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« En 2006, le Prix Nobel de la paix a été décerné à Muhammad Yunus et à la Grameen Bank "pour leurs efforts visant à créer un développement économique et social par le bas". À quelques exceptions près, comme le prix décerné à Norman Borlaug pour ses travaux sur la "révolution verte" en 1970, le prix est généralement attribué aux efforts impliquant les droits humains, la démocratie, les affaires internationales et la paix. Je ne suis pas le seul économiste à apprécier que l’on reconnaisse que les améliorations apportées à la vie économique sont susceptibles de contribuer à la paix.

Mais qu’en est-il aujourd’hui du professeur Yunus et de la Grameen Bank ? Sophie Chevardnadze a récemment interviewé le professeur Yunus pour le World Public Forum. Pour avoir une idée générale de l’entretien, il suffit d’en lire le titre : "Bangladesh Govt Destroying System That Saved Millions from Poverty".

Je ne suis pas de près ces questions. Je ne savais pas que le gouvernement bangladais avait obligé Yunus à quitter la tête de la Grameen Bank en 2010 au motif qu’il avait dépassé l'âge de la retraite obligatoire à 60 ans qui est imposé dans le secteur public. C'était étrange pour au moins deux raisons. La première est que la Grameen n'est pas une banque publique, donc il n'était pas clair que l'âge de départ à la retraite pour le secteur public s’applique. La seconde est que Yunus avait eu 60 ans en l'an 2000. Yunus ajoute : "comme je l'ai dit, c’est très douloureux car cela a été fait d’une manière totalement inconsidérée, parce que nous n’étions pas une banque publique. Le gouvernement a appliqué la réglementation relative aux banques publiques à la Grameen Bank, disant que nous ne suivions pas les règles relatives aux départs à la retraite à la Banque Grameen. Nous avons dit que c’était une banque appartenant à des femmes pauvres. Nous avons nos propres règles, la loi nous permet cela, alors cette limitation d’âge ne s'applique pas à la Grameen Bank et notre conseil d'administration a été très clair à ce sujet. Mais en tout cas, on m'a demandé de démissionner, alors j'ai démissionné et j’ai quitté la banque".

Avant de forcer Yunus à quitter la Grameen, le Premier ministre du Bangladesh a proposé de séparer la Grameen en dix-neuf banques différentes. Voici la réaction de Yunus : "eh bien, il y a des raisons politiques derrière tout ça (…). En divisant et en fractionnant la Grameen Bank en dix-neuf pièces, vous allez détruire la banque. Si quelqu'un veut détruire la banque, c'est la meilleure façon de le faire : coupez-la, hachez-la et ce sera fini. Cette idée a été rejetée par le gouvernement car il n'est pas en faveur de hacher le tout, il préférerait faire autre chose. Mais en tout cas, derrière tout le reste il semble qu'il y ait une tentative de prise de contrôle de la Grameen Bank. Et la loi avec laquelle nous avons débuté est très claire en suggérant que la banque doit être guidée par son propre conseil d'administration. Un conseil d'administration est l'organe de décision ultime. Mais le gouvernement actuel n’est pas comme ça, alors ils veulent intervenir dans les activités de la Grameen Bank et c'est pourquoi toutes ces dix-neuf pièces, les mécanismes de contrôle et la modification de la loi (pour s'immiscer dans la banque), toutes ces choses ont été avancées. Ça ne semble pas être très favorable à la banque elle-même (…) et personne au monde ne dira qu'il est dans l'intérêt de la banque ou des pauvres. Je suis très inquiet à ce sujet et j'essaie d'attirer l'attention de tout le monde, de toute personne saine d'esprit et je leur dis, regardez, vous devez arrêter ça, c'est une grande institution, elle apporte beaucoup de bien aux gens, en particulier aux familles pauvres et aux femmes pauvres dans le monde. Cela a tant contribué pour émanciper les femmes au Bangladesh et c’est devenu un phénomène mondial, apportant la même chose dans beaucoup de pays. Dans chaque pays, même en Russie, il y a des programmes de microcrédit. Donc, aujourd'hui, revenir sur l’idée originelle de la Grameen Banque et lui nuire, ce serait vraiment douloureux et inacceptable".

Le gouvernement du Bangladesh est en train d’enquêter sur Yunus pour évasion fiscale et pour avoir reçu des exonérations fiscales tout en travaillant plus longtemps que l'âge du départ à la retraite pour ce qui est maintenant considérée comme une banque publique. Yunus a déclaré : "Toutes les allégations que vous avez énumérées ont été rejetées. Nous avons envoyé toutes les informations au public pour s'assurer qu'il comprenne que tout est sans fondement, qu’il n'y a aucune raison à tout ça. Par exemple, en ce qui concerne l’évasion fiscale, il fut décidé à la réunion ministérielle que les informations fiscales me concernant devaient être examinées par les autorités fiscales et qu’un rapport devait être soumis au Conseil des ministres. Ils l'ont fait, ils ont dit qu’ils ont enquêté sur chaque détail, que le professeur Yunus a des déclarations fiscales et qu’il a tout fait correctement, nous n’avons pas de problème, nous n’avons pas oublié de donner un seul penny aux impôts, donc nous n’avons pas de problème avec ça. Mais le cabinet n’a pas été satisfait de ce rapport, ils ont continué l’enquête afin de trouver quelque chose d'autre".

(…) Je ne sais absolument des finances personnelles de Muhammad Yunus. Mais on dirait que le gouvernement actuel du Bangladesh considère Yunus et la Grameen Bank comme une force à asservir. Yunus décrit la Grameen ainsi : "nous travaillons dans tout le Bangladesh. Chaque village au Bangladesh a accès à un programme de microcrédit bancaire, si bien que nous avons des emprunteurs dans tout le pays, nous avons 8,5 millions d'emprunteurs et 97 % d’entre eux sont des femmes. Elles sont toutes reliées au sein de notre système. Je dois dire que la banque est aux mains de l’emprunteuse, donc l’emprunteuse n'est pas quelqu'un de l'extérieur, mais quelqu’un qui possède la banque ; elle est à la fois la débitrice et la propriétaire et elle envoie un représentant pour siéger au sein du conseil d’administration, qu’importe si la personne qui prend la décision est sa représentante ou une emprunteuse comme elle. Donc, ça n’a pas grand-chose à voir avec les grandes banques où quelqu'un vient et vous donne un prêt, où ils ne vous connaissent pas et où vous ne les connaissez pas, ce n'est pas comme ça. C’est une sorte de truc de famille. C’est la famille de 8,5 millions de femmes. Donc nous sommes comme une sorte d’organisation qui travaille avec elles et pour elles."

Pour un aperçu académique sur la question de la microfinance, un point de départ utile est l’article "Microfinance Meets the Market". Robert Cull, Asli Demirgüç-Kunt et Jonathan Morduch dans l’édition d'hiver 2009 du Journal of Economic Perspectives. (…) Les auteurs soulignent (…) qu'il y a une énorme controverse entre, d’une part, Yunus et ceux qui pensent que le microcrédit devrait avoir pour mission sociale d'aider les pauvres et, d’autre part, les banques commerciales qui commencent à entrer dans l'activité de microfinance. En voici un extrait :

"Nous estimons qu’entre 40 à 80 % des populations dans la plupart des pays en développement n'ont pas accès aux services bancaires du secteur formel. Tout le monde convient que l'accès à des services financiers fiables pourrait aider des centaines de millions, voire des milliards, de personnes à faible revenu qui n’ont actuellement pas accès aux banques ou qui sont à la merci des prêteurs sans scrupules. Muhammad Yunus et la Grameen Bank ont ouvert la voie en montrant qu’avec l'appui de donateurs un large éventail de clients pauvres et très pauvres sont bancarisables : ils peuvent emprunter et épargner de façon régulière et payer des frais importants…

"La microfinance va sans aucun doute continuer à se développer et faire partie du courant dominant en finance. L’expérience jusqu’à ce jour suggère cependant que le profil de banques commerciales ayant des activités de microfinance dans les communautés à faible revenu diffère de celui des institutions de microfinance à but non lucratif gérées par des organisations non gouvernementales. Les banques commerciales de microfinance sont plus susceptibles d'avoir un statut à but lucratif et à avoir une méthode individuelle de prêt, à accorder des prêts plus importants, à avoir moins de femmes comme clients, à réduire les coûts par dollar prêté, à augmenter les coûts par emprunteur et à présenter une meilleure rentabilité. Les organisations non gouvernementales de microfinance sont plus susceptibles d’être à but non lucratif, à employer une méthode de prêt collectif, à accorder des prêts moins importants, à servir plus de femmes, a utilisé plus lourdement les subventions, à avoir des coûts plus élevés par dollar prêté et à être moins rentable...

"Originellement, le microcrédit était axé sur le financement des petites entreprises contraintes en termes de capital. Plusieurs décennies d'expérience ont montré que la demande de prêts s'étend bien au-delà des entrepreneurs. Même les clients avec de petites entreprises demandent souvent des prêts pour d'autres besoins, comme payer les frais de scolarité ou faire face à des urgences de santé… La moitié des prêts qui ont été récemment demandés par les ménages pauvres en Indonésie ont été utilisés à des fins autres qu’au fonctionnement de l’entreprise… A l’avenir, il y aura probablement de nouveaux produits de crédit à des fins générales, de nouveaux produits d'épargne et de meilleures façons de réduire les risques. Les ménages pauvres et à faible revenu consacrent généralement beaucoup d'énergie à jongler avec des vies financières complexes. Améliorer leurs capabilités financières de base peut leur être grandement bénéfique, même si cela ne conduit pas à une réduction drastique de la pauvreté ou à une accélération de la croissance économique au niveau national." »

Timothy Taylor, « What's up with Muhammad Yunus and Grameen Bank? », in Conversable Economist (blog), 15 janvier 2014. Traduit par M.A.