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lundi 22 avril 2013

Durkheim, Merton et l'anomie dans The Wire

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« Pour Emile Durkheim, l'anomie est un état d'absence de normes, une société où les liens entre les individus se sont effilochés. Elle se produit lors des périodes de profond changement social et elle est susceptible de conduire à une envolée des suicides. Pour Durkheim, l'autre aspect critique de l'anomie, c'est qu’elle apparaît lorsqu’il n’y a pas de régulations sociales pour orienter les comportements. Ou, avec des termes plus durkheimiens, l’anomie équivaut à l’absence de normes dans la régulation sociale.

C'est en partie ce que nous voyons dans cet extrait de l’impressionnante série de la chaîne américaine HBO, The Wire, en l’occurrence un passage de la troisième saison. Ici, le Major Colvin (…) a mis en place une zone sûre pour les dealers de niveau intermédiaire appartenant à toute une variété de gangs. Ce secteur est appelé "Hamsterdam" après qu’un jeune l’ait comparé à la ville d’Amsterdam où l'usage de la drogue, dit-il, est dépénalisé. Il y a très peu de réglementation dans "Hamsterdam" : les trafiquants de drogue peuvent y vendre librement leurs produits et les agences des forces de l’ordre ferment les yeux tant qu'il n'y a pas de violence physique manifeste.

En bref, les dealers peuvent dealer et les camés peuvent s'approvisionner et consommer sans enfreindre beaucoup de règlements ou de formes de contrôle social. Rappelons que Durkheim estime que le crime constituait une part normale de la société. Toutefois, lorsque le niveau de criminalité passe un certain seuil, le crime n’est plus considéré comme normal et devient alors un indicateur du degré auquel la société est malade. (…)

Pour Robert K. Merton, l'anomie apparaît lorsqu’il y a un manque de moyens, ce qui signifie que la société ne se soucie pas des moyens par lesquels les personnes s’enrichissent, tant qu’ils deviennent riches (voir aussi ici). Ou, autrement dit, l’enrichissement est plus important que les processus par lesquels quelqu'un s’enrichit. De même, dans l’environnement socialement construit d'"Hamsterdam", les moyens par lesquels les trafiquants de drogue font de l'argent est hors de contrôle. L'objectif est de tirer profit et il n'y a pas de morales sociales pour guider les gens sur la façon d'atteindre ces objectifs d’une manière appropriée. Ainsi, les dealers (sous les directives de leurs supérieurs dans les réseaux de drogue) vont vendre de la drogue à qui veut l'acheter, chose facile à faire dans "Hamsterdam".


Dans "Hamsterdam," nous voyons une combinaison d'absence de normes en ce qui concerne la réglementation et les moyens... C'est l'anomie totale pour Durkheim et Merton. En conséquence, les niveaux de criminalité et d’évasion (au sens de Merton) sont astronomiques. Même un personnage chevronné comme Bubbles, dans cette scène, est profondément troublé lorsqu’il se promène dans la communauté. Bien sûr, comme le major Colvin aimerait le souligner, en décriminalisant les drogues dans un secteur de la communauté, le reste de la communauté s’est beaucoup amélioré. La violence des gangs a considérablement diminué dans de nombreux secteurs de Baltimore ouest. Malheureusement, contrairement à Amsterdam, les services sociaux de santé publique manquent totalement à "Hamsterdam" et ne vont venir que trop tard, lorsque l’expérience sociale de M. Colvin sera sur le point d’être stoppée. »

David Mayeda, « Durkheim, Merton, and anomie in “The Wire” », in The Cranky Sociologists (blog), 21 avril 2013.

aller plus loin... « The Wire et la théorie de Robert Merton » et « The Wire et la théorie du choix rationnel »

dimanche 7 avril 2013

The Wire et la théorie de Robert Merton

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« Dans les années cinquante, lorsque les criminologues ont commencé à explorer plus sérieusement les causes sociales du crime, Robert K. Merton mit en avant son point de vue avec sa théorie de la tension (strain theory). Merton affirma que la société majoritaire détient certains objectifs définis culturellement qui prédominent dans la société. Dans une société capitaliste, l'objectif que la plupart des gens visent est l’accumulation des richesses. Merton a également soutenu que cet objectif d’enrichissement était si puissant que le but de s'enrichir était lui-même devenu plus important que le moyen par lequel on pouvait l'atteindre. En d'autres termes, il importe peu que vous vous soyez enrichi par des moyens conventionnels/légaux ou par des moyens non conventionnels/illégaux tant que vous soyez parvenu à vous enrichir. Pour Merton, il y avait une anomie (une absence de normes) en ce qui concerne les moyens.

Merton approfondit cette perspective en fournissant un cadre avec lequel les sociologues pourraient faire la distinction entre les criminels et les non-criminels : la théorie de la tension (strain theory). Celle-ci soutient que l'on doit considérer si une personne rejette ou accepte (1) les buts culturels de la société (se faire de l'argent), ainsi que (2) les moyens institutionnels par lesquels elle atteint ces objectifs.

À cette fin, Merton établit cinq catégories :

  1. Les conformistes (conformists), qui acceptent le but culturel de réussite financière, ainsi que les moyens institutionnels que la société définit comme appropriés pour atteindre cet objectif (par exemple, en poursuivant ses études, en travaillant sans relâche, en économisant de l'argent). Les conformistes suivent les règles et croient qu'ils en seront récompensés.

  2. Les innovateurs (innovators), qui acceptent également l'objectif culturel de réussite financière, mais qui ne suivent pas les règles de la société (c’est-à-dire les lois) dans leur quête d’enrichissement. Les innovateurs peuvent ne pas avoir les moyens de s'enrichir (par exemple, ils n'ont pas assez d'argent pour poursuivre leurs études) et/ou ne croient tout simplement pas en la loi. Par conséquent, les innovateurs se tournent vers le crime.

  3. Les ritualistes (ritualists) sont les personnes qui se croient incapables d’atteindre le but culturel d’accumulation de richesse financière, mais qui continuent à essayer de le faire par les moyens culturels qui sont acceptables pour la société (par exemple, aller au travail ou à l'école, malgré le sentiment que de telles actions ne pourront jamais porter leurs fruits).

  4. Les marginaux (retreatists) sont des gens qui rejettent l'objectif d'enrichissement, mais aussi les moyens que la société juge acceptables pour s'enrichir. Ainsi, les gens de ce groupe échappent à la société ou s'en retirent, souvent à travers l’usage de stupéfiants.

  5. Les rebelles (rebels) constituent le dernier groupe : ils redéfinissent les objectifs de la société et créent de nouveaux moyens institutionnels pour poursuivre leurs propres objectifs. Les rebelles travaillent à l'extérieur du système établi. (...)

Nous allons appliquer cette théorie à des exemples tirés de la série dramatique de HBO, The Wire. Dans ce premier exemple, nous voyons deux extraits de la troisième saison lorsque les personnages Avon Barksdale (un baron de la drogue à l'ouest de Baltimore, récemment libéré de prison) et son bras droit, Stringer Bell, débattent des moyens par lesquels ils pourraient récupérer leurs meilleurs propriétés (ou "coins" de rue), où les plus jeunes membres de leur bande vendraient de l’héroïne. Bien que ce ne soit pas visible dans ces extraits, un nouveau concurrent, nommé Marlo, a pénétré le marché de Baltimore ouest et s'est violemment emparé des coins de rue les plus lucratifs de la bande d'Avon.


On entend Avon et Stringer Bell discuter des avantages et inconvénients à s'attaquer à Marlo plutôt que d'essayer de travailler avec lui. Avon (bien qu'il se soit déjà considérablement enrichi) déclare vouloir rester un gangster ou, selon la terminologie de Merton, un innovateur. En revanche, Stringer Bell suggère l'idée de travailler avec Marlo et éventuellement de se retirer de la scène du trafic de drogue, en faisant de l’argent légalement, à la manière d'un conformiste.

Penchons-nous également sur deux autres personnages de The Wire : Bubbles et Johnny. Au début de la série, Bubbles et Johnny pouvaient être facilement définis comme des marginaux, qui aspiraient à se défoncer constamment avec l’héroïne. Mais au cours de la série, Bubbles change. Alors que les deux amis marchent dans la rue dans cette scène, Bubbles déclare vouloir se retirer en devenant un "mouchard" (snitch) pour la police. En d'autres termes, il travaille à devenir un conformiste. Cependant, Johnny ne veut rien de tout cela :


Johnny convainc Bubbles de l'aider à arnaquer l'homme sur l'échelle. Bubbles et Johnny sont tous les deux des innovateurs dans cette scène, cherchant à obtenir de l'argent par des moyens illégaux. Pourtant, je dirais que le statut de Johnny s'apparente davantage à celui de marginal, qui innove grâce à la petite délinquance simplement pour nourrir sa dépendance de marginal (c’est-à-dire rester en retrait de la société). Et encore une fois, bien que Bubbles soit un innovateur en tandem avec son ami dans cette scène, il travaille clairement à se tourner vers une vie de conformiste, chose que l’on voit plus clairement lorsqu’il disparaît en laissant l'argent. »

Dave Mayeda, « The Wire and Robert Merton’s strain theory », in The Cranky Sociologists (blog), 7 avril 2013.