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lundi 15 août 2016

Le fabuleux destin du multiplicateur budgétaire



« Au sommet de la crise de la zone euro, lorsque les taux d’intérêt sur la dette publique atteignaient des sommets dans plusieurs pays européens et que le risque de défaut de paiement augmentait, la Banque centrale européenne et les pays-membres plus sains de la zone monétaire cherchèrent à mettre un terme au désastre en accordant des plans de sauvetage. Mais ces derniers étaient assortis de conditions. Ils imposaient très souvent à leurs bénéficiaires une discipline budgétaire stricte, visant à ramener les finances publiques sur une trajectoire soutenable. Certains économistes affirmaient en effet que l’austérité budgétaire était d’une douloureuse nécessité. D’autres considéraient au contraire qu’elle peut s’avérer contre-productive, en réduisant la croissance économique et par là même les recettes publiques, si bien qu’elle laisse non seulement les pays plus pauvres, mais aussi plus endettés. En 2013, les économistes du FMI rendirent leur verdict sur ces programmes d’austérité : ces derniers avaient provoqué plus de dommages économiques que ce qui avait été initialement prévu, notamment par le Fonds lui-même. Où le FMI s’était-il trompé lorsqu’il fit ses premières prévisions ? Ce qu’il avait sous-estimé, comme l'ont montré Olivier Blanchard et Daniel Leigh, c’était la taille du multiplicateur budgétaire.

Le multiplicateur est une idée simple et puissante, mais aussi l’objet de profonds débats. Il est constitue un élément crucial de la macroéconomie keynésienne. Au cours des 80 années passées, sa place dans la science économique a profondément évolué. Il fut à un moment donné considéré comme un concept d’importance fondamentale, puis fut ensuite discrédité. Il est maintenant de nouveau en vogue.

L’idée du multiplicateur émergea lors de la Grande Dépression, lorsque les économistes débattaient sur ce que pouvait être la meilleure manière de répondre à cette dernière. Dans les années vingt, la Grande-Bretagne a basculé dans la récession. La Première Guerre mondiale avait laissé les prix plus élevés et la livre plus faible. Le gouvernement était néanmoins déterminé à restaurer le taux de change de la livre sterling à sa valeur d’avant-guerre. Pour y parvenir, il garda une politique monétaire excessivement restrictive, qui provoqua une déflation et une récession prolongées. Les économistes débattaient à l’époque sur ce qui pouvait être fait pour améliorer les conditions des travailleurs en souffrance. Certains suggéraient de mettre en place un programme d’investissement public afin de ramener les chômeurs à l’emploi.

Le gouvernement britannique écartait une telle mesure. Il avait fait sienne la croyance conventionnelle de l’époque, celle que l’on appelait souvent le "point de vue du Trésor" (Treasury view). Il croyait que les dépenses publiques, financées via l’emprunt, ne stimuleraient pas l’activité économique, parce que l’offre d’épargne disponible dans l’économie pour l’emprunt est fixe. Le gouvernement pensait que s’il utilisait une partie des capitaux pour construire de nouvelles routes, par exemple, il priverait les entreprises privées du même montant de capitaux. Il y aurait certes de plus fortes dépenses et plus d’emplois dans une partie de l’économie, mais les dépenses et les emplois disparaitraient conséquemment dans le reste de l’économie.

Mais comme l’économie mondiale bascula toute entière dans la dépression et que la crise économique s’aggrava en Grande-Bretagne, cette conception fit de moins en moins consensus. En 1931, l’économiste britannique Richard Kahn publia un article proposant une théorie alternative : selon lui, un surcroît de dépenses publiques stimulerait directement l’activité et aurait des "répercussions bénéfiques". Si la construction de routes, par exemple, permettait d’embaucher des chômeurs et permettait à ces derniers de davantage consommer, il estimait que cela pouvait entraîner une hausse soutenue de l’emploi total.

L’article de Kahn était en phase avec la pensée de John Maynard Keynes, le grand économiste britannique de l’époque, qui travaillait sur ce qui allait devenir son chef-d’œuvre, la Théorie générale. Keynes y expliqua plus précisément comment le multiplicateur pouvait fonctionner et comment cela permettait au gouvernement pour redonner la santé à une économie déprimée. Keynes était un personnage singulier, et l’un des plus grands penseurs du vingtième siècle. (…) Frustré par son incapacité à changer l’opinion de ceux qui détiennent le pouvoir et par l’aggravation de la récession mondiale, Keynes s’est lancé dans la rédaction d’un chef-d’œuvre critiquant le consensus qui prévalait alors en économie et proposant une alternative. Il présenta la Théorie générale comme un texte révolutionnaire et elle se révéla en être effectivement un.

Le livre est rempli d’intuitions économiques. Sa plus importante contribution reste le raisonnement derrière la proposition selon laquelle, dans une économie éloignée du plein emploi, le niveau d’investissement et du revenu national est déterminé, non pas par l’offre globale, mais par la demande globale. Keynes supposait qu’il y avait un "effet multiplicateur" associé aux variations des dépenses d’investissement. Toute dépense additionnelle du gouvernement, par exemple, accroît directement la production et le revenu du pays. Dans une première étape, cette monnaie irait aux entrepreneurs, aux fournisseurs, aux fonctionnaires ou aux bénéficiaires de prestations sociales. Ceux-ci dépenseront à leur tour une partie du supplément de revenu. Les bénéficiaires de cette dépense en dépenseront aussi un morceau, stimulant par là même l’activité économique, et ainsi de suite. Si au contraire le gouvernement diminuait ses dépenses, le multiplicateur fonctionnerait en sens inverse, déprimant l’activité.

Keynes pensait que cette intuition était particulièrement importante en raison de ce qu’il appelait la "préférence pour la liquidité". Il estimait que les gens aimaient avoir certains actifs liquides sous la main, en cas d’urgence. En temps de turbulences financières, la demande de liquidité ou d’actifs liquides s’accroît ; les investisseurs commencent à s’inquiéter plus à propos du rendement du capital que du rendement sur le capital. Keynes estimait que cela pouvait entraîner un excès d’épargne généralisé : dans un monde dans lequel chacun essaye d’avoir plus de liquidité, la demande globale s’en trouve déprimée, ce qui déprime à leur tour la production et le revenu, détériorant la situation des gens. Dans ce monde, une réduction des taux d’intérêt n’aide pas beaucoup pour stimuler la croissance. Et les taux d’intérêt ne sont pas très sensibles aux hausses de l’endettement public, étant donné l’excès d’épargne. Les dépenses publiques visant à stimuler l’économie peuvent alors générer une forte hausse de l’emploi, mais seulement une hausse négligeable des taux d’intérêt. Les économistes classiques pensaient que les travaux publics "évinceraient" l’investissement public ; Keynes disait que durant les périodes de faible demande globale ils pourraient au contraire stimuler les dépenses privées via l’effet multiplicateur.

Le raisonnement de Keynes se trouva conforté par l’impact économique de l’accroissement des dépenses publiques durant la Seconde Guerre mondiale. Les dépenses militaires massives en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis contribuèrent à fortement accélérer la croissance économique. Cela incita les responsables politiques, bien déterminés à ce que la Grande Dépression ne se reproduise pas, à embrasser l’économie keynésienne (et l’idée du multiplicateur) et celle-ci est devenue la pièce centrale de l’ordre économique d’après-guerre.

D’autres économistes poursuivirent là où Keynes s’était arrêté. Alvin Hansen et Paul Samuelson ont proposé des modélisations pour montrer comment une hausse ou une chute des dépenses dans une partie de l’économie se propage au reste de l’économie. Les gouvernements considéraient désormais que la gestion de la demande globale était de leur ressort. Dans les années soixante, la victoire intellectuelle de Keynes semblait totale. Dans un numéro du Time magazine publié en 1965, Milton Friedman déclara, « nous sommes tous keynésiens désormais » (une phrase souvent attribuée à Richard Nixon).

Mais le consensus keynésien se fractura dans les années soixante-dix. Sa domination fut érodée par les idées de Friedman lui-même, qui expliqua les cycles d’affaires par la croissance (ou le déclin) de l’offre de monnaie. Le monétariste déclara que de fantaisistes multiplicateurs keynésiens n’étaient pas nécessaires pour garder une économie sur le droit chemin. Selon lui, les gouvernements devaient simplement s’assurer que la croissance de la masse monétaire reste stable.

L’émergence de l’école des "anticipations rationnelles", menée par Robert Lucas, ébranla plus violemment le keynésianisme. Ses partisans, les nouveaux classiques, estimaient que la politique budgétaire serait déjouée par les contribuables. Ces derniers savent que l’emprunt public devra tôt ou tard être remboursé, si bien que tout plan de relance adopté aujourd’hui nécessitera une hausse des impôts demain. Les ménages vont alors épargner le supplément de revenu gagné avec le plan de relance en prévision du supplément d’impôt qu’ils devront payer plus tard. Le multiplicateur des dépenses publiques serait en fait être proche de zéro, comme chaque dollar dépensé en plus par l’Etat est presque entièrement compensé par une hausse d’un dollar de l’épargne privée. Les économistes derrière plusieurs de ces critiques se situaient dans les universités du Midwest, notamment l’université de Chicago. Parce qu’ils étaient souvent situés à proximité des Grands Lacs des Etats-Unis, on les qualifia d’"économistes d’eau douce" (freshwater economists). Ils affirmaient que les modèles macroéconomiques devaient commencer par décrire sous forme d’équations comment les agents rationnels prennent leurs décisions. Les événements des années soixante-dix semblaient confirmer leur critique de Keynes : les gouvernements cherchaient alors à stimuler leurs économies déprimées avec une relance budgétaire et monétaire, mais l’inflation et les taux d’intérêt s’élevèrent, tandis que le chômage restait élevé. Les économistes d’eau douce se déclarèrent victorieux. Dans un article qui fut publié en 1979 et qui s’intitulait "After Keynesian Economics", Robert Lucas et Tom Sargent, qui reçurent par la suite le prix Nobel, écrivirent que les défauts des modèles économiques keynésiens étaient "fatals". Les modèles macroéconomiques keynésiens étaient "d’aucune valeur pour guider la politique économique".

Ces attaques conduisirent à leur tour à l’émergence des "nouveaux keynésiens", qui empruntèrent des éléments des économistes d’eau douce comme les anticipations rationnelles, mais en gardant l’idée keynésienne que les récessions sont des défaillances de marché qui peuvent être surmontées grâce à l’intervention publique. Parce que la plupart d’entre eux travaillaient dans les universités sur les côtes américaines, ils se qualifièrent d’"économistes d’eau de mer" (saltwater economists). Parmi les nouveaux keynésiens, il y a Stanley Fischer, désormais vice-président de la Fed, Larry Summers, un ancien Secrétaire au Trésor, et Greg Mankiw, qui était à la tête du Conseil des conseillers économiques de George W. Bush. Dans leurs modèles, la politique budgétaire est pratiquement neutre. Ils affirment que les banques centrales peuvent et doivent prendre en charge la gestion de la demande globale (…).

Pourtant au Japon depuis les années quatre-vingt-dix et dans la plupart des pays développés depuis la Grande Récession qui suivit la crise financière mondiale, la réduction des taux directeurs à zéro s’est révélée insuffisante pour raviver les économies déprimées. Plusieurs gouvernements se sont appuyés sur la relance budgétaire pour ramener les économies au plein emploi. Aux Etats-Unis, l’administration Obama a réussi à déployant un plan de relance d’un montant proche de 800 milliards de dollars.

Comme un nouveau débat sur les multiplicateurs budgétaires s’est ouvert, les économistes d’eau douce restèrent sur leur position. John Cochrane, de l’Université de Chicago, dit en 2009 à propos des idées keynésiennes : "Cela ne fait pas partie de ce que l’on a pu apprendre aux étudiants depuis les années soixante. Ce sont des contes de fée qui se sont révélés erronés. Il est très réconfortant en temps de turbulences de se rappeler les contes de fée que nous avons entendus lorsque nous étions enfants, mais cela ne les rend pas moins faux".

Les événements de la Grande Récession donnèrent de la matière à étudier pour les économistes. D’innombrables articles cherchant à estimer les multiplicateurs budgétaires ont été publiés depuis 2008. La plupart d’entre eux suggèrent que, avec des taux d’intérêt proches de zéro, le multiplicateur budgétaire associé aux plans de relance est supérieur à l’unité. Réciproquement, le FMI conclut que le multiplicateur (négatif) associé aux contractions budgétaires est souvent égal ou supérieur à 1,5. Alors que plusieurs responsables politiques restent engagés à consolider leurs finances publiques, de nombreux économistes affirment maintenant que le manque de relance budgétaire constitue l’un des plus gros échecs suite à la Grande Récession. Par exemple, Larry Summers et Antonio Fatas suggèrent que non seulement l’austérité budgétaire a substantiellement réduit la croissance économique, mais aussi qu’elle a conduit la dette publique à des niveaux bien plus élevés à ceux qu’elle aurait atteint si les gouvernements avaient au contraire poursuivi leurs plans de relance pour raviver la croissance. Près d’un siècle après sa création, le concept keynésien de multiplicateur n’a jamais été aussi pertinent et controversé. »

The Economist, « Fiscal multipliers: Where does the buck stop? », 13 août 2016. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« Retour sur l’efficacité des multiplicateurs budgétaires »

« L’austérité est-elle vouée à l’échec ? »

« Quelle est la taille du multiplicateur budgétaire ? »

« Quelle politique budgétaire faut-il adopter lors d'une récession ? »

« Quel est l'impact de l'austérité lors des récessions prolongées ? »

« Multiplicateur budgétaire et politique monétaire »

lundi 24 novembre 2014

Relire Lucas et Sargent

« (…) J’ai relu ce qui peut être considéré comme le manifeste de la nouvelle économie classique : l’article "After Keynesian economics" de Lucas et Sargent. Il mérite d’être cité comme un classique, à la fois pour la qualité de ses idées et pour sa force de persuasion. Il ne semble pas avoir été écrit il y a 35 ans, ce qui montre à quel point ses idées sont toujours influentes.

Ce que je veux déterminer si ce manifeste de la contre-révolution des nouveaux classiques portait principalement sur la stagflation ou si elle portait principalement sur la méthodologie. Lucas et Sargent commencent leur article par des références à la stagflation et à l’échec de la théorie keynésienne. Il leur apparaît nécessaire de changer radicalement notre manière de penser. Ce qui suit est, je pense, crucial. Si la contre-révolution concerne avant tout la stagflation, nous pourrions nous attendre à trouver un article expliquant pourquoi la théorie conventionnelle a échoué à prédire la stagflation (ce qui serait l’équivalent, peut-être, de la critique de la théorie classique que l’on trouve dans la Théorie Générale). A la place, nous avons quelque chose de plus général, une démonstration expliquant pourquoi les restrictions d’identification qui étaient habituellement utilisées dans les modèles économétriques structurels de l’époque sont erronées d’un point de vue théorique, ainsi qu’une ébauche de la critique de Lucas.

En d’autres termes, la principale critique dans cet article de Lucas et Sargent est d’ordre méthodologique : la manière par laquelle a été pratiquée la macroéconomie empirique depuis Keynes est erronée. Les modèles économétriques structurels ne sont pas fiables pour guider la politique économique. En seulement un paragraphe, Lucas et Sargent cherchent à lier cette critique générale à la stagflation :

"(...) Les modèles macroéconométriques furent soumis à un test décisif dans les années soixante-dix. Un élément clé dans tous les modèles keynésiens est un arbitrage entre l’inflation et la production réelle : plus le taux d’inflation est élevé, plus la production est élevée (et moins le taux de chômage est élevé). Par exemple, les modèles de la fin des années soixante ont prédit que le taux de chômage américain resterait durablement à 4 % et qu’il serait compatible avec un taux d’inflation annuel de 4 %. En se basant sur cette prédiction, beaucoup d’économistes à l’époque préconisèrent d'accélérer délibérément l’inflation. Certes, les fluctuations erratiques dans la politique américaine des années soixante-dix ne peuvent être attribuées aux recommandations basées sur les modèles keynésiens, mais le biais inflationniste des politiques monétaire et budgétaire que l’on a pu observer en moyenne durant cette période devait conduire, selon tous ces modèles, au taux de chômage américain le plus faible depuis les années quarante. En fait, comme nous le savons, il a conduit aux plus hauts taux de chômage depuis les années trente. Ce fut un échec économétrique à grande échelle."

Les deux auteurs ne cherchent pas à relier cette stagflation aux problèmes d’identification dont j’ai parlés plus tôt. En effet, ils poursuivent en disant qu’ils reconnaissent que des échecs empiriques (par inférence, comme la stagflation) peuvent être résolus en changeant certaines équations dans les modèles économétriques structurels. Bien sûr, c’est exactement ce que la macroéconomie dominante à l’époque faisait alors, notamment en introduisant les anticipations dans la courbe de Phillips.

Dans le schéma associé à Lakatos, une théorie défaillante peut toujours être capable d’expliquer des résultats apparaissant comme des anomalies, mais seulement d’une manière qui rende le programme dégénéré. Pourtant, comme Jesse Zinn l’a affirmé dans cet article, les changements que Friedman et Phelps ont apportés à la courbe de Phillips apparaissent progressifs et non pas dégénérés. Il est vrai que cette innovation est née d’une réflexion à propos de la théorie microéconomique, mais les innovations dans les modèles économétriques structurels étaient toujours venues d’une combinaison de théorie microéconomique et d’analyse empirique.

C’est pourquoi Lucas et Sargent poursuivent en disant : "Nous avons formulé nos critiques dans des termes généraux précisément pour souligner leur caractère générique et donc la futilité qu’il y aurait à continuer d’apporter des variations mineures dans ce cadre général". Le reste de l’article concerne la manière par laquelle l’analyse d’équilibre classique (avec des améliorations comme la courbe d’offre à la Lucas) est à même d’expliquer des "faits" (concernant la production et l’emploi) que Keynes la pensait incapable d’expliquer. Mais il n’explique pas comment ces modèles sont (ou même pourraient être) plus à même d’expliquer la stagflation que les modèles économétriques structurels.

Dans leur conclusion, Lucas et Sargent résument leur thèse en écrivant :

"Premièrement, et c’est le plus important, les modèles macroéconomiques keynésiens sont incapables de guider de façon fiable la mise en œuvre de la politique monétaire, de la politique budgétaire ou de toute autre politique économique. Cette conclusion est basée en partie sur les récents échecs spectaculaires de ces modèles et en partie sur leur manque de base théorique ou économétrique saine."

En lisant leur article dans son ensemble, je pense qu’il serait plus juste de dire que ces deux parts ne sont pas égales. Dans l’article, la focale est placée sur le manque de base théorique ou économétrique saine pour les modèles économétriques structurels, plutôt que sur l’échec des modèles keynésiens à prédire ou à expliquer la stagflation. Comme je vais l’affirmer dans un prochain billet, ce fut cette critique méthodologique et non une quelconque capacité empirique supérieure qui fit le succès de ce manifeste. »

Simon Wren-Lewis, « Rereading Lucas and Sargent 1979 », in Mainly Macro (blog), 11 juillet 2014. Traduit par Martin Anota

samedi 11 octobre 2014

Comment expliquer la révolution des nouveaux classiques

« Dans le récit historique de la pensée macroéconomique que dressé dans un précédent billet, je décris la contre-révolution nouvelle classique comme méthodologique et idéologique. Elle a réussi car, selon moi, trop d’économistes étaient insatisfaits du fossé qui existait alors entre la méthodologie utilisée en microéconomie et la méthodologie utilisée en macroéconomie.

Il y a une interprétation plus simple. De la même manière que la révolution keynésienne originelle émergea d’un échec empirique massif (en l’occurrence la Grande Dépression), la révolution des nouveaux classiques a profité de l’échec keynésien des années soixante-dix : la stagflation. On retrouve cette interprétation dans les propos du philosophe Alex Rosenberg. Celui-ci écrit que "la macrothéorie des nouveaux classiques donnait alors les bonnes réponses et expliquait ce qui se passait avec les modèles keynésiens".

Je ne pense pas que ce soit vrai. La stagflation peut être très facilement expliquée : vous avez juste besoin d’une courbe de Phillips "accélérationniste" (c’est-à-dire où le coefficient sur l’inflation anticipée est égal à l’unité), plus un délai au cours duquel les autorités monétaires sous-estiment systématiquement le taux de chômage naturel. Vous n’avez pas besoin des anticipations rationnelles ou de toute autre innovation introduite par les nouveaux classiques.

Il n’y a aucun doute sur le fait que l’inflation des années soixante-dix rendit peu attrayant le statu quo en macroéconomie. Mais je ne pense pas que l’attrait dont ont jouie les idées des nouveaux classiques tienne à leur meilleure capacité prédictive. Les anticipations rationnelles ne furent pas attrayantes parce qu’elles expliquaient les données sur les anticipations courantes mieux que certaines formes d’anticipations adaptatives. En fait, elle semblait juste plus cohérente avec l’idée de rationalité qu’utilisaient les économistes. L’équivalence ricardienne n’a pas été une réussite parce que les données suggéraient que les réductions d’impôts n’affectent la consommation. Au contraire, les études ont montré les unes après les autres que les réductions d’impôts avaient un impact significatif sur la consommation.

La stagflation n’a pas tué IS/LM. En fait, parce que la validation empirique était à l’époque si importante dans la méthodologie en macroéconomie, elle s’adapta à la stagflation très rapidement. Le monétarisme en tira profit, mais il utilisait le même cadre IS/LM. En fait, l’événement décisif qui permit aux nouveaux classiques de gagner leur contre-révolution, ce fut la prise de conscience sur le plan théorique que si les anticipations étaient rationnelles, alors même que le comportement de l’inflation était décrit par une courbe de Phillips accélérationniste avec les anticipations à propos de l’inflation courante sur la partie droite, alors les écarts par rapport au taux naturel devaient être aléatoires. Le défaut fatal dans la théorie keynésienne et monétariste des années soixante-dix fut avant tout théorique, avant d’être empirique. »

Simon-Wren Lewis, « Understanding the New Classical revolution? », in Mainly Macro (blog), 28 juin 2014. Traduit par Martin Anota