliquer le comportement de l’inflation et de l’activité suite à la Grande Récession ? »

« Macroéconomie et anticipations d’inflation »

« De la stagflation à la Grande Inflation, ou comment le regard des économistes sur les années 1970 a changé »

mardi 14 mai 2019

La stagnation séculaire nous oblige à reconsidérer le rôle de la politique macroéconomique

« Les éditions MIT Press ont publié Evolution or Revolution? Rethinking Macroeconomic Policy after the Great Recession, un livre contenant les articles et des discussions que nous avons organisées à une conférence de la Peterson Institute il y a 18 mois. Alors que les choses sont toujours loin d’être claires, les événements qui se sont déroulés depuis nous amènent à considérer que la stagnation séculaire constitue une menace sérieuse pour les pays développés. A partir de points de vue quelque peu différents (Blanchard, 2019, et Rachel et Summers, 2019), nous en sommes de plus en plus venus à croire qu’il est nécessaire de reconsidérer en profondeur la politique macroéconomique et en particulier la politique budgétaire.

"Nous avions écrit (…) qu’au minimum, la politique monétaire doit rétablir sa marge de manœuvre. La politique budgétaire doit être réintroduite comme un outil de stabilisation majeur. Et les politiques financières doivent continuer d’être ajustées et renforcées. Nous pouvons qualifier cela d’évolution. Si, cependant, les taux neutres restent extrêmement faibles, peut-être même négatifs, ou si la régulation financière marque le pas, des changements plus profonds pourraient être nécessaires, allant du recours aux déficits budgétaires à des efforts actifs pour promouvoir la dépense privée, en passant par une plus forte inflation pour réduire davantage les taux d’intérêt réels ou encore un renforcement des contraintes sur le secteur financier. Nous pouvons qualifier cela de révolution. Seul le temps nous le dira.

Divers changements frappants des conditions économiques sont survenus depuis que nous avons écrit ce passage.

Les taux d’intérêt restent inhabituellement faibles


Les taux d’intérêt neutres, tels qu’ils sont jugés par les marchés ou les observateurs financiers, ne se sont pas accrus et ont probablement décliné, même quand nous sommes sortis de la Grande Récession. L’idée que les taux d’intérêt faibles constituaient un simple effet d’après-crise et que les taux remonteraient lentement s’est tout simplement révélée erronée. Aux Etats-Unis, les taux d’intérêt réels à 10 ans ont significativement diminué ces derniers mois et sont environ au niveau où ils étaient il y a 18 mois malgré le passage de fortes réductions d’impôts. En réponse aux inquiétudes à propos d’un possible affaiblissement de l’économie et de l’absence de pressions inflationnistes, la Réserve fédérale a signalé que l’actuel cycle de resserrement puisse s’arrêter avec des taux d’intérêt de court terme inférieurs à 2,5 %. Les marchés considèrent que la prochaine mesure de la banque centrale sera plus probablement une baisse plutôt qu’une hausse du taux directeur. En Europe, en réponse à la faiblesse économique, les autorités monétaires ont retardé de plusieurs années la date à laquelle les taux d’intérêt retourneront en territoire positif et elles se demandent si elles ne vont pas relancer l’assouplissement quantitatif (quantitative easing). En Allemagne et au Japon, les obligations indexées suggèrent que les taux d’intérêt réels négatifs constituent un aspect de la vie économique pour la prochaine génération.

Parallèlement, la politique budgétaire est restée expansionniste (au Japon, fortement aux Etats-Unis, timidement en zone euro) sans entraîner de surchauffe. Malgré cette relance budgétaire, l’inflation a à peine atteint la cible d’inflation de la Fed et les marchés anticipent que l’inflation américaine restera en-deçà de 2 %, même selon les prévisions sur 30 ans. Dans la zone euro et au Japon, l’inflation reste inférieure à sa cible, avec peu d’éléments suggérant que la cible puisse être bientôt atteinte. Cette faible inflation suggère que, malgré des politiques monétaire et budgétaire expansionnistes, l’inflation anticipée est toujours inférieure à la cible ou la production est toujours sous son potentiel, du moins dans ces deux économies.

La politique budgétaire doit jouer un rôle plus important dans les futures récessions


Ces deux développements nous amènent inévitablement à conclure que la politique budgétaire devra à l’avenir jouer un rôle plus important que par le passé. Il n’y a simplement pas assez de marge, même aux Etats-Unis, pour que la politique monétaire réponde adéquatement à une récession de taille standard. Rappelez-vous que la récession américaine typique a été associée à une baisse de 500 points de base des taux directeurs, une baisse deux fois plus importante que ne le permettent les taux aujourd’hui. Mais le problème peut aller au-delà des récessions et être plus récurrent et plus fondamental. La demande globale peut rester chroniquement faible, impliquant des taux neutres durablement faibles. La borne inférieure zéro peut être contraignante pour une longue période de temps, nécessitant un soutien de la part de la politique budgétaire et une redistribution plus profonde des rôles entre politique monétaire et politique budgétaire.

Soyons clairs : Une dette publique plus élevée a en soi des coûts en termes de bien-être (bien que les taux faibles soient un signal que ces coûts puissent être limités, comme le montre Blanchard, 2019), mais dans l’environnement actuel, dans la mesure où des déficits budgétaires plus importants peuvent contribuer à réduire ou éliminer l’écart de production (output gap), les bénéfices pourraient fortement dépasser ces coûts.

L’épisode de borne inférieure zéro du Japon plaide en faveur de l’utilisation de la relance budgétaire


L’épisode de borne inférieure zéro (zero lower bound) au Japon est très instructif. Depuis 1999, le taux directeur est resté à zéro ou proche de zéro et la taille du bilan de la Banque du Japon a été multipliée par cinq depuis. Du côté budgétaire, le Japon a généré un déficit moyen de 6 % du PIB et la dette nette a augmenté de l’équivalent de près de 90 % du PIB. Et, pourtant, un taux directeur nul, un assouplissement quantitatif agressif et une politique budgétaire fortement expansionniste n’ont pas réussi à ramener l’inflation à sa cible ou la production à son potentiel. Pendant longtemps, les économistes qui se sont penchés sur le Japon on souligné des erreurs de politique économique et un recours excessif aux déficits budgétaires. Il est maintenant clair que la forte réponse macroéconomique du Japon était en net la bonne.

On pourrait affirmer que ces mesures budgétaires extrêmes sont nécessaires seulement lorsqu’un pays est à la borne inférieure zéro et que les Etats-Unis sont maintenant hors de la zone de danger requérant de telles politiques. Ce serait une erreur, pour les raisons suivantes.

Premièrement, même lorsque les taux sont positifs, mais proches de zéro, le risque qu’une contraction de la demande globale puisse ramener l’économie à la borne inférieure zéro va inquiéter les ménages et les entreprises, ce qui déprimerait davantage la demande et accroîtrait la probabilité de se retrouver à la borne.

Deuxièmement, même si la borne inférieure zéro peut être quelque peu évitée, disons en supprimant la monnaie fiduciaire et en payant des taux d’intérêt négatifs sur les encaisses monétaires, de très faibles taux semblent souvent être associés à une prise de risque excessive, allant d’un endettement excessif à une hausse de la fréquence des bulles spéculatives.

Troisièmement, il y a de bonnes raisons nous amenant à croire que plus le taux d’intérêt est faible, plus ses effets sur la demande globale s’affaiblissent. En effet, l’argument a été avancé qu’il y a un "taux d’inversion" (reversal rate) en deçà duquel l’effet du taux change de signe, si bien qu’une baisse supplémentaire des taux est susceptible de réduire le prêt.

Quatrièmement, en regardant le long terme, de faibles taux d’intérêt peuvent amener des entreprises débitrices zombies à rester en vie trop longtemps, ralentissement la réallocation et freinant ainsi la croissance économique.

Les preuves empiriques pour chacun de ces arguments ne sont pas pléthores, mais ensemble elles plaident pour maintenir les taux neutres à un niveau raisonnablement élevé et, par implication, pour être enclins à adopter la politique budgétaire expansionniste appropriée pour soutenir la demande.

Cela soulève la question de la coordination des politiques budgétaire et monétaire. L’exemple des Etats-Unis montre qu’elles peuvent fonctionner dans des directions opposées : la Fed avait poussé les rendements des obligations à la baisse et le Trésor avait saisi l’opportunité pour allonger la maturité de la dette publique. La coordination entre la banque centrale et les autorités budgétaires n’est toutefois pas sans susciter des problèmes délicats. L’une des principales avancées pour la politique monétaire a été de rendre les banques centrales indépendantes, de les laisser fixer par elles-mêmes une cible d’inflation à atteindre. Est-ce que cela reste le cas si à la fois les responsables budgétaire et monétaire doivent travailler ensemble pour atteindre le plein emploi ? L’aplatissement de la courbe de Phillips rend cela très tentant d’opter pour des politiques temporellement incohérentes, de tenter la surchauffe au prix d’une inflation apparemment limitée à court terme. Ce danger peut-il être écarté ? (...) »

Olivier Blanchard & Lawrence H. Summers, « Secular stagnation requires rethinking macroeconomic policy, especially fiscal policy », PIIE (blog), 13 mars 2019. Traduit par Martin Anota



Aller plus loin…

« Larry Summers et la stagnation séculaire »

« Les taux neutres, la stagnation séculaire et le rôle de la politique budgétaire »

« Faut-il s'inquiéter de la dette publique lorsque les taux d’intérêt sont faibles ? »

lundi 1 avril 2019

La stagnation séculaire et l’avenir de la stabilisation économique

« La récente étude de Larry Summers et Lukasz Rachel fait part d’une chute séculaire des taux d’intérêt neutres dans les pays développés. Selon les auteurs, cette chute aurait même été plus marquée en l’absence d’une compensation de la part des politiques budgétaires. Il peut être difficile de mener la politique économique dans un monde de taux d’intérêt durablement faibles peut être, en particulier en eaux troubles. Nous passons en revue ci-dessous ce que pensent les économistes sur cette question…

Dans le cadre de l’édition du printemps 2019 des Brookings Papers on Economic Activity, Larry Summers et Łukasz Rachel ont publié leur article "On falling neutral real rates, fiscal policy, and the risk of secular stagnation". Cet article estime le taux d’intérêt naturel, c’est-à-dire le taux d’intérêt compatible avec un équilibre entre épargne et investissement pour toutes les économies développées. Ce taux d’intérêt, constatent-ils, a chuté de trois points de pourcentage au cours de la dernière génération, et il aurait même pu avoir chuté de plus de sept points de pourcentage si les dépenses publiques n’avaient pas augmenté. La nouveauté de la méthode d’estimation est qu’elle traite les économies avancées comme une seule entité économique qui est pleinement intégrée et fonctionne comme une économie fermée.

Qu’est-ce qui peut expliquer les faibles taux d’intérêt malgré une décennie de larges déficits et dette publics ? La réponse, selon les auteurs, tient au secteur privé. "Les forces du secteur privé poussant les taux d’intérêt à la baisse sont plus puissantes que nous ne l’anticipions précédemment" et, par conséquent, pour que l’épargne et l’investissement s’équilibrent et que l’économie soit au plein emploi, un taux d’intérêt d’équilibre plus faible peut être nécessaire ces prochaines années. "Le cœur du problème est qu’il n’y a pas assez d’investissement privé pour absorber, à des taux d’intérêt normaux, toute l’épargne privée. Cela se traduit par des taux d’intérêt extrêmement faibles, une faible demande globale, une faible croissance économique et une faible inflation, le tout avec une hausse du prix des actifs en capital existants". Un corollaire de ce cadre est que "les fortes hausses de dettes publiques que nous avons connues au cours des dernières décennies sont moins une conséquence de l’irresponsabilité budgétaire qu’une réponse à un manque d’investissement privé relativement à l’épargne privée".

L’une des conséquences d’un taux d’intérêt réel neutre en territoire négatif est la possibilité que la politique économique ne parvienne pas à ramener les économies au plein emploi, même à long terme. "Une croissance satisfaisante pourrait, étant donné la structure actuelle de l’économie, dépendre de politiques insoutenables". La gamme des options en matière de politique économique est aussi plus étroite en cas de récession. En effet, comme le note Brad DeLong, "un petit choc négatif qui réduit un peu ce taux peut pousser l’économie dans un territoire où la banque centrale ne peut réussir sa mission".

Martin Wolf affirme que les banques centrales "délivrent les faibles taux réels dont l’économie a besoin", mais que "nous avons fini par nous reposer excessivement sur les banques centrales". Wolf appelle à utiliser davantage d’instruments de politique économique, en premier lieu la politique budgétaire. Selon lui, une façon d’utiliser « les déficits publiques de façon productive » serait d’utiliser l’investissement public pour compenser l’insuffisance que connaît l’investissement privé et stimuler ce dernier.

"Peut-être que notre stagnation est seulement aussi séculaire que la timidité de la politique macroéconomique". Martin Sandbu, contrairement à Wolf, ne pense pas que la politique monétaire soit à court de munitions. Sandbu note que, avec des rendements du Trésor américain à dix ans proches de 3 %, l’économie américaine est loin d’atteindre une borne inférieure (si "elle existe"), ce qui laisse une certaine marge de manœuvre pour utiliser des politiques non conventionnelles "comme cibler directement les taux d’intérêt à long terme".

David Leonhardt souligne aussi le besoin de nouvelles solutions suite à une décennie de "surprises économiques", mais les responsables de la politique économique doivent avoir conscience de la façon par laquelle une politique budgétaire expansionniste doit être menée. Leonhardt considère que la loi fiscale adoptée par l’administration Trump en 2017 offre une bonne étude de cas de la façon par laquelle la politique budgétaire peut ne stimuler que brièvement l’activité économique. La hausse du PIB étasunien de 2,9 % en 2018 consécutive aux baisses d’impôts était une expansion temporaire, comme le montre le ralentissement de la croissance américaine au cours du premier trimestre de l’année 2019. "Une meilleure réponse de la politique économique aurait été d’accorder la baisse d’impôts à la majorité des Américains, non aux seuls riches".

Un autre exemple, mis en avant par Michael Roberts, est le cas du Japon. Malgré des déficits budgétaires permanents et le plein emploi, ce pays fait toujours face à "une faible croissance des salaires et à des contrats temporaires et à temps partiel pour beaucoup (en particulier les femmes). La consommation réelle des ménages a augmenté de seulement 0,4 % par an depuis 2007, soit deux fois plus lentement qu’auparavant". En fait, Summers et Rachel soulignent l’éventualité que d’autres pays développés "connaissent la même expérience que le Japon, où le très faible taux d’intérêt d’équilibre semble être un aspect semi-permanent du paysage économique". (...) »

Inês Gonçalves Raposo, « Secular stagnation and the future of economic stabilisation », in Bruegel (blog), 1er avril 2019. Traduit par Martin Anota



Réponses de Summers aux critiques suscitées par son article


« Mon article avec Lukasz Rachel sur la stagnation séculaire et la politique budgétaire (…) a suscité plusieurs réponses intéressantes, notamment de la part de Martin Wolf, David Leonhardt, Martin Sandbu et Brad DeLong, ainsi que plusieurs participants à la conférence de la Brookings.

Je suis ravi de voir qu’il semble y avoir une acceptation générale de l’argument au cœur de ma thèse sur la stagnation séculaire. La politique "normale" de taux d’intérêts réel au niveau des 2 %, les budgets primaires équilibrés et les marchés financiers stables sont une prescription pour la stagnation et le chômage. Le succès économique dont le monde industriel a joui au cours des dernières décennies résulte d’une combinaison de taux d’intérêt réels très faibles, d’amples déficits budgétaires, d’endettement privé et de bulles d’actifs.

Je n’ai entendu personne émettre des doutes quant à la conclusion clé qu’une combinaison de taux d’intérêt réels significativement positifs et des budgets équilibrés serait une bonne prescription pour sortir d’une sévère récession, a fortiori d’une dépression, dans le monde industrialisé.

Notons que c’est un argument bien plus fondamental que l’idée que la borne inférieure effective sur les taux d’intérêt puisse empêcher de stabiliser l’économie. En raison d’une tendance chronique du secteur privé à générer trop d’épargne, les économies peuvent être sujettes au chômage (…) en l’absence de réponses appropriées de la politique économique qui sont elles-mêmes problématiques.

C’est un argument bien plus dans l’esprit de Keynes, des premiers keynésiens et des postkeynésiens d’aujourd’hui que des nouveaux keynésiens qui ont fixé les termes pour l’essentiel des discours macroéconomiques contemporains, à la fois dans le champ universitaire et dans les banques centrales à travers le monde.

L’aspect centrale des modèles des nouveaux keynésiens est l’idée selon laquelle les économies ont un équilibre vers lequel elles retournent naturellement, indépendamment des politiques poursuivies. Les bonnes politiques de banque centrale permettent d’atteindre une cible d’inflation désirée (supposée être faisable), tout en minimisant l’amplitude des fluctuations autour de cet équilibre.

Au contraire, l’expérience contemporaine, où l’inflation a été inférieure à la cible dans l’essentiel du monde industriel pendant une décennie, où les marchés s’attendent à ce qu’elle reste sous la cible pendant plusieurs décennies et où la production n’est soutenue que par de larges déficits budgétaires ou des politiques monétaires extraordinairement accommodantes, suggère que les banques centrales agissant seules peuvent ne pas forcément atteindre leurs cibles d’inflation et qu’une politique inadéquate peut facilement non seulement accroître la volatilité de la production, mais aussi réduire son niveau moyen. (...)

Dès lors que l’on reconnaît que la stagnation séculaire est un problème, se pose la question de savoir quelle réponse adopter en termes de politique économique. La bonne réponse sera celle qui assure que le plein emploi soit maintenu avec un minimum de problèmes collatéraux. Sandbu rejette l’idée de stagnation séculaire, en partie parce qu’il croit que les questions de stagnation peuvent être facilement résolues par la baisse des taux. Wolf, s’appuyant sur la BRI, s’alarme des effets toxiques des taux très faibles sur la stabilité financière à court terme et la performance économique à long terme et il préfère le recours à la relance budgétaire. Leonhardt préfère un large menu de mesures pour absorber l’épargne et promouvoir l’investissement.

Je ne suis pas sûr de savoir quelle est la bonne approche et j’aimerais qu’il y ait plus de preuves empiriques pour éclairer la question. Je peux voir une certaine logique derrière l’idée que "le zéro est juste un chiffre", idée selon laquelle l’environnement actuel ne pose pas de nouveaux problèmes fondamentaux, mais qu’il peut juste requérir des changements techniques pour pousser davantage les taux d’intérêt en territoire négatif. Je suis sceptique à cette idée parce que (i) je ne suis pas sûr qu’une poursuite de la baisse des taux dans les négatifs stimule vraiment l’économie en raison des dommages qu’elle occasionne aux banques, du moindre flux d’intérêts que gagnent en conséquence les ménages, et parce que le coût du capital n’est déjà plus une barrière à l’investissement ; (ii) je doute de la qualité d’un investissement qui ne serait pas réalisé à un taux d’intérêt nul, mais qui le serait à un taux d’intérêt négatif ; et (iii) je pense qu’un monde où les taux d’intérêt sont significativement négatifs sur une longue période est un monde d’endettement, de prises de risque et de bulles. J’ai des difficultés à concernant le comportement dans des situations où les ménages et les entreprises sont payés pour emprunter !

Je suis enclin à préférer l’usage raisonné de politiques budgétaires pour répondre à la stagnation séculaire : l’emprunt public à des taux d’intérêts négatifs et l’investissement public semblent préconisés dans un monde où il y a de nombreux projets avec de hauts rendements sociaux. De plus, nous sommes habitués à penser en termes de niveaux de dette, mais il peut être plus approprié de réfléchir en termes de niveaux de service de la dette soutenus. Avec des taux proches de zéro, ils sont inférieurs à la moyenne dans la plupart des pays développés. Le contenu des politiques budgétaires est crucial. Les mesures qui accroissent l’endettement de l’Etat sans stimuler la demande comme l’essentiel des baisses d’impôts de Trump sont peu adéquates. A l’inverse, les mesures qui promeuvent l’investissement et accroissent l’assiette fiscale sont plus intéressantes.

Il y a bien sûr d’autres mesures outre les politiques de stabilisation comme la lutte contre les monopoles, la promotion d’une répartition des revenus moins inégalitaire et le renforcement de la sécurité des retraites, pour laquelle le désir de maintenir la stabilité macroéconomique trouve un argument supplémentaire. »

Lawrence Summers, « Responding to some of the critiques of our paper on secular stagnation and fiscal policy », 20 mars 2019. Traduit par Martin Anota



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« Larry Summers et la stagnation séculaire »

« Les pays avancés font-ils face à une stagnation séculaire ? »

« La stagnation séculaire n'est-elle qu'un mythe ? »

jeudi 21 février 2019

Pouvons-nous (toujours) compter sur la science économique ?

« Le magazine Foreign Policy considère mon ami Fareed Zakaria comme l’un des dix plus importants penseurs dans le domaine de la politique étrangère de la dernière décennie. Farred a célébré cette reconnaissance méritée en y publiant un essai intitulé "The End of Economics", où il fait part de ses doutes quant à la pertinence et à l’utilité de la science économique et des économistes. Parce que Fareed tient des propos réfléchis et fait écho à des arguments fréquemment avancés, il mérite une réponse tout aussi réfléchie.

Fareed ignore de grands pans de la pensée économique, il ignore que les économistes ont été à l’origine de la plupart des critiques avancées à l’encontre des précédentes théories économiques, il s’en prend à des hommes de paille et il n’offre pas vraiment d’alternative aux approches économiques de la politique publique.

Plusieurs critiques de l’économie saisissent l’échec des économistes à prédire la crise financière comme motif d’inculpation. Cet argument échoue à tenir compte d’une idée centrale qui est enseignée dans chaque cours sur les fondamentaux en finance. Les effondrements de marchés sont intrinsèquement imprévisibles, parce que si l’on parvenait à en prédire un, il surviendrait plus tôt, comme tout le monde vendrait ses actifs par anticipation. De plus, plusieurs économistes, notamment Janet Yellen, Raghuram Rajan et Robert Shillerand, ont fait part de leurs inquiétudes quant aux risques pesant sur le système financier et l’économie réelle dans les années et les mois qui précédèrent la crise.

Fareed cite les propos que Paul Krugman a pu avoir concernant "l’aveuglement face à la possibilité qu’il y ait des défaillances catastrophiques dans une économie de marché" dont feraient preuve les économistes. Pourtant, Fareed ne cite pas tous les propos de Krugman. Ce dernier se montre en effet critique envers la science économique, mais il a aussi affirmé pendant des années que la théorie macroéconomique telle qu’elle est présentée dans les manuels peut expliquer l’essentiel de la crise financière et de ses répercussions, mais aussi que les principaux échecs en matière de politique économique après la crise (en l’occurrence, l’insuffisance de la relance et les inquiétudes excessives à propos de l’inflation et des déficits publics) tiennent justement à une méconnaissance de la science économique (…). J’ai longtemps partagé les idées de Paul sur la fétichisation excessive de l’élégance mathématique en macroéconomie, mais cela ne revient pas à rejeter la macroéconomie des manuels qui s’est être révélée des plus pertinentes.

En faisant écho à d’autres critiques, Fareed s’attaque à l’utilisation par les économistes du PIB pour évaluer la performance économique nationale. C’est une inquiétude justifiée. Pourtant, tous les efforts sérieux visant à aller au-delà du PIB se fondent sur des travaux réalisés par d’éminents économistes. Pensez à James Tobin et à William Nordhaus avec leur ouvrage "Measure of Economic Welfare" écrit il y a un demi-siècle, à Partha Dasgupta sur la soutenabilité, à Amartya Sen sur les mesures du développement humain ou à Tony Atkinson et à Thomas Piketty sur les inégalités.

On affirme que l’hypothèse économique commune selon laquelle chaque agent est rationnel et présente un comportement maximisateur est peu cohérente avec les faits. C’est vrai. C’était déjà un thème majeur dans la recherche économique avant même que je naisse, par exemple avec Milton Friedman qui a écrit un célèbre article évoquant les raisons pour lesquelles les gens jouent à la loterie. Andrei Shleifer et moi-même avons passé en revue il y a plus d’un quart de siècle la littérature, déjà bien imposante à l’époque, sur les "spéculateurs bruyants" (noise traders), et l’idée selon laquelle les prix spéculatifs ne sont pas pleinement rationnels et reflètent l’avidité, la peur et l’émotion humaine apparaît clairement dans les écrits de bien d’autres économistes comme Charles Kindleberger, Robert Shiller, Richard Thaler et Brad DeLong. L’hypothèse d’individus rationnels maximisateurs est seulement utilisée comme une approximation de la réalité et les bons économistes en comprennent les limites. Plusieurs des plus grandes intuitions en économie comportementale ont été avancées il y a plusieurs décennies et elles font partie intégrante de la théorie et de la pratique économiques modernes. Les idées en matière de politique économique comme les taxes sur les transactions et les "nudges" qui se fondent sur l’irrationalité proviennent pour l’essentiel des économistes.

Fareed affirme aussi que les pays ne cherchent pas à maximiser un profit, comme s’il s’agissait d’une critique de l’économie. Je ne connais pas d’économistes qui ait affirmé que les pays maximisaient un profit. Et contrairement à son affirmer, je ne connais pas d’économistes qui aient affirmé que le revenu était le principal déterminant du comportement électoral.

Une évaluation des changements dans la pertinence de la science économique doit aussi considérer les domaines où l’analyse économique est devenue de plus en plus importante. Les questions de choix scolaire et d’écoles de charte tout d’abord étudiées par les économistes sont centrales aux débats à propos de la politique éducative. Les systèmes de paiement pour résultats plutôt qu’intrants, qui ont le potentiel de révolutionner le remboursement de soins de santé, sont le fruit du raisonnement et de la recherche économiques. Les débats de politique environnementale tournent autour de schémas basés sur le marché pour décourager la pollution et encourager des formes plus propres de la production. Peu de domaines de la société ne sont pas influencés par les big data et l’apprentissage automatique qui sont la dernière incarnation de l’économétrie.

La science économique ne peut perdre le rôle qu’elle joue que s’il y a quelque chose pour la supplanter. Fareed est enthousiaste à propos de ce que les autres disciplines peuvent apporter. Je partage son espoir, mais je note qu’il ne met pas en avant d’idées ou cadres spécifiques émanant des autres disciplines qui auraient aurait contribué à la politique publique au cours des dernières décennies. Il y a certainement des exemples de recherches des autres sciences sociales qui ont eu un impact important sur le débat public, mais sûrement pas assez pour suggérer que la science économique puisse être reléguée à la marge.

Je conclurai en étant très explicite sur un point. Je ne remets pas en question l’importance de l’évolution de la réflexion au regard de la politique publique qui a pris place depuis l’ère de Reagan-Thatcher ou même depuis l’ère Clinton-Blair. Pour des raisons qui tiennent à la fois des avancées dans la compréhension du monde et des changements dans sa structure, la plupart des économistes (…) s’intéressent davantage aux questions de la redistribution, de la régulation, des monopoles et de la gestion de la demande globale qu’ils ne l’étaient il y a un quart de siècle. Comme le disait Keynes, "lorsque les faits changent, je change d’opinion. Et vous ?".

La gestion de la mondialisation, le soutien d’une classe moyenne à l’ère des intelligences artificielles et la préservation de la planète doivent être considérés comme des défis majeurs, voire comme les principaux défis, de notre ère. Si ce n’est pas de l’économie, il est difficile de voir d’où les solutions pourraient provenir. Chacun (qu’il apprécie la science économique ou ressente de la défiance à son égard) a intérêt à ce que la discipline soit pertinente et fructueuse pour aller de l’avant. »

Lawrence Summers, « Has economics failed us? Hardly ». Traduit par Martin Anota

vendredi 14 septembre 2018

Larry Summers, la crise financière et les fondations de la macroéconomie

« L’une des préoccupations (pour ne pas dire la principale préoccupation) de la dernière génération de macroéconomistes a été d’élaborer une macroéconomie avec des fondations microéconomiques. D’un certain point de vue, cela fait pleinement sens. Comment peut-on être contre l’idée d’établir des fondations ? Et il fait sens de penser que les théories macroéconomiques des fluctuations de l’investissement, par exemple, doivent être bâties sur des théories expliquant comment les entreprises prennent leurs décisions d’investissement.

Il faut cependant reconnaître que les principes d’une construction de la macroéconomie sur des fondations microéconomiques, telle qu’elle a été pratiquée par les économistes, n’a aucunement contribué à prédire, expliquer ou résoudre la Grande Récession. Les idées à propos de l’effondrement financier que les responsables de la politique économique ont trouvées les plus utiles venaient d’économistes comme Hyman Minsky et Charles Kindleberger, qui réfléchissaient à un niveau agrégé et ne recherchaient pas à établir des fondements microéconomiques. Les participants de marché, comme Ray Dalio, qui ont été très lucides à propos de la crise ignoraient la microéconomie en réfléchissant en termes d’agrégats de dette et de crédit.

Qu’est-ce qui n’allait pas et quel enseignement doit-on en tirer ? Selon moi, la supposition clé que fait une grande partie de la macroéconomie (en l’occurrence, celle selon laquelle il est préférable d’opérer avec des fondations aussi fondamentales que possible) n’est pas soutenue par l’histoire de la science. Les psychologues comprennent une grande partie du comportement humain sans réfléchir aux neurones. Les géologues étudient des séismes sans remonter aux premiers principes de la physique. Les ingénieurs du génie civil utilisent des règles générales tirées de l’expérience pour comprendre les propriétés des matériaux utilisés en construction.

Donc la macroéconomie n’a pas besoin d’être (ni même ne doit être) construite sur des fondations qui se focalisent sur les décisions d’optimisation des ménages et des entreprises. Pour qu’une telle approche soit utilisable trop de choses doivent être ignorées. De plus, de récentes analyses en économie comportementale suggèrent que l’optimisation telle que l’envisagent les économistes explique bien mal les décisions que les agents prennent vraiment lorsqu’ils dépensent.

Mais la macroéconomie a toujours besoin d’un certain type de fondations. C’est pourquoi j’ai été ravi de voir Andrei Shleifer publier l'ouvrage A Crisis of Beliefs: Investor Psychology and Financial Fragility avec Nicola Gennaioli. Le livre replace les anticipations au centre de la réflexion à propos des fluctuations économiques et des crises financières, mais ces anticipations ne sont pas "rationnelles". En fait, comme toutes les données empiriques le suggèrent, elles sont sujettes à des erreurs d’extrapolation systématiques. Le livre suggère que ces erreurs d’anticipations doivent être saisies comme découlant de biais cognitifs que les êtres humains sont prompts à faire.

Ce livre parle tout d’abord du travail de Daniel Kahneman et Amos Tversky, en montrant comment leurs idées peuvent être mobilisées pour construire des modèles d’anticipations dans l’économie qui soient utiles. Cette approche amène à reconsidérer la bulle immobilière avant la crise financière et contribue à expliquer pourquoi les investisseurs et les responsables de la politique économique ont été si lents à saisir les vulnérabilités des marchés lorsque la bulle commença à éclater. Elle fournit un compte-rendu convaincant de la crise de 2008 et propose un type de perspectives qui aurait pu empêcher ou tout du moins atténuer ses conséquences. Et elle propose une façon de réduire les risques futurs de crise.

Bien sûr, il y a pas mal de choses à faire encore. Les arguments que mettent en avant Gennaioli et Shleifer doivent être débattus dans la profession. Et, oui, il est plus facile d’expliquer le passé que de prévoir le futur. Mais les théories des fluctuations économiques et des crises basées sur la tendance des êtres humains à devenir trop gourmands, puis ensuite à basculer dans la panique semblent bien plus fructueuses que des théories basées sur une optimisation précise.

Quelque chose ne va pas avec les économistes si des événements comme la crise de 2008 ne les amènent pas à changer leur manière de penser. Ceux qui veulent être à l’avant-garde de la nouvelle pensée devraient lire A Crisis of Beliefs. »

Larry Summers, « The financial crisis and the foundations for macroeconomics », 13 septembre 2018. Traduit par Martin Anota

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