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lundi 21 février 2022

Entretien avec la macroéconomiste Emi Nakamura

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« Si vous demandez à n'importe quel économiste de vous dire quelles sont les stars de la profession à l’heure actuelle, le nom d’Emi Nakamura sera probablement au sommet de la liste. En 2019, Nakamura a gagné la médaille John Bates Clark, l’une des deux plus prestigieuses récompenses en science économique et en l’occurrence une récompense qui va rarement à un macroéconomiste. Venant à l’origine du Canada et travaillant maintenant à Berkeley, l’Université de Californie, elle continue d’amasser les publications dans les revues les plus prestigieuses à un rythme stupéfiant.

J’ai rencontré pour la première fois Nakamura en 2011, quand j’étais encore étudiant. Elle était venue dans le Michigan parler de son étude "Fiscal Stimulus in a Monetary Union: Evidence from U.S. Regions" avec son coauteur régulier Jón Steinsson. Cette analyse fournissait certains des éléments empiriques montrant le plus clairement que la relance budgétaire stimule la croissance économique et elle a eu un grand impact dans le débat universitaire qui faisait alors rage quant à savoir s’il fallait utiliser la politique budgétaire pour stimuler l’économie dans le sillage de la crise de 2008.

Depuis, Nakamura a continué de travailler sur des sujets très pertinents pour les débats courants autour de la politique économique. A titre d’exemple, son récent article réalisé avec Hazell, Herreno et Steinsson, "The Slope of the Phillips Curve: Evidence from U.S. States", a été le principal article qui a guidé mes propres réflexions à propos de l’actuelle inflation. Je suis également un très grand fan de son document de travail "A Plucking Model of Business Cycles", qui a le potentiel selon moi de nous aider à comprendre la reprise actuelle. (...)

En parallèle, Nakamura a aussi œuvré à améliorer la macroéconomie elle-même. Le champ macroéconomique traversait une crise profonde après 2008 : la crise financière et la récession avaient montré que quelque chose n’allait vraiment pas et beaucoup de gens (notamment moi-même) ont souligné à quel point les théories s’étaient éloignées de la réalité empirique. Mais au lieu de se contenter de s’en plaindre, Nakamura a simplement cherché à régler ces problèmes. Elle a travaillé sur la façon d’identifier les chocs de politique monétaire avec des données à haute fréquence, sur la façon de déceler les effets des politiques en observant leurs effets différenciés selon les régions et sur d’autres innovations méthodologiques qui permettent à la macroéconomie de gagner en scientificité. En 2018, elle a écrit avec Steinsson un article de synthèse à propos de la nouvelle macroéconomie empirique qui, je pense, va finir par avoir une très grosse influence sur la direction de la profession.

Dans l’entretien qui suit, j’ai évoqué avec Nakamura l’inflation et ce que nous devons faire la concernant, la façon par laquelle théorie et éléments empiriques interagissent en macroéconomie et le futur de la macroéconomie.

Noah Smith : Je pense que nous devrions commencer en parlant de l’inflation, qui est l’un des sujets macroéconomiques que tout le monde a en tête aujourd’hui. Quelles sont selon vous les principales causes de l’inflation que nous connaissons aujourd’hui aux Etats-Unis (et, dans une moindre mesure, dans d’autres pays développés) ? Pouvons-nous nous attendre à ce qu’elle disparaisse d’elle-même ou devons-nous prendre certaines mesures pour nous en débarrasser ?

Emi Nakamura : La récente hausse de l’inflation est bien plus forte que ce que l’expérience historique nous aurait amené à prédire (une hausse de l’inflation d’environ 1/3 % pour toute baisse d’un point de pourcentage du taux de chômage). Je pense que plusieurs facteurs ont joué un rôle important.

Tout d’abord, après un long hiatus au cours duquel ils ont cessé de jouer un rôle majeur dans l’inflation, les chocs d’offre sont de retour ! La plus dramatique de ces perturbations a touché le marché du travail. Le taux d’activité aux Etats-Unis est inférieur de 1,5 % et jusqu’à présent la baisse est assez persistante. Et les chocs touchant l’offre de travail vont au-delà de cela : beaucoup de travailleurs sont malades ou en quarantaine (ou risquent de l’être). La baisse du taux d’activité est bien plus ample que celle observée dans la zone euro et cela peut s’expliquer en partie par le fait que les pays-membres de la zone euro ont mis en œuvre des politiques qui ont maintenu les travailleurs en lien avec leur emploi durant la pandémie. Peu ont anticipé la persistance des effets de la pandémie sur le taux d’activité et il est très difficile de dire comment cela évoluera au cours des deux prochaines années. Certains de ces travailleurs peuvent revenir au travail, mais d’autres, en particulier ceux qui ont pris leur retraite, peuvent ne pas le faire. Il y a eu aussi d’autres chocs d’offre importants : il est plus cher de faire fonctionner une garderie ou une usine en raison des restrictions sanitaires dues à la Covid-19. Il était dur de trouver des exemples de chocs d’offre pour faire cours aux étudiants de science économique, mais l’épidémie de Covid-19 en fournit de bons.

Deuxièmement, il y a eu une réallocation de la demande des services vers les biens. Au cours de la Grande Récession, la fraction des dépenses dépensée dans les biens a chuté. C’est l’opposé que l’on a vu lors de l’épidémie de Covid-19 : la fraction de dépenses dans les biens a fortement augmenté. C’est un autre changement tectonique dans l’économie qui, je pense, contribue à mettre les chaines de valeur sous pression. Beaucoup plus de gens travaillent depuis leur domicile et ils ont tous besoin d’ordinateurs et donc des semi-conducteurs nécessaires pour construire ces ordinateurs. Tous ces biens doivent être transportés aux Etats-Unis et au domicile des gens. C’est une "pression" du côté de l’offre, mais pas vraiment un "choc d’offre" parce que sa cause première est une hausse de la demande (du moins pour certains genres de biens). Mais un récent document de travail présenté à la conférence de Jackson Hole souligne que les changements séculaires de la demande peuvent mener à des pressions similaires à celles générées par les chocs d’offre. A nouveau, j’ai beaucoup d’incertitude à propos de la durée que prendra le retour de la consommation des gens à la normale. Je pense que certains de ces changements dans la consommation sont liés à des changements du côté de l’offre de travail que j’ai déjà mentionnés auparavant : quand vous retournez au travail, vous achetez des services complémentaires au travail (le café sur le trajet de votre bureau, la salade pour votre déjeuner, etc.). Dans la mesure où les gens télétravaillent davantage (et moins de gens travaillent tout court), cela peut rendre certains changements de la demande persistants.

Troisièmement, il y a eu une reprise très rapide et un important soutien des dépenses de la part des pouvoirs publics. Les ménages ont accumulé un large montant d’épargne et la dépense de cette épargne contribue sans doute à la demande. Conceptuellement, on peut s’attendre à ce que ces pressions sur la demande soient capturées par le taux de chômage. Le taux de chômage est toujours plus élevé que ce qu’il était avant la crise de la Covid-19, mais il y a plusieurs éléments empiriques suggérant que le taux de chômage fournit une image incomplète du degré de tensions sur le marché du travail : les postes vacants (…) sont assez élevés relativement à la période précédant la pandémie, malgré un chômage plus élevé, et de plus faibles taux d’emploi. (…)

Une chose qui n’a pas beaucoup contribué à l’inflation jusqu’à présent est un relèvement des anticipations d’inflation de long terme. Aussi bien les enquêtes que les mesures tirées de l’observation des marchés suggèrent que les anticipations d’inflation à plus long terme restent assez stables. Jusqu’à présent, la Fed a réussi à stabiliser les anticipations de long terme et c’est une belle réussite. L’objectif est, bien sûr, d’éviter que ces chocs d’offre et les chocs touchant les prix relatifs ne deviennent le genre de forte inflation autoréalisatrice que nous avons vécue à la fin des années 1970. Il y a eu une accélération notable des anticipations d’inflation de long terme au cours du récent passé, mais jusqu’à présent elle a été limitée. C’est l’un des objectifs premiers de la Fed ces jours-ci de faire en sorte de les maintenir ainsi.

Noah Smith : Parlons des anticipations d’inflation. Dans le cadre de mes propres réflexions, je me suis beaucoup appuyé sur la récente analyse que vous avez réalisée avec Hazell, Herreno et Steinsson, dans laquelle vous expliquez que l’inflation des années 1970 est en partie due aux chocs pétroliers, mais aussi en partie due à un changement de régime dans les croyances à propos de la volonté de la Fed à combattre l’inflation. Cela m’amène à me rassurer en voyant que les anticipations de marché et les anticipations de plus long terme tirées des enquêtes semblent contenues. Est-ce que cela signifie que la Fed en fait assez aujourd’hui ? Ou doit-elle chercher activement à ramener l’inflation à sa cible de 2 % ?

Emi Nakamura : Je suis également rassurée de voir que les anticipations de plus long terme restent contenues (…). Il y a une accélération significative à la fin de la série, mais jusqu’à présent, elle reste limitée. Mais les anticipations de marché sont prédites sur ce que les marchés s’attendent de la part de la Fed. Il y a un élément relevant de la prophétie autoréalisatrice derrière, comme dans beaucoup de choses en macroéconomie. Donc, aussi longtemps que le marché s’attend à ce que la Fed fera ce qu’il faut pour contenir l’inflation, nous ne verrons pas un tel mouvement dans les anticipations d’inflation à long terme. La Fed travaille dur pour préserver cela. Mais nous ne pouvons considérer cela comme garanti. En d’autres lieux et à d’autres époques, même aux Etats-Unis, les anticipations d’inflation de long terme ont été bien moins ancrées. Un gros défi pour la Fed est que lorsque vous réussissez quelque chose (par exemple, si ses efforts permettent d’éviter le "mauvais équilibre" où les gens perdent confiance à propos des anticipations d’inflation de long terme, alors vous ne voyez pas le contrefactuel), la crise que vous évitez ne se matérialise justement pas. Par exemple, les politiques de liquidité de la Fed au début de la pandémie peuvent avoir permis d’éviter une crise financière. Mais nous ne verrons jamais le contrefactuel.

Noah Smith : Aujourd’hui, beaucoup de monde parle à propos de l’article de Jeremy Rudd, remettant en cause l’idée que nous comprenions vraiment comment les anticipations d’inflation influencent l’inflation. Qu’en pensez-vous ? Les macroéconomistes croient-ils excessivement en la puissance des anticipations ? Après tout, vous avez réalisé une étude avec McKay et Steinsson montrant que le forward guidance est probablement moins efficace que ce que les gens pensent, parce que les consommateurs et les entreprises ont un pouvoir limité pour répondre aux choses qui surviennent loin dans le futur. Cet article semblait aller dans le sens avec une littérature théorique de plus en plus importante questionnant l’idée que chacun fait ses décisions en se basant sur une réflexion de très long terme. Est-ce que cela façonne la façon par laquelle nous considérons l’inflation aujourd’hui ?

Emi Nakamura : Je pense qu’il est difficile de faire sens des épisodes de très grosse inflation sans donner de rôle aux anticipations d’inflation. Comment l’inflation peut-elle augmenter de dizaines ou centaines de pourcentage par an, puis retourner à zéro en se basant sur la seule pente de la courbe de Phillips ? D’un point de vue théorique, faire jouer un rôle aux anticipations d’inflation signifie simplement que les dirigeants d’entreprises prennent en compte l’avenir lorsqu’ils décident de la fixation de leurs prix. De combien les salaires vont-ils augmenter ? De combien les concurrents vont augmenter leurs prix ? De combien les fournisseurs vont-ils augmenter les leurs ? Ces questions sont assez saillantes dans les périodes de forte inflation, par exemple, dans les négociations salariales. Il y a une jolie anecdote à ce propos dans une interview de Paul Volcker. Volcker avait rencontré un homme d’affaires qui sortait à peine de négociations salariales et qui se félicitait d’avoir accordé au terme de celle-ci une hausse de salaires de 13 % pour ses salariés (ce qui suggère qu’il anticipait une forte inflation l’année suivante).

Quand l’inflation est vraiment très faible, comme aux Etats-Unis pendant une longue période avant l’épidémie de Covid-19, il y a beaucoup d’éléments empiriques suggérant que les gens ne prêtent pas beaucoup d’attention à l’inflation. Après tout, cela n’importe guère ni pour les firmes, ni pour les travailleurs. C’est quelque chose que j’ai noté en enseignant : les étudiants américains ont souvent très peu d’idée de ce que signifie l’inflation lorsqu’ils arrivent, mais les étudiants latino-américains semblent comprendre comme de façon innée, peut-être en raison de l’environnement dans lequel ils sont nés.

Je ne suis pas en désaccord avec l’idée que nos modèles donnent probablement un poids excessif à l’influence des choses de très long terme sur le comportement courant. Il est utile de réfléchir à la façon par laquelle les prédictions de ces modèles changent avec la rationalité limitée.

Noah Smith : Quelles sont selon vous les tendances les plus intéressantes ou importantes dans la théorie macroéconomique ces derniers temps ?

Emi Nakamura : Je suis une macroéconomiste empirique, donc peut-être qu’il n’est pas surprenant que je sois excité de voir une forte connexion entre travaux théoriques et analyses empiriques à partir des microdonnées, aussi bien que l’usage croissant de méthodes empiriques quasi-expérimentales dans plusieurs domaines de la macroéconomie. Je pense que trouver des façons de connecter la théorie aux données est une précondition pour rendre plus convaincantes les implications normatives de nos modèles, comme Milton Friedman le soulignait dans son discours de réception du Prix Nobel ou plus en détails ici. Les progrès que nous pouvons réaliser en établissant de façon convaincante les faits nous permettent de mieux évaluer quelles théories sont les plus utiles. Cela peut aussi être une source réelle d’inspiration pour proposer de nouveaux modèles ou de nouvelles idées théoriques, quand nous trouvons des résultats empiriques auxquels nous ne nous attendions pas.

Noah Smith : Il est intéressant que vous mentionniez les Essais d’Economie positive de Friedman pour soutenir l’idée de connecter la théorie aux données. C’est dans cet essai que Friedman a fait une analogie entre la macroéconomie et le billard. Il affirmait que, tout comme le joueur de billard n’a pas besoin de comprendre la physique pour jouer, les macroéconomistes n’ont pas à comprendre les spécificités de la prise de décision économique pour modéliser le comportement économique qui en résulte. En d’autres mots, il semblait affirmer que nous n’avions pas besoin que les modèles macroéconomiques collent aux données empiriques, mais qu’il fallait juste qu’ils collent aux données macroéconomiques. Et pourtant, au cours des dernières années, la profession semble s’être résolue à aller contre l’idée de Friedman. En fait, votre article de 2008 "Identification in Macroeconomics" est le meilleur résumé que je connaisse de cette tendance à vérifier les modèles macroéconomiques à partir de données microéconomiques. Etes-vous d’accord à l’idée que cela a constitué un changement majeur ?

Emi Nakamura : l’analogie du joueur de billard contient des éléments de vérité, mais je n’aimerais pas l’utiliser comme argument pour rejeter les données. Si nous avions de larges bases de données avec beaucoup de variations aléatoires des variables pertinentes, peut-être que nous pourrions nous concentrer sur les seules données macroéconomiques. Mais en pratique, nous avons surtout des bases de données limitées, avec beaucoup de variations non aléatoires. Les données macroéconomiques ont tendance à être confondues par de nombreux changements structurels et institutionnels et, en outre, de nombreux problèmes apparaissent lorsque l’on évalue la causalité parce que nous ne pouvons utiliser des essais randomisés. Donc, je pense que cela fait sens d’essayer de combiner les approches micro et macro, parce que nous avons plus confiance à l’idée qu’un modèle avec des hypothèses réalistes fonctionnera davantage dans des contextes pour lesquels nous n’avons guère été capables d’analyser les effets qu’un autre modèle collant tout autant que le premier aux données observées, mais s’appuyant sur des hypothèses non réalistes. (…)

Noah Smith : Je suis définitivement de votre côté sur ce point et mon sentiment est que la plupart des jeunes macroéconomistes le sont aussi. L’utilisation de données microéconomiques pour valider des morceaux de modèles macroéconomiques semble avoir le potentiel de mener à un âge d’or de progrès rapides en macroéconomie. Ce qui m’amène aux questions suivantes : 1) Quelles sont selon vous certaines des lignes de recherche les plus excitantes qui sont suivies en macroéconomie ? 2) Quelles sont les lignes d’enquête les plus importantes qui n’ont pas reçu assez d’attention jusqu’à présent selon vous ?

Emi Nakamura : La recherche en économie monétaire a été particulièrement excitante dans les années qui ont suivi la Grande Récession, parce que les questions en termes de politique économique sont si importantes, parce qu’il y a plein de nouvelles données et parce que les outils de la politique monétaire changent. (…) Ce n’est pas parce qu’une question a été étudiée par le passé que nous sommes tous convaincus par la réponse. De nombreuses études aboutissant à la même conclusion en utilisant des méthodes différentes et, espérons-le, de plus en plus convaincantes peuvent avoir une certaine valeur pour cimenter nos vues sur un sujet (par exemple, pensons aux divers articles qui ont contribué à changer les vues des économistes à propos de la propension marginale à consommer). Je suis également très intéressée par les travaux sur la mesure macroéconomique, qui n’est pas assez étudiée à mon sens.

Noah Smith : Si vous pouviez donner un conseil à de jeunes macroéconomistes en début de carrière, lequel serait-il ?

Emi Nakamura : Quand j’étais étudiante à Princeton, j’avais lu la formule "questionniez les hypothèses" sur un mur du bureau de l’un de mes professeurs, Bo Honore. Quand j’étais venue à mon entretien d’embauche à Berkeley il y a quelques années, j’étais assise dans le bureau de Jim Powell, le chef du département à l’époque. J’avais jeté un coup d’œil au-dessus et aperçu la même formule, "questionniez les hypothèses". Une fois digérée la sensation de déjà-vu, j’ai appris que la formule était tirée d’une contre-culture hippie quand Bo et Jim déambulaient dans les quartiers de Berkeley. Je suis presque sûr que la formule n’était initialement pas un conseil de recherche pour les apprentis économistes, mais je pense toujours que c’est l’un des meilleurs conseils que j’ai eus et peut-être le meilleur à transmettre. »

Noah Smith, « Emi Nakamura, macroeconomist », entretien avec Emi Nakamura, 21 février 2022. Traduit par Martin Anota



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mercredi 14 avril 2021

Pourquoi les économistes n'aident guère dans la lutte contre le changement climatique



« (…) Le changement climatique est l’une des plus importantes questions en matière de politique économique pour l’avenir du pays et du monde et la profession des économistes n’a tout simplement pas été à la hauteur. (...)

Le climat dans l’angle mort de l’économie

Un gros problème avec l’économie du climat est qu’elle est très limitée. Le changement climatique va affecter chaque pan de notre économie. Quantitativement, il est bien plus important qu’un calcul d’imposition optimale ou qu’un détail d’une certification professionnelle ; il est probablement même plus important que le cycle d’affaires lui-même. Mais il y a peu d’articles dédiés au changement climatique dans les revues les plus prestigieuses. Dans un article de 2019, intitulé "Why are economists letting the world down on climate change?", les économistes Andrew Oswald et Nicholas Stern écrivaient :

"Nous regrettons de constater que les économistes universitaires laissent tomber le monde. La science économique a contribué à étonnamment peu de discussions à propos du changement climatique. Par exemple, le Quarterly Journal of Economics, qui est actuellement la revue la plus citée dans le domaine de l’économie, n’a jamais publié un article sur le changement climatique. (…) Nous pensons que la science économique moderne est piégée dans une sorte d’équilibre de Nash. Les économistes universitaires sont obsédés à l’idée de publier et d’être bien référencés. La raison pour laquelle il y a peu d’économistes qui écrivent des articles sur le changement climatique est, selon nous, que les autres n’écrivent pas d’articles sur le changement climatique."

Ils (…) montrent à quel point il y a eu peu d’articles sur le changement climatique publiés dans les revues d’économie les plus prestigieuses (...). Il y en a eu 57, sur un nombre total d’environ 77.000 articles, c’est-à-dire environ 0,074 %. Comme Oswald et Stern le soulignent, c’est réellement surprenant, dans la mesure où le changement climatique a) est provoqué par l’activité économique, b) a de significatives répercussions économiques et c) nécessitera d’ingénieuses politiques économiques pour nous sortir de là. En fait, je pense que la situation est même pire que ne le suggère leur article, dans la mesure où une grosse partie des travaux en économie du climat sont de piètre qualité.

De mauvais travaux

Le plus monstrueux pan de l’économie du climat est certainement cet ensemble de travaux qui conclut que le changement climatique n’est absolument pas un problème. Le plus grand délinquant dans ce domaine que je connaisse est Richard Tol, un professeur de l’Université de Sussex. Tol a écrit un célèbre article en 2009 dans lequel il affirma que le réchauffement climatique se traduirait par des gains économiques pour les gens qui vivent dans les zones tempérées et que ces gains dépasseraient les coûts qu’en subiraient les personnes vivant dans les tropiques. Son raisonnement ? Avec des températures plus chaudes, vous n’avez plus à utiliser autant le chauffage ; des températures plus élevées sont meilleures pour la santé ; et un surcroît de CO2 dans l’atmosphère accroît le rendement des récoltes.

C’est évidemment ridicule, pour diverses raisons qu’une poignée de secondes de réflexion permet à chacun d’imaginer, même sans s’y connaître grandement sur la question du changement climatique. Tout d’abord, le changement climatique ne se contente pas simplement d’accroître partout les températures de quelques degrés : il rend la météo plus instable, ce qui inclut notamment davantage d’épisodes de grand froid (c’est quelque chose qui a été saisi bien avant que Tol n’écrive son article). Deuxièmement, de très nombreuses études montrent que le changement climatique nuit à la productivité agricole, et ce via de nombreux mécanismes (…). Troisièmement, il y a de très nombreuses manifestations du changement climatique que Tol écarte de sa réflexion, en se contentant de dire qu’ils "semblent a priori faibles". Le mot "incendie" n’apparaît pas dans son article. Tol reconnaît ce problème, en écrivant que "des surprises négatives devraient être plus fréquentes que les surprises positives" et qu’"il est relativement facile d’imaginer un scénario catastrophe pour le changement climatique", mais il ne va guère plus loin.

Mais en outre, les calculs de Tol se sont révélés erronés. En 2014, il eut à publier un correctif quand il s’avéra qu’il s'était trompé sur le signe de certains chiffres, ce qui l’avait amené à compter des coûts du changement climatique comme des bénéfices (oups !). Il avait également commis une erreur de codage qui l’amena à ignorer certaines données. (…) Andrew Gelman et d’autres trouvèrent tout un lot d’erreurs supplémentaires dans les données, l’analyse et le modèle de Tol. En 2015, la revue publia un nouveau correctif.

C’est évidemment déplorable, mais l’analyse bâclée de Tol fit son chemin dans les conversations de politique publique. En 2009, il publia une tribune intitulée "Why worry about climate change?". Les Républicains du Sénat le classèrent dans leur liste de climato-sceptiques. En 2013 (…), les travaux de Tol furent utilisés par des chroniqueurs conservateurs pour affirmer que le changement climatique est bon pour la planète.

Tol n’est-il qu’un cas isolé ? Il est difficile de trouver des travaux aussi piètres que son article de 2009, mais plusieurs des mêmes erreurs qu’il a commises se retrouvent dans d’autres travaux en économie du climat. Par exemple, en 2011, Michael Greenstone et Olivier Deschenes publièrent un article à propos du lien entre changement climatique et mortalité (…). Leur approche consistait à mesurer les effets des températures sur les taux de mortalité en temps normal et à utiliser cette estimation pour prédire de quelle façon un réchauffement du monde affecterait la mortalité. Les auteurs firent la grave erreur, pourtant évidente, de supposer que le changement climatique n’affecterait la mortalité humaine que via ses effets sur la température : insolations, infarctus et ainsi de suite. Les mots "tempête", "feu" et "inondation" n’apparaissent pas dans l’article. Les auteurs mentionnent le fait que le changement climatique pourrait alimenter les épidémies, mais ils ne vont pas plus loin. Vers la fin de l’article, ils écrivent qu’"il est possible que l’incidence des événements extrêmes augmente et qu’ils puissent affecter la santé humaine. (…) Cette étude n’est pas équipée pour éclairer ces questions". (...)

Comment les mauvais travaux en économie du climat parviennent-ils à être publiés ? Beaucoup de gens pourraient rapidement penser que c’est politique, qu’il s’agit d’économistes conservateurs qui croient que les inquiétudes suscitées par le changement climatique sont un prétexte pour détruire le capitalisme, si bien qu’ils sont prédisposés à privilégier les résultats qui minimisent les potentiels dommages du changement climatique. Je ne sais pas dans quelle mesure ce phénomène existe, mais je pense qu’il y a d’autres bonnes raisons.

La première est l’effet lampadaire : les économistes se focalisent surtout sur ce qu’ils peuvent mesurer et tendent à délaisser ce qu’ils ne peuvent mesurer. La deuxième est la compartimentation : les économistes ne sont pas du genre à faire appel à des climatologues pour réaliser une étude. Si vous regardez les références dans l’un des articles de Deschenes et Greenstone, vous verrez très peu de références aux articles de climatologie ; en fait, il s’agit principalement de références à des articles d’économie. Pourtant, vous pourriez penser qu’une collaboration avec des scientifiques qui étudient le processus physique du changement climatique et ses effets sur la météo, l’agriculture et ainsi de suite est importante si l’on veut savoir quel sera l’impact économique du changement climatique, n’est-ce pas ? En tout cas, j’en suis arrivé à penser que ce genre d’études contribue à alimenter la conviction que les économistes du climat ne sont pas des experts à qui il faut se fier.

Les modèles DICE

S’il y a un économiste du climat qui est respecté plus que tout autre, c’est William Nordhaus de l’Université de Yale, qui gagna le Nobel d’économie en 2018 "pour avoir intégré le changement climatique dans l’analyse macroéconomique de long terme". Le comité a notamment cité la création par Nordhaus d’un "modèle d’évaluation intégré" permettant d’analyser les coûts du changement climatique. Le plus célèbre de ce type de modèle est le modèle DICE, utilisé par l’agence de protection de l’environnement aux Etats-Unis.

Mais le modèle DICE, ou du moins la version que nous avons utilisée pendant des années, pose problème. Comme le notait David Roberts en 2018, selon la version standard du modèle de Nordhaus, le coût économique d’une hausse de 6 °C des températures mondiales s’élèverait à 10 % du PIB. Or, comme le note Roberts, les climatologues croient qu’une telle hausse des températures rendrait la Terre essentiellement invivable. Une terre invivable coûterait bien plus que 10 % du PIB.

Les modèles de Nordhaus recommandent une hausse de 3,5 °C, ce qui est plus élevé que ce que le monde devrait connaître d’ici la fin du siècle si nous n’en faisons pas davantage. En d’autres termes, le modèle d’économie du climat d’un lauréat du Nobel recommande que le coût économique de n’importe quelle action que nous entreprendrions en plus que nous faisons déjà pour lutter contre le changement serait trop élevé.

C’est évidemment n’importe quoi, donc poursuivons et penchez-nous sur certains problèmes évidents que pose le modèle. Un premier problème avec les modèles DICE ou, du moins, avec les chiffres que Nordhaus a utilisés dans ses modèles DICE est qu’ils supposent un taux d’actualisation trop élevé. Le taux d’actualisation est le degré auquel nous ne nous inquiétons pas pour le futur : plus ce taux est élevé, moins nous nous inquiétions de ce qui se passera dans 20 ou 50 ans. Les modèles DICE tirent leur taux d’actualisation des taux d’intérêt, qui représentent le niveau d’inquiétude que nourrissent vis-à-vis de l’avenir les investisseurs financiers actuellement vivants. Si les achats obligataires des investisseurs financiers suggèrent qu’ils ne s’inquiètent aucunement que leurs arrière-petits-enfants vivent dans un enfer, alors le modèle DICE ne s’inquiète pas non plus.

Or il s’avère que la plupart des économistes pensent que ce n’est pas une bonne façon de sélectionner les taux d’actualisation. En 2016, David Roberts rapportait les résultats d’une enquête auprès des économistes montrant qu’ils soutenaient dans leur majorité l’usage d’un plus faible taux d’actualisation que le taux de marché, en raison des inquiétudes éthiques relatives à l’avenir de l’humanité (…). C’est bien sûr la bonne chose à faire et les économistes le savent, pourtant celui qui a été le modèle d’économie du climat le plus populaire pendant des années fut celui qui ignorait le bien-être des générations futures. (...)

Surtout, il y a une autre énorme faiblesse du modèle DICE : il se focalise sur le scénario le plus probable et ignore les risques extrêmes. Comme Richard Tol l’écrit, "les surprises négatives pourraient être plus probables que les surprises positives" en ce qui concerne le changement climatique et "il est relativement facile d’imaginer un scénario catastrophe pour le changement climatique". La possibilité que le changement climatique ait des effets bien plus pervers que nous ne le prévoyons devrait nous inquiéter et nous pousser à en faire davantage pour l’éviter. Il y a certaines choses que nous pouvons imaginer, mais auxquelles nous attachons une faible probabilité, comme les "points critiques" au-delà desquels le changement climatique devient cumulatif. Et il y a d’autres choses dont nous ne parvenons pas à prendre conscience avant qu’elles ne se produisent. (...)

Il y a un célèbre économiste qui a cherché à imaginer ces choses. Martin Weitzman a écrit en 2009 un article intitulé "On modeling and interpreting the economics of catastrophic climate change". Les équations sont complexes, mais l’idée est simple et facile à comprendre : s’il y a un risque qu’une énorme catastrophe se produise, alors l’analyse coût-bénéfices standard ne fait pas grand sens. Weitzman a écrit :

"Peut-être que finalement les économistes du changement climatique pourraient se rendre utiles en se préservant de présenter une estimation coûts-bénéfices pour ce qui est de façon inhérente une situation extrême avec une exposition à des pertes potentiellement sans limites comme si elle était précise et objective. (…) La netteté artificielle présentée par les analyses coûts-avantages des modèles d’évaluation intégrés conventionnels est particulièrement et exceptionnellement trompeuse en comparaison avec les situations plus ordinaires qui ne concernent pas le changement climatiques qui font habituellement l’objet d’analyses coûts-avantages."

Weitzman a essayé de nous prévenir. Alors que beaucoup s’attendaient à ce qu’il partage le prix Nobel avec Nordhaus, il a été snobé, ce qui constitue à mes yeux l’une des plus graves erreurs du comité. (...) »

Noah Smith, « Why has climate economics failed us? », 13 avril 2021. Traduit par Martin Anota



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mardi 30 mars 2021

Oui, les experts vous mentent parfois ! Petite illustration avec la question du libre-échange

« (…) Est-ce que les experts mentent vraiment ou est-ce une exagération, une panique morale menée par des personnes qui étaient inclinées dès le départ à ne pas avoir confiance envers les experts ? Eh bien, non, en fait ils mentent vraiment : "Selon Anthony Fauci, l’expert en chef des maladies infectieuses aux Etats-Unis et un membre éminent du groupe de travail de la Maison Blanche autour du coronavirus, les masques n’étaient pas conseillés au public au début en raison de l’anticipation de pénuries d’équipements de protection personnelle." (…) En d’autres termes, selon Fauci, les experts de santé publique savaient que les masques pouvaient contribuer à freiner la propagation de l’épidémie de Covid-19, mais ils étaient inquiets à l’idée que s’ils admettaient que les masques en tissu fonctionnaient les gens en concluraient que les masques N95 fonctionnaient encore mieux (ce qui est vrai) et stockeraient les masques N95, ce qui en priveraient le personnel de santé qui en avait absolument besoin. Ce mensonge n’a pas été le fait impulsif de quelques experts isolés. Il a été systématique et prononcé jusqu’aux plus hauts niveaux : les Centres pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC) aux Etats-Unis et l’OMS ont découragé les gens de porter des masques.

Est-ce que cela signifie que les experts, en tant que groupe, sont des menteurs qu’il ne faudrait pas croire ? Non. Mais il est important de savoir que les experts ne sont pas toujours honnêtes avec le public et de comprendre pourquoi ils sont parfois malhonnêtes. Et je pense qu’ici la science économique peut fournir un bon exemple historique.

Pendant de nombreuses années, les économistes ont été assez enthousiastes dans leur soutien en faveur du libre-échange. Les enquêtes montrent que la grande majorité dans la profession le soutenait. En fait, les économistes ont brillamment vanté le libre-échange comme l’une des seules choses, peut-être la seule chose, sur laquelle ils étaient d’accord. Voici ce que disait Greg Mankiw dans les pages du New York Times en 2015 :

"Chez les économistes, la question va de soi… Les économistes sont célèbres pour être en désaccord les uns avec les autres… Mais les économistes sont proches de l’unanimité sur certains sujets, notamment le commerce international. Les arguments économiques en faveur du libre-échange remontent à Adam Smith, l’auteur au dix-huitième siècle de La Richesse des Nations et le grand-père de la science économique moderne. Smith reconnaissait que les arguments en faveur du libre-échange entre nations n’étaient pas si différents de ceux en faveur de l’échange entre les individus dans une société donnée… Les politiciens et experts voient souvent d’un mauvais œil les importations au motif qu’elles détruiraient les emplois domestiques, tandis qu’ils sont enthousiastes en ce qui concerne les exportations au motif que celles-ci créeraient des emplois. Les économistes répondent que le plein emploi est possible avec n’importe quelle configuration du commerce. Le principal problème n’est pas le nombre d’emplois, mais leur structure. Les Américains doivent travailler dans les secteurs pour lesquels les Etats-Unis disposent d’un avantage en comparaison avec d’autres nations et ils doivent importer du reste du monde les biens qu’ils ne peuvent réaliser de façon moins coûteuse."

Maintenant, il n’y a rien de malhonnête par rapport à la conclusion : les économistes pensaient vraiment que le libre-échange est une bonne chose (et la plupart continuent probablement toujours à le croire). Mais ce qui est malhonnête (…), c’est la justification donnée pour expliquer pourquoi il est bon.

Dans son article, Mankiw affirme que laisser les pays commercer les uns avec les autres n’est pas différent de laisser les individus échanger entre eux. Mais ce n’est clairement pas la même chose. Un pays comprend de très nombreuses personnes. Et même les économistes classiques reconnaissaient que le commerce pouvait nuire à certains dans un pays. Quand les Etats-Unis ont ouvert leur commerce extérieur à la Chine, par exemple, les travailleurs dans les secteurs qui étaient directement concurrencés par la Chine pouvaient y perdre. Ce n’est pas une proposition controversée en économie. Elle découle des modèles les plus simples du commerce international. Si vous interrogez les économistes à ce sujet, ils vont admettre que la libéralisation du commerce crée des "gagnants" et des "perdants". Ils vont ensuite poursuivre en vous disant que le libre-échange crée assez de gains pour que les gagnants puissent compenser les perdants. Par exemple, voici un extrait d’un cours de Fatih Guvenen :

"En pratique, le commerce va affecter chaque personne différemment… Pour faire bref, il peut y avoir des perdants. Ce que la théorie nous dit, cependant, c’est que les gagnants y gagnent beaucoup plus que n’y perdent les perdants… En principe, vous pouvez pouvoir prendre une partie des gains des gagnants pour les donner aux perdants, mais en pratique ce n’est pas si simple à faire… Les gagnants doivent être capables de compenser les perdants et continuer d’en tirer un gain, mais en pratique cela survient rarement. En outre, les gens perdent des emplois tout le temps pour diverses raisons et le commerce international n’est pas un facteur majeur dans la plupart des cas."

Notez que Guvenen (…) croit qu’il sera politiquement difficile, peut-être impossible, de compenser les perdants du libre-échange. Et c’est prouvé. Dans un fameux article de 2016, David Autor, David Dorn et Gordon Hanson ont constaté que les travailleurs qui ont perdu leur emploi en raison de la concurrence avec la Chine après qu’elle soit entrée dans l’OMC en 2001 ont eu tendance à voir leur situation être irrémédiablement détériorée par le choc. Certains ont basculé dans l’inactivité, d’autres ont retrouvé un emploi mais payé avec un salaire deux fois moindre que celui qu’ils gagnaient auparavant. Il n’y avait pas de programme gouvernemental pour prendre de l’argent aux gens qui ont tiré des gains du commerce avec la Chine pour le donner aux gens qui ont vu leur situation se détériorer par ce dernier ; ce genre de choses n’existe généralement que dans les manuels d’économie. (…)

Maintenant, pour calmer les craintes à propos des destructions d’emplois provoquées par le commerce, Guvenen prédit qu’elles seront faibles relativement aux créations d’emplois liées à d’autres facteurs. Cette prédiction ne se base pas sur une quelconque théorie classique, c’est un pari. Et l’article d’Autor et alii montre que dans le cas du commerce avec la Chine, ce fut un pari perdant : beaucoup de gens ont perdu leur emploi à cause de ce commerce. Entretemps, la colonne de Mankiw et beaucoup de tentatives de démonstrations allant dans son sens ne sont pas honnêtes avec le fait que le commerce international risque de dégrader irrémédiablement la situation de certains. Occulter ce point clé, que tous les économistes connaissent et que tout lecteur aimerait connaître avant de se décider pour voter en faveur d’une politique plutôt qu’une autre, est une forme de tromperie.

Ce n’est pas la seule forme de tromperie dont usent les économistes pour défendre le libre-échange. Les économistes savent depuis plusieurs décennies que certains pays peuvent tout simplement y perdre en embrassant le libre-échange. Si un accord d’échanges multilatéral (comme sous l’égide de l’OMC par exemple) admet de nouveaux pays-membres, les pays déjà membres qui sont en concurrence directe avec les nouveaux membres peuvent s’appauvrir. C’est ce que l’on appelle le "détournement des échanges" et il découle directement des mêmes modèles simples des théories classiques de l’avantage comparatif que les économistes utilisent pour justifier le libre-échange.

En d’autres termes, les Etats-Unis dans leur ensemble, pas seulement certains travailleurs américains, peuvent en définitive voir leur situation se dégrader en laissant un pays comme la Chine entrer à l’OMC ! Peut-être que les économistes ne mentionnent pas cette possibilité parce qu’ils pensent qu’elle est improbable. Ou peut-être qu’ils ont décidé que rendre le monde meilleur, en l’occurrence permettre à des centaines de millions de Chinois de sortir de la pauvreté, est plus important que les craintes paroissiales des Américains concernant le bien-être de leur propre pays. Mais ce fut leur jugement, leur position morale : en ne disant pas aux Américains que les accords de commerce multilatéraux pourraient détériorer leur situation, les économistes ont trompé les gens.

En fait, cela n’est plus un secret depuis longtemps dans la profession des économistes que les démonstrations simplistes en faveur du libre-échange présentées au public cachent intentionnellement la réalité plus complexe. Dani Rodrik, dans son livre Peut-on faire confiance aux économistes ? Réussites et échecs de la science économique, écrit : "Les contributions des économistes pour le public peuvent… sembler radicalement différentes des discussions qu’ils peuvent avoir dans les séminaires… En public, la tendance consiste à serrer les rangs et soutenir… le libre-échange… Le plus grand partisan du libre-échange dans la profession, Jagdish Bhagwati, doit sa réputation universitaire à une série de modèles qui ont montré comment le libre-échange peut appauvrir un pays".

Pourquoi les économistes font-ils cela ? Pourquoi n’évoquent-ils pas les "gagnants et perdants", le détournement des échanges et tous les modèles modernes complexes qui montrent que le commerce international peut avoir d’importants effets pervers ? La réponse est dans la colonne de Mankiw. Les économistes croyaient que les gens ne pourraient pas entendre la vérité :

"Dans le cas du commerce international, trois biais populaires… sont presque saillants… Le premier est un biais anti-étrangers. Les gens tendent à voir leur pays en concurrence avec les autres nations et sous-estiment les bénéfices qu’il y a à échanger avec les étrangers… Le deuxième est un biais anti-marché. Les gens tendent à sous-estimer les bénéfices des mécanismes de marché… Le troisième est un biais pro-travail. Les gens tendent à sous-estimer les bénéfices qu’il y a à économiser le travail."

En d’autres mots, les économistes croyaient que s’ils disaient au public la vérité dans toute sa complexité, ils activeraient des irrationalités profondément ancrées dans la population. Au lieu de révéler ce que la science économique dit vraiment à propos du libre-échange, c’est-à-dire dire qu’il offre de grandes opportunités, mais présente aussi de réels dangers et effets pervers, ils auraient décidé de proposer une fable simplifiée de façon à contrer ce qu’ils voient comme une tendance inhérente à la société vers le protectionnisme. Ils ont estimé que l’Amérique ne pouvait faire face à la vérité.

Et pour être juste ici, avaient-ils tort ? Quand le consensus à propos du libre-échange parmi les élites responsables de la politique économique s’est finalement effondré, cela n’a pas pris la forme d’une réflexion subtile et nuancée, mais la forme de Trump. Trump a fait toutes les choses stupides et dangereuses que craignaient les économistes ; il s’est attaqué aux étrangers, il s’en est pris aux alliés, il a eu recours à des droits de douane qui finirent par nuire aux consommateurs américains sans pour autant ramener l’emploi aux Etats-Unis, ni sauver l’industrie américaine. C’est exactement ce que craignait Mankiw.

Mais cela peut ne pas justifier la tromperie. Si les économistes avaient été honnêtes depuis le début à propos des nuances, complexités et incertitudes de la politique commerciale, des responsables politiques avisés auraient été à même de réfléchir à des façons intelligentes de minimiser les risques et dommages du commerce. En lieu et place, quand la rupture avec le libre-échange s’est opérée, elle a pris la forme d’un populiste idiot xénophobe belligérant, parce que ce fut la seule personne qui pouvait casser le consensus complaisant pro-libre-échange que les propos répétés des économistes avaient créé parmi l’élite américaine. Peut-être que la rupture pouvait ne pas prendre cette forme.

Ce qui m’amène à la raison pour laquelle les experts devraient être réticents à mentir au public : ils ne sont pas experts pour déterminer à quel instant ils peuvent mentir.

Ce n’est pas parce que vous maîtrisez les questions de biologie ou de santé publique que vous savez si admettre publiquement que les masques fonctionneront poussera les gens à les stocker. Et ce n’est pas parce que vous en savez en science économique que vous comprenez la formation de l’opinion publique. Quand les experts établissent des conjectures quant à la capacité du public à faire face à la vérité, ils n’agissent pas en tant qu’experts, ils agissent en tant qu’amateurs. (...)

Personnellement, je pense que les économistes doivent faire preuve d’humilité dans leurs communications publiques et cela passe par dire la vérité, même lorsqu’elle est complexe. Parfois, cela peut être douloureux et terrifiant de dire au public des vérités qui risquent, vous le savez, d’être mal utilisées ou d’être mal reçues. Mais taire ces vérités, c’est prendre une responsabilité pour laquelle vous n’avez pas été formé. (...) »

Noah Smith, « Yes, experts will lie to you sometimes », 28 mars 2021. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« Le commerce international accroît-il les inégalités ? »

« La mondialisation creuse les inégalités dans les pays développés »

« La concurrence chinoise et le déclin de l’emploi américain »

« Quel est l’impact de la concurrence chinoise sur l’emploi et les salaires en France ? »

« Mondialisation : qu’est-ce que les économistes ont pu manquer ? »

mercredi 24 mars 2021

Le retour des guerres en macroéconomie

« La macroéconomie n’avait plus été un sujet brûlant pendant un petit moment. Les années qui ont suivi la crise financière de 2008 ont été marquées par des débats vifs (et parfois violents) à propos de la relance budgétaire et de la politique monétaire. D’obscurs articles tirés des salles poussiéreuses des universités se retrouvèrent soudainement au cœur de controverses publiques, avec ce qui semblait être en jeu le destin de millions de chômeurs américains. C’est alors que je me suis lancé comme blogueur.

Mais tout cela s’est essoufflé quand l’économie a amorcé sa reprise. La pandémie n’a pas envenimé les choses, parce que tout le monde estime que c’est la maladie qui freine l’économie plutôt qu’une sorte de choc de préférence pour la liquidité, des esprits animaux ou une insuffisance de la demande globale.

Maintenant, avec la fin de la pandémie en vue et une économie américaine qui semble sur le point de connaître une forte reprise, vous pourriez penser que la macroéconomie est toujours reléguée dans les salles obscures et poussiéreuses à l’odeur de renfermé (…). Eh bien non ! Parce que l’administration Biden emprunte et dépense beaucoup d’argent, un vif débat s’est amorcé quant à savoir si c’est une bonne chose. Et, alors que les guerres en macroéconomie se jouaient par le passé via blogs interposés, celles qui sont aujourd’hui à l’œuvre sont plus susceptibles de se jouer sur Twitter. (…)

Le plus intéressant avec les nouvelles guerres en macroéconomie est que la recherche universitaire est presque absolument absente. En 2011, nous nous battions autour de la borne inférieure zéro, les modèles DSGE versus les modèles à forme réduite, etc. Aujourd’hui, bien que des universitaires soient impliqués dans les débats, vous voyez rarement un article être mis en avant. Et lorsqu’il y en a un qui est mis en avant, c’est presque toujours un article empirique plutôt que théorique.

Pourquoi ? Si ce n’était pas des universitaires qui étaient impliqués dans les débats, vous vous diriez peut-être que c’est normal, que ce sont des personnes qui ne connaissent pas la littérature existante. Mais des universitaires sont bien impliqués et ils connaissent bien la littérature. C’est juste qu’ils ne l’invoquent pas vraiment. En outre, ce n’est pas le fait que les débats économiques sur Twitter soient allégés ou avares en références : le débat autour du salaire minimum, par exemple, cite continuellement des articles.

Vous pouvez avoir en tête plusieurs hypothèses pour expliquer cela, mais il m’apparaît évident que la raison est que chacun a cessé de croire en l’utilité de la théorie macroéconomique universitaire. Les professeurs en macroéconomie font toujours leur boulot, ils continuent d’écrire des articles théoriques et à être joliment payés pour le faire. En fait, je suis convaincu qu’avec des gens comme Emi Nakamura, Jon Steinsson, Yuriy Gorodnichenko et Ivan Werning en service, le champ de la théorie macroéconomique abonde de brillants chercheurs. Et ce sont des personnes qui prennent au sérieux leur boulot et qui ne sont pas là pour se lancer dans des discours politiques.

Mais le problème est que la théorie macroéconomique est très, très complexe. L’économie est un phénomène complexe et le comportement des consommateurs, des entreprises et d’autres acteurs en son sein est probablement compliqué. Cela offre aux théoriciens en macroéconomie un choix difficile : supposer des règles si simples et loufoques que votre modèle en devient incorrect ou bien opter pour le réalisme et voir votre modèle dégénérer en chaos.

Et ce qui complique tout cela, c’est le fait que les données macroéconomiques sont très, très mauvaises. Milton Friedman avait dit que nous devrions seulement juger les modèles macroéconomiques avec les données macroéconomiques, mais si vous le faites, vous vous retrouvez à devoir travailler avec une poignée de cycles d’affaires, dans la mesure où les bonnes statistiques ont commencé à être compilées il y a moins d’un siècle. C’est presque aucune donnée du tout ! C’est pourquoi les économistes se focalisent souvent sur les microfondations, en essayant d’obtenir des règles comportementales qui collent avec les données microéconomiques, puisque les micro-données sont bien plus abondantes et de meilleure qualité.

La mauvaise qualité des données implique qu’il est très, très dur de tester les théories macroéconomiques (ce qui n’empêche pas de démontrer que certaines d’entre elles sont totalement erronées). Cela rend aussi l’analyse empirique macroéconomique difficile à faire : vous pouvez mesurer comment les magasins changent leurs prix ou comment les travailleurs trouvent un emploi pendant les récessions ou d’autres morceaux de l’éléphant macroéconomique, mais finalement cela ne vous donne pas la réponse aux grosses questions comme jusqu’à quel montant le gouvernement peut emprunter.

La crise financière mondiale et la Grande Récession ont montré que la théorie macroéconomique n’était pas prête pour passer en prime time. Quand j’ai donné une conférence à la Banque d’Angleterre en 2013, les banquiers centraux se lamentaient du fait que leurs modèles complexes tirés du monde universitaire leur donnaient peu d’indications et de conseils lors d’une telle crise.

Donc je pense que la théorie macroéconomique devrait rester confinée à sa tour d’ivoire pendant un moment. Entretemps, les gens ont recours à l’heuristique, à des règles empiriques et à des calculs simples pour leurs démonstrations. Par exemple, Olivier Blanchard, qui pense que le plan de soutien de l’administration Biden est trop gros, construit sa démonstration sur les motions très simples d'écart de production et de multiplicateur budgétaire. Son idée est que l’écart de production est faible, le multiplicateur budgétaire élevé, donc il en conclut que le plan de soutien de Biden va provoquer un excès de demande globale menant à l’inflation.

Maintenant, je pense que Blanchard a tort. Je pense que le plan de soutien de Biden n’est pas du tout un plan de relance, mais une forme d’aide aux sinistrés. Il ne vise pas à appuyer sur l’accélérateur et stimuler l’activité économique, mais à s’assurer qu’il n’y ait que très peu d’Américains qui sortent de la pandémie financièrement ruinés. (…) Certains éléments suggèrent que les Américains ne dépensent pas beaucoup les aides qu’ils ont reçues pendant la pandémie. Et une partie de ce qu’ils dépensent va dans des choses comme les loyers impayés, qui s’apparentent plutôt à une dette. Donc, je ne crois pas que le projet de Biden stimule vraiment la demande globale, donc je ne pense pas qu’une surchauffe nous menace.

Mais en tout cas, c’est l’état du débat public aujourd’hui. La théorie est sur un siège arrière, la simple heuristique (essentiellement l’heuristique keynésienne) est à l’ordre du jour. (…) »

Noah Smith, « The return of the macro wars », 23 mars 2021. Traduit par Martin Anota

samedi 14 avril 2018

Mondialisation : DeLong versus Krugman

« (…) Paul Krugman a publié un nouvel essai dans lequel il présente ce qui semble être une nouvelle croyance conventionnelle à propos de la récente histoire de la mondialisation. En voici certains extraits :

"Durant les années quatre-vingt-dix, plusieurs économistes, notamment moi-même… ont essayé d’évaluer le rôle des effets de type Stolper-Samuelson sur l’accroissement des inégalités… (Ces analyses) ont généralement suggéré que l’effet (de l’égalisation des prix des facteurs dans le sillage de la mondialisation) a été relativement modeste et n’a pas été le facteur central dans le creusement des inégalités de revenus. (...)"

"Le fait fondamental au milieu des années quatre-vingt-dix était que les importations de biens manufacturés en provenance de pays en développement ne représentaient que 2 % du PIB… Cela n’était pas assez pour provoquer davantage qu’une variation de quelques pourcents des salaires relatifs… (...)"

"Avec le recul, cependant, il apparaît que les flux commerciaux au début des années quatre-vingt-dix ont juste été le début de quelque chose de bien plus massif… Jusqu’à la fin des années quatre-vingt-dix, l’emploi dans l’industrie manufacturière voyait certes sa part dans l’emploi total diminuer, mais il était resté plus ou moins stable en termes absolus. Mais l’emploi manufacturier chuta fortement après 1997 et ce déclin a correspondu à une forte hausse du déficit (commercial) hors produits pétroliers, d’environ 2,5 % du PIB. (...)"

"Est-ce que la hausse du déficit commercial explique la chute de l’emploi ? Oui, dans une large mesure … (Une) estimation raisonnable est que la hausse du déficit (commercial)… explique plus de la moitié du déclin de 20 % de l’emploi manufacturier entre 1997 et 2005… (La hausse des) importations exposa certains travailleurs américains à un choc significatif… (...)"

"Le consensus des années quatre-vingt-dix s’est cependant finalement ramené à se demander comment la croissance du commerce a affecté les revenus de l’ensemble des travailleurs, et non des travailleurs dans des secteurs ou communautés en particulier. Cela a été, je le crois, une erreur, une erreur que j’ai moi-même commise… (...)"

"C’est là que la désormais fameuse analyse du 'choc chinois' d’Autor, Dorn et Hanson (2013) entre en scène… Les effets de la croissance rapide des importations sur les marchés du travail locaux… ont été larges et durables… (...)"

"Donc est que cela signifie… qu’une guerre commerciale serait dans l’intérêt des travailleurs qui ont été nui par la mondialisation ? La réponse est, comme vous pouvez l’imaginer, non…Le changement rapide semble être désormais derrière nous : plusieurs indicateurs suggèrent que l’hypermondialisation a été un événement unique et que le commerce s’est plus ou moins stabilisé relativement au PIB mondial (...)"

"Donc, alors que le consensus des années quatre-vingt-dix sur les effets de la mondialisation n’a pas très bien réussi l’épreuve du temps, on peut l’accepter sans pour autant plaider pour le protectionnisme aujourd’hui. Nous aurions pu faire les choses différemment si nous avions sur ce qui allait arriver, mais ce n’est pas une bonne raison pour faire marche arrière. (...)"

En d’autres mots, la nouvelle croyance conventionnelle sur le commerce et la mondialisation peut se résumer ainsi :

1. Le commerce était plutôt bien jusqu’à la fin des années quatre-vingt-dix, voire les années deux mille ;

2. Le choc chinois a été sans précédents et a nui à de nombreux travailleurs aux Etats-Unis et dans d’autres pays riches ;

3. Maintenaient, le choc chinois est fini et une guerre commerciale serait une mauvaise nouvelle.

C’est ce que j’ai pu dire dans plusieurs articles que j’ai publiés dans Bloomberg.

Brad DeLong n’est pas d’accord. Il a publié un long essai où il affirme que les effets supposés négatifs de la mondialisation dans les années deux mille s’expliquent entièrement par une mauvaise politique macroéconomique. (…)

DeLong : "Je pense que du début des années soixante-dix au milieu des années quatre-vingt-dix, le commerce international, du moins à travers les canaux Heckscher-Ohlin, ne firent pas pression à la baisse sur les salaires des américains 'non qualifiés' et 'semi-qualifiés'… Du début des années soixante-dix au milieu des années quatre-vingt-dix, les niveaux de salaires relatifs des pays exportant alors le plus de biens manufacturés vers les Etats-Unis augmentaient plus rapidement que ceux des nouveaux pays à faibles salaires exportant des biens manufacturés vers les Etats-Unis. Le travailleur typique de l’industrie américaine faisait face à moins de concurrence à l’importation de la part des pays à faible salaire des importations au milieu des années quatre-vingt-dix qu’ils n’en faisaient face au début des années soixante-dix."

DeLong pense que cela contredit Krugman, mais je ne pense pas que ce soit le cas. Krugman considère seulement la dernière partie, en l’occurrence l’addition de nouveaux partenaires à l’échange à faibles salaires (et un tel effet, même considéré de façon isolée, s’est révélé faible). Je pense que Krugman serait d’accord avec DeLong à l’idée que l’introduction de barrières commerciales qui auraient empêché l’entrée de nouveaux partenaires à l’échange à faibles salaires dans le système commercial mondial des années soixante-dix, quatre-vingt et quatre-vingt-dix aurait eu des effets nets négatifs qui auraient compensé tout effet Stolper-Samuelson positif.

DeLong : "Nous aurions pu protéger Detroit et Pittsburgh des conséquences de leurs échecs managériaux et technologiques, mais cela l’aurait été à un prix énorme pour le reste de l’économie, un très défavorable arbitrage coûts-bénéfices."

En fait, les Etats-Unis en ont fait beaucoup pour essayer de protéger Detroit et Pittsburgh. Nous avons cherché à faire apprécier le yen et avons mis en place mis en place des mesures d’autolimitation des exportations et nous avons adopté diverses mesures protectionnistes à l’encontre de l’acier européen. Les mesures protectionnistes n’ont probablement pas vraiment aidé les constructeurs automobile et l’acier américains, ni leurs travailleurs, à long terme. Mais il est possible que ces mesures aient incité le Japon à construire des usines automobile aux Etats-Unis. La plupart des voitures japonaises vendues aux Etats-Unis sont désormais fabriquées aux Etats-Unis, ce qui a soutenu plusieurs emplois dans le secteur manufacturier.

De plus, DeLong néglige l’éventualité que les dépenses de recherche américaines (censées constituer une mesure de politique industrielle protectionniste) aient mené à des externalités positives qui ont aidé le secteur technologique américain à réussir comme il le fait aujourd’hui. Nous avons tendance à penser l’importance du secteur manufacturier en ayant en tête les emplois semi-qualifiés des cols bleus des années cinquante, mais je pense que cette perspective est réductrice. Il y a plusieurs raisons qui nous amènent à désirer à ce que l’industrie manufacturière à forte valeur ajoutée reste aux Etats-Unis et qui n’ont rien à voir avec l’emploi au sein des usines ; elle génère des multiplicateurs locaux, elle crée des produits qui sont faciles à exporter et elle peut avoir un effet bénéfique sur la croissance globale de la productivité de l’économie.

DeLong : "La venue de l''hypermondialisation' a accru les opportunités des travailleurs américains ayant peu d’éducation pour trouver des emplois où leurs qualifications, leur expérience et leur savoir tacite pouvaient être déployés de façon très productive."

Pour les travailleurs du secteur manufacturier, cela semble être directement contredit par l’article d’Autor et alii sur le "choc chinois", qui montre que les travailleurs exposés aux importations chinoises ont eu tendance à connaître par la suite des revenus bien plus faibles. (Autor et alii affirment aussi que le choc chinois a eu des effets négatifs sur l’emploi agrégé, bien que cette affirmation dépende étroitement de leur modèle et que ce dernier ne soit pas robuste sur ce point.) En tout cas, l’affirmation de DeLong selon laquelle la mondialisation des années deux mille a globalement amélioré la productivité pour les travailleurs américains doit être vérifiée empiriquement. Il y a des articles qui suggèrent que la concurrence chinoise à l’importation a encouragé l’innovation américaine, mais cela ne soutient pas nécessairement l’histoire d’une réallocation des travailleurs qui aurait été bénéfique à ces derniers.

DeLong : "Ce que l’'hypermondialisation' a fait, c’est fournir aux 1 % et 0,1 % les plus riches un autre levier pour éroder l’ordre du travail Dunlopien, casser le Traité de Détroit et redistribuer le produit commun partagé de la production de masse (…) vers le sommet de la répartition des revenus. Mais il y a eu bien d’autres leviers aux Etats-Unis depuis les années soixante-dix. Et l’« hypermondialisation », telle que je la vois, a été l’un des plus faibles et des plus brefs d’entre eux."

C’est une autre affirmation qui doit être confirmée par les données empiriques. Il est vrai que la syndicalisation a commencé à décliner aux Etats-Unis avant que la mondialisation ou l’hypermondialisation s’amorce réellement. Mais il est aussi possible que les Etats-Unis aient affaibli leurs lois en faveur des syndicats et la bonne application des lois en raison de la crainte que les exigences syndicales en matière de salaire tuent la compétitivité américaine face à l’accroissement de la concurrence à l’importation.

Surtout, en exonérant la mondialisation de la responsabilité de la hausse des inégalités, DeLong ignore les preuves internationales. (…) Il semble peu probable que le fondamentalisme de marché et la ploutocratie aient été de si puissants virus cérébraux ou mouvements politiques qu’ils aient simultanément triomphé non seulement aux Etats-Unis, mais aussi en Suède, au Danemark, en France, en Allemagne et au Japon.

La nature mondiale de l’accroissement des inégalités que l’on observe dans de nombreux pays pourtant caractérisés par des régimes de politique divers implique qu’il y a quelque chose de mondial (une certaine combinaison de commerce et de technologie) qui a joué. Pour écarter le commerce de l’équation et faire porter le blâme principalement ou totalement à la technologie semble suspect, du moins sans solides preuves empiriques. Ayant lu beaucoup d’articles sur le sujet, j’estime qu’il y a peu de consensus.

DeLong : « De plus, du point de vue du pays dans son ensemble et du point de vue de plusieurs des communautés affectées, le choc chinois n’a pas été quelque chose de très important pour les marchés du travail locaux. Oui, les gens n’achètent plus plusieurs produits sortant des usines américaines parce qu’ils préfèrent les importations chinoises. Mais ceux qui vendent ces importations (…) dépensent leurs dollars en investissant aux Etats-Unis : en finançant les achats du gouvernement, les infrastructures, une partie des investissements des entreprises et l’immobilier. (…) Les dollars ne sont pas utilisés en-dehors des Etats-Unis et ainsi le flux de dollars doit aller quelque part et, aussi longtemps que la Fed fait son boulot et permet à ce que la loi de Say soit plutôt vérifiée en pratique, c’est une redistribution de la demande de travail et non une baisse de la demande de travail.

L’idée ici est que les déficits commerciaux impliquent un accroissement des investissements financiers étrangers aux Etats-Unis, parce qu’un déficit commercial est compensé par un déficit du compte courant. Mais une hausse dans l’investissement de portefeuille étranger n’implique pas forcément une fausse de l’investissement des entreprises ou du gouvernement (dans des choses comme l’infrastructure ou l’immobilier). En fait, si un déficit commercial correspond à une baisse de l’épargne nationale (comme ce fut le cas dans les années deux mille, durant l’"hypermondialisation"), alors l’investissement des entreprises et du gouvernement aux Etats-Unis va diminuer et non pas augmenter. Plus généralement, l’idée selon laquelle l’investissement réel est sensible au coût du capital est assez suspecte. Certains affirment que le coût du capital importe beaucoup, mais les preuves empiriques suggérant une telle chose sont assez fragiles.

DeLong : "Et voilà où le bât blesse, selon moi : Les types de personnes et les types d’emplois financés par les importations du choc chinois semblent semblables aux types de personnes et aux types d’emplois affectés dans le secteur manufacturier. Oui, certains marchés du travail locaux ont subi un choc négatif énorme et durable dans le secteur manufacturier, souvent substantiellement compensé par une stimulation de la construction. D’autres marchés du travail locaux ont bénéficié d’un choc positif substantiel et durable dans le secteur de la construction. Et au niveau du pays dans son ensemble, (…) les cols bleus semi-qualifiés ne me semblent pas avoir vu leur situation se dégrader."

A nouveau, l’idée que les travailleurs du secteur manufacturier qui perdirent des emplois retrouvèrent des emplois aussi bons dans d’autres secteurs (comme la construction) se voit directement contredite par l’étude d’Autor. En fait, la suppression des emplois, quelle qu’elle soit, semble affecter l’ensemble des revenus gagnés par la suite.

Comme pour les cols bleus semi-qualifiés qui ont été négativement affectés ou non, il est certain que les salaires et revenus aux plus bas quintiles de la répartition ont stagné durant les années deux mille, avant de prendre les transferts en compte. Autor et ses coauteurs n’ont pas prouvé que la Chine était le principal coupable derrière cette stagnation des salaires, mais d’autres ne l’ont pas non plus innocenté. Krugman, pour sa part, semble se contenter d’affirmer que ce fut l’une des causes significatives. Cela ne fait pas sens de l’ignorer quantitativement tant que nous n’avons pas de meilleures analyses empiriques sur le sujet.

DeLong : "Et cela m’amène à mon cinquième conflit avec Paul Krugman. Selon moi, la chose la plus importante que nous n’avons pas vue à propos de la mondialisation a été à quel point elle nécessitait d’être soutenue par un plein emploi stable et continu."

Si la mondialisation accroît les coûts de l’austérité budgétaire et des resserrements monétaires, cela semble marquer un point contre elle, même si vous êtes totalement opposés à l’austérité et aux resserrements monétaires. La politique est stochastique. De mauvais dirigeants sont élus, des responsables égoïstes sont nommés et des gens font des erreurs. Tout ce qui fragilise l’économie dans un contexte de politique aléatoirement mauvaise impose un coût sur l’économie, puisque nous ne pouvons jamais compter sur l’adoption de mesures qui soient totalement efficaces.

Ainsi, je suis d’accord avec DeLong sur plusieurs questions ici. Il est important d’avoir de bonnes politiques budgétaire et monétaire contracycliques. Les crises financières alimentées par la déréglementation et la mauvaise réaction des décideurs politiques à leur encontre sont plus effrayants que la mondialisation. Les effets négatifs, bien visibles, de la mondialisation ne doivent pas nous faire oublier ses effets positifs, mais difficiles à mesurer. (...) »

Noah Smith, « DeLong vs. Krugman on globalization », in Noahpinion (blog), 1er avril. Traduit par Martin Anota



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