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Tag - Paul De Grauwe

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mercredi 2 mars 2022

La Russie va perdre la guerre

« La Russie est un petit pays. D’un point de vue économique, j’entends. Le produit intérieur brut (PIB) de la Russie est d’environ la même taille que le PIB combiné de la Belgique et des Pays-Bas. Même si vous ajoutiez ces deux pays à la Russie, cela resterait un petit pays. Le PIB de la Russie représente à peine 10 % du PIB de l’UE. La Russie est un nain économique en Europe.

Est-ce qu’un pays aussi petit peut gagner une guerre intense contre un pays qui résiste bec et ongles et qui devra être longuement occupé ? Ma réponse est non. La Russie ne dispose pas des ressources pour le faire.

Pour gagner une telle guerre, la Russie aurait à drastiquement accroître ses dépenses militaires. La Russie dépense aujourd’hui 62 milliards de dollars, soit presque 5 % de son PIB, dans la défense. C’est l’équivalent de 8 % des dépenses des Etats-Unis en matière de défense. Un tel budget de défense ne suffira pas pour poursuivre une guerre intense et prolongée.

Davantage de dépenses militaires devront être faites. Mais les dépenses militaires sont un gâchis économique. Les tanks et les avions de combat qui doivent être produits pour gagner la guerre sont des investissements économiquement inutiles. Ce n’est pas la même chose qu’avec les investissements en machines (et autres facteurs de production) qui permettent de produire davantage à l’avenir. Les tanks et les combattants ne permettront pas d’accroître d’un rouble supplémentaire la production future. Ils vont cependant faire pression sur l’investissement productif. La petite économie que constitue la Russie aujourd’hui va par conséquent être plus faible à l’avenir.

Au lieu de réduire son investissement productif, le dictateur russe peut réduire la consommation en Russie pour permettre de dépenser davantage en défense. Le fait que la Russie ait un si faible PIB alors que le pays a 146 millions d’habitants (soit 5 fois la population de la Belgique plus celle des Pays-Bas) dissimule le fait qu'une part significative des Russes sont pauvres. Poutine aurait à les pousser davantage dans la pauvreté pour réaliser ses ambitions mégalomaniaques. Il est douteux qu’une telle politique renforce sa dictature.

Il y a d’autres effets à attendre d’une politique poussant un pays dans une économie de guerre. Les revenus gagnés dans l’industrie de guerre ne pourront être dépensés dans les biens de consommation parce que leur production aura été restreinte. En conséquence, l’inflation va brutalement augmenter. La tentation sera forte d’introduire un contrôle des prix. Le résultat est bien connu : du rationnement et de la rareté. Paradoxalement, cela permettra à Poutine de réaliser son ambition : un retour à l’Union soviétique avec ses longues queues au devant des magasins.

La Russie est économiquement un petit pays. C’est aussi un pays sous-développé. Elle a une structure de production typique d’un pays africain. Elle exporte essentiellement des matières premières et de l’énergie (du gaz et du pétrole brut). Celles-ci représentent 80 % des exportations russes. Les importations sont concentrées dans les produits manufacturés (équipements, équipement de transport, électronique, produits chimiques, produits pharmaceutiques). Ces produits représentent plus des trois quarts des importations russes.

Le problème avec un tel pays sous-développé est que les recettes tirées de l’exportation sont sujettes à de larges fluctuations. Aujourd’hui, les prix de l’énergie et des matières premières sont très élevés. Cela permet à la Russie d’accumuler plus de 600 milliards de dollars en réserves internationales (en dollars, en euros, en livre sterling, en or). Cela a aussi permis de stimuler les recettes budgétaires du gouvernement russe. Mais ce sont des effets temporaires. Cela a créé l’illusion que la Russie a les ressources pour mener une guerre prolongée.

Il est déjà manifeste que c’est une illusion. Environ la moitié de ces réserves internationales ont déjà été gelées par les mesures punitives imposées par les pays occidentaux. Cela rend également manifeste à quel point un pays sous-développé est dépendant des pouvoirs occidentaux qui contrôlent le système financier international. Le vaste stock de réserves internationales désormais disponibles pour la Russie n’est pas une source de pouvoir, mais son talon d’Achille.

En outre, les prix élevés des matières premières sont un phénomène temporaire. Ce qui s’élève finit par redescendre. Les prix du gaz, les prix du pétrole et les prix des matières premières vont chuter à nouveau, ce qui réduira les ressources disponibles pour le gouvernement russe et rendre une guerre prolongée impossible.

La Russie peut réduire ses livraisons de gaz à l’Europe en réponse aux sanctions occidentales. Cela serait certainement douloureux à court terme pour ces pays qui se sont bêtement rendus dépendants du gaz russe. Si la Russie réduisait aujourd’hui ses livraisons de gaz, cela détruirait à long terme l’un des piliers des recettes étrangères russes comme les pays européens rechercheront des alternatives. Cela réduirait davantage les ressources de la Russie pour mener le conflit.

La Russie est économiquement un petit pays fragile. C’est bien sûr un grand et puissant pays grâce à son arsenal nucléaire. Les bombes nucléaires ne permettent pas de gagner de façon conventionnelle une guerre, mais on peut détruire un pays avec elles, en un clin d’œil. Et c’est là que réside le grand risque pour le reste du monde. Que fait un dictateur lorsqu’il prend conscience qu’il ne peut gagner la guerre par des moyens conventionnels ? C’est la question la plus terrifiante qui reste aujourd’hui. »

Paul De Grauwe, « Russia will lose the war », in Ivory Tower (blog), 28 février 2022. Traduit par Martin Anota

vendredi 12 février 2021

Cela changerait-il les choses si la BCE annulait la dette qu’elle détient ?

« La récente proposition d'annuler la dette publique détenue par la Banque Centrale européenne publiée par plus de 100 économistes dans les journaux a rallumé le débat sur le rôle de la banque centrale dans le soutien du gouvernement. La question que beaucoup se posent est si cette proposition est à prendre au sérieux. De façon à répondre à cette question, il est bon de revenir aux fondamentaux de la création de monnaie fiat.

Quand la banque centrale achète des obligations publiques, par exemple dans le cadre de l’assouplissement quantitatif (quantitative easing), elle substitue des passifs monétaires à des obligations publiques portant intérêt (la base monétaire prenant typiquement la forme de réserves bancaires). Par le passé, ces passifs de la banque centrale n’étaient pas rémunérés. Depuis environ dix ans, les banques centrales se sont inclinées face au lobbying des banques et ont commencé à rémunérer ces réserves bancaires. Rien dans les statuts des banques centrales ne les oblige à le faire et elles peuvent facilement inverser cette politique. En fait, depuis environ deux ans, les grandes banques centrales appliquent des taux d’intérêt négatifs sur ces réserves bancaires, ce qui indique à quel point il est facile d’inverser les politiques de rémunération.

Au moment où la banque centrale achète des obligations publiques, elle crée un "seigneuriage". C’est le profit de monopole apparaissant de la création de monnaie. Ce "seigneuriage" est transféré au budget du gouvernement national l’année suivante : le gouvernement paye des intérêts à la banque centrale qui détient désormais les obligations, mais la banque centrale reverse cette recette d’intérêt au gouvernement. Donc, quand la banque centrale achète les obligations publiques, de facto le gouvernement n’a plus à payer d’intérêts sur ses obligations détenues par la banque centrale. Les achats d’obligations publiques par la banque centrale est donc l’équivalent d’un allègement de dette accordé aux gouvernements.

Aussi longtemps que les obligations publiques sont au bilan de la BCE les obligations n’existent plus d’un point de vue économique. C’est parce que, comme je l’ai affirmé plus tôt, quand une obligation publique est au bilan de la banque centrale, un flux circulaire de paiements d’intérêts est organisé du Trésor national vers la banque centrale, puis de nouveau au Trésor. Donc, le poids de la dette pour le gouvernement national est devenu nul. La banque centrale peut annuler la dette (c’est-à-dire fixer la valeur égale à zéro), ce qui stoppe le flux circulaire de paiements d’intérêts. Cela ne fait pas de différence pour le poids de la dette. Pour le dire autrement, le profit de la création monétaire a été transféré au gouvernement à l’instant de l’achat des obligations par la banque centrale.

Que se passe-t-il quand les obligations qui sont maintenues au bilan de la banque centrale arrivent à maturité ? La BCE a promis qu’elle achèterait de nouvelles obligations pour remplacer celles qui viennent à maturité. A nouveau, pas de différence avec une annulation. Donc, aussi longtemps que les obligations publiques restent au bilan de la banque centrale cela ne fait pas de différence d’un point de vue économique à quelle valeur ces obligations sont enregistrées au bilan de la banque centrale. Elles peuvent être enregistrées à leur valeur faciale, leur valeur de marchée ou elles peuvent se voir attribuer une valeur zéro (annulation de dette) : d’un point de vue économique, cela n’importe pas parce que les obligations publiques au bilan de la banque centrale cessent d’exister.

Ce qui importe est la taille des passifs de la banque centrale. C’est la base monétaire qui a été créée quand les obligations furent achetées. Aussi longtemps que la base monétaire est maintenue inchangée, la valeur donnée aux obligations publiques dans le bilan de la banque centrale n’a pas de conséquences économiques. Si la valeur de ces obligations était ramenée à zéro (c’est-à-dire si la dette était annulée), la contrepartie au passif du bilan de la banque centrale serait une dégradation des fonds propres (qui peuvent devenir négatifs). Mais à nouveau, cela n’a pas de conséquences économiques. Une banque centrale émettant de la monnaie fiat n’a pas besoin de fonds propres. La valeur des fonds propres dans les comptes de la banque centrale n’ont qu’une existence comptable.

Donc, l’annulation de dette est bonne, mais elle est équivalente à l’absence d’annulation de dette aussi longtemps que les obligations sont détenues dans le bilan de la banque centrale. Le problème peut survenir à l’avenir si l’inflation accélère et si la BCE veut empêcher le taux d’inflation de dépasser les 2 %. Dans ce cas, elle aurait à vendre des obligations, afin de réduire la base monétaire (et en définitive le stock de monnaie). Si les obligations sont toujours dans son bilan (parce qu’elles n’ont pas été annulées) la banque centrale les vendra. Par conséquent, elles seront détenues par le secteur privé et le poids de la dette des gouvernements va s’accroître parce que les intérêts versés sur les obligations iront aux agents privés qui les détiennent et qui ne les renverseront pas aux Trésors.

Si les obligations ont été annulées, elles ne peuvent plus être vendues et la banque centrale aura à réduire la base monétaire d’une autre façon. Elle peut émettre ses propres obligations portant intérêt en échange pour la base monétaire existante. Mais cela signifie que la banque centrale va avoir à verser des intérêts à l’avenir. Par conséquent, elle transfèrerait moins de profits aux Trésors. A nouveau, pas de différence (ou très peu) avec une véritable annulation.

La conclusion ici est que si la BCE désire maintenir l’inflation à 2 %, cela ne fait pas de différence si elle annule ou non la dette aujourd’hui. Dans le cas où l’inflation dépasse les 2 %, elle aura à réduire le montant de base monétaire, soit en vendant des obligations publiques, soit en émettant ses propres obligations portant intérêt, c’est-à-dire en reprenant le seigneuriage qu’elle a accordé au gouvernement lorsqu’elle acheta les obligations.

Les choses seraient très différentes si la BCE pouvait laisser l’inflation grimper davantage à l’avenir, c’est-à-dire, en d’autres termes, si elle décidait de ne rien faire dans le cas où l’inflation excéderait les 2 %. Elle n’aurait alors pas à vendre des obligations (ni à émettre ses propres obligations). Dans ce cas, la plus forte inflation réduirait la valeur réelle de la dette publique qui n’est pas dans le bilan de la banque centrale et celle-ci a été émise ces toutes dernières années à de très faibles taux d’intérêt. Le gouvernement y gagnerait.

Qui paierait pour cette politique inflationniste ? Les investisseurs financiers. Les taux d’intérêt nominaux s’accroîtraient, ce qui réduirait le prix des obligations de long terme que ces investisseurs ont achetés à des taux nuls, voire négatifs.

Deux derniers commentaires. Tout d’abord, la centaine d’économistes qui propose l’annulation de la dette publique ont créé l’illusion que l’annulation de la dette réduit la dette et par conséquent permet aux gouvernements, qui n’ont plus à porter le fardeau de la vieille dette, à émettre une nouvelle dette pour financer de grands projets. J’ai affirmé que l’allègement de dette survient au moment des achats obligataires par la banque centrale et non quand la banque centrale annule la valeur de ces obligations dans son bilan. L’illusion est de penser que vous pouvez avoir un allègement de la même dette deux fois.

Deuxièmement, sauf si à l’instant de l’annulation de la dette les gouvernements forcent la BCE à annuler son engagement à chercher à ramener l’inflation à une cible de 2 %, les hausses futures de l’inflation vont nécessairement forcer la BCE à réduire le montant de base monétaire, c’est-à-dire à défaire l’allègement de dette qu’elle organisa lorsqu’elle acheta la dette. Donc, aussi longtemps que la BCE reste engagée à sa cible d’inflation, l’annulation explicite de la dette est susceptible de seulement réduire temporairement le fardeau de la dette. Ce n’est que si la BCE n’honore pas son engagement vis-à-vis de l’inflation que l’annulation de la dette réduira de façon permanente le fardeau de la dette publique. Mais quelqu’un va alors payer pour la taxe inflationniste. On peut cependant toujours affirmer qu’un surcroît d’inflation est un juste prix à payer pour réduire de façon permanente le poids de la dette du gouvernement. Peut-être que c’est cela ce que la centaine d’économistes a en tête. »

Paul De Grauwe, « Debt cancellation by the ECB. Does it make a difference? », 12 février 2021. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« Faut-il s'inquiéter de la dette publique lorsque les taux d’intérêt sont faibles ? »

« r < g : peut-on vraiment ne pas se soucier de la dette publique ? »

« Quelques leçons de Reinhart et Rogoff sur les crises financières et la dette souveraine »

« Alimenter l’inflation pour réduire la dette publique ? »

« Quel rôle joue la répression financière dans la liquidation des dettes publiques ? »

dimanche 12 avril 2020

La BCE doit financer les déficits publics du COVID-19

« La pandémie du coronavirus a déclenché une combinaison de chocs d’offre et de demande négatifs d’une intensité sans précédent. Ces deux chocs ont un impact significatif sur la production de biens et de services et, dans la mesure où le revenu de chacun dépend en définitive de la production, les revenus des ménages chutent rapidement. Avec plusieurs économies déjà dans une spirale baissière et s’enfonçant dans la récession, le danger est que cette dernière devienne une crise autoentretenue qui ne cesserait de prendre de l’ampleur.

Les deux chocs d’offre et de demande jumeaux sont susceptibles de déclencher plusieurs "effets domino". Les entreprises avec des coûts fixes importants qui souffrent d’une chute soudaine du revenu vont rapidement rencontrer des difficultés financières ou même faire faillite. Quand cela se produit, les banques et les autres entités qui leur auront prêté de l’argent verront leurs propres difficultés s’accentuer. C’est pourquoi les chocs économiques massifs conduisent souvent à des crises bancaires.

Mais la chute des dominos ne s’arrête pas là. Les gouvernements font eux aussi face à des dangers budgétaires quand ils interviennent pour atténuer la crise. Dans le cas de l’actuelle pandémie, les gouvernements nationaux vont devoir sauver les entreprises de la banqueroute en leur apportant un soutien financier et des subventions, aider les travailleurs en finançant des dispositifs de chômage temporaire et peut-être venir à la rescousse de grandes banques. Pire, tout cela se fera au moment même où les recettes fiscales déclinent, ce qui signifie que les déficits publics et les niveaux de dette publique vont exploser.

Nous avons vu ces effets domino à l’œuvre durant la crise financière de 2007-2008. La différence aujourd’hui est que le choc initial n’a pas commencé sur les marchés financiers avant de contaminer l’économie réelle. En fait, les chocs d’aujourd’hui ont émergé au sein de l’économie réelle et ont ensuite gagné les marchés financiers. Mais, comme par le passé, cette crise demande des mesures urgentes pour mettre plus d’espace entre les dominos qui tombent. Vous pouvez y voir l'équivalent macroéconomique de la "distanciation sociale".

A quoi ressemblera-t-elle en pratique ? Premièrement, les gouvernements nationaux doivent intervenir massivement pour fournir un soutien financier aux firmes en détresse et aux ménages dont les revenus sont menacés. La plupart des gouvernements européens semblent déjà s’apprêter à le faire. Le problème est que ces expansions budgétaires massives par les Etats-membres de la zone euro pourraient s’avérer risquées. Il est donc crucial que la Banque Centrale Européenne intervienne pour empêcher le dernier domino, c’est-à-dire les gouvernements des Etats-membres, de chuter.

Parce qu’ils n’ont pas d’autre choix que de soutenir les entreprises au bord de la faillite, les banques illiquides et les ménages en difficulté, les gouvernements nationaux peuvent basculer en territoire dangereux. Plus leur dette augmente, plus le risque que les détenteurs de leurs obligations paniquent augmente, comme nous l’avions vu lors de la crise de la dette souveraine de 2010-2012. Et les pays qui connaissent la plus forte hausse de la dette publique en conséquence de la "coronacrise", en l’occurrence l’Italie, l’Espagne et la France, font partie des quatre plus grandes économies de la zone euro.

Pour écarter le risque d’une panique sur les marchés obligataires, la BCE doit se préparer à acheter les obligations des gouvernements en détresse. Durant la crise de 2012, la BCE a préparé le terrain pour une telle réponse avec son programme OMT. Mais au début du mois de mars, la présidente de la BCE Christine Lagarde a semblé suggérer que la banque centrale ne viendrait pas à la rescousse des Etats-membres endettés, avant de revenir sur ses propos quelques jours plus tard. Etant donné que sa déclaration initiale avait été saluée par Jens Weidmann, le président de la Bundesbank, nous pouvons douter de la volonté de la BCE à offrir un soutien direct aux gouvernements nationaux.

Certes, la BCE a promis de servir de prêteur en dernier ressort pour les banques européennes et elle a réactivé son programme d’assouplissement quantitatif (quantitative easing), via lequel elle va acheter des obligations publiques additionnelles sur les marchés secondaires. Mais l’assouplissement quantitatif a beau un peu soulager les gouvernements nationaux, il ne va pas suffire. La BCE doit aller plus loin, en se préparant à acheter des obligations sur les marchés primaires, c’est-à-dire en émettant de la monnaie pour financer les déficits budgétaires des Etats-membres durant la crise.

Si la BCE s’engage dans le financement monétaire des déficits budgétaires des Etats-membres, elle sera certainement rejointe par d’autres banques centrales autour du monde. La vertu d’une telle approche est qu’elle épargne les gouvernements nationaux d’émettre une nouvelle dette. Parce que toute la nouvelle dette serait monétarisée, la crise n’accroîtrait pas les ratios dette publique sur PIB. Pour les pays qui souffriront le plus de la pandémie, la menace d’une panique sur les marchés obligataires sera supprimée de l’équation.

Certes, on peut soulever plusieurs objections à cette proposition. Sur le plan juridique, le Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) interdit à la BCE de s’engager dans le financement monétaire des déficits budgétaires nationaux. Mais les juristes de la BCE, avec leur ingéniosité illimitée, peuvent sûrement trouver une manière de contourner cette restriction. Après tout, l’avenir de la zone euro en dépend.

On peut aussi invoquer le risque que le financement monétaire produise de l’inflation. Mais dans les circonstances actuelles, il n’y a simplement pas de chance qu’il y ait de l’inflation. L’Europe fait plutôt face au risque d’une spirale déflationniste. Le financement monétaire permettrait de réduire cette tendance. Dès lors que la dynamique déflationniste sera stoppée, la BCE pourra mettre un terme à son financement monétaire.

Tôt ou tard, la BCE devra accepter que le financement monétaire en soutien aux dépenses déficitaires des Etats-membres est une nécessité non seulement pour atténuer la crise du COVID-19, mais aussi pour empêcher qu’un cycle déflationniste baissier fasse éclater la zone euro. C’est le moment de sortir des sentiers battus. »

Paul De Grauwe, « The ECB must finance COVID-19 deficits », 18 mars 2020. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« Faut-il s’inquiéter de la hausse de la dette publique ? »

« La crise européenne de la dette souveraine a-t-elle été auto-réalisatrice ? »

« Dans la tête des juges de Karlsruhe (ou comment l'Allemagne a paralysé la BCE) »

samedi 8 décembre 2018

Qui doit supporter le coût des politiques climatiques ?

« Il y a peu de doutes que des mesures drastiques doivent être prises pour protéger la planète des catastrophes environnementales. Mais qui doit payer la facture pour ces politiques environnementales urgentes ? Il y a la question qui est centrale aujourd’hui et qui a été placée sur l’agenda politique récemment par les protestations des "gilets jaunes". Beaucoup veulent sauver la planète, mais peu veulent supporter le coût de cet effort. Sans répondre à cette question quant à savoir qui doit payer la facture, aucun progrès ne sera fait du côté des politiques climatiques.

Le problème existe à deux niveaux. Il y a la question quant à savoir sur les épaules de qui, parmi la génération actuelle, l’essentiel du fardeau doit être placé. Il y a aussi la question quant à savoir comment les coûts doivent être partagés entre la génération actuelle et les générations suivantes.

La première question reçoit beaucoup d’attention aujourd’hui. Il est en effet important de concevoir des politiques redistributives qui assurent que ceux avec les "plus fortes épaules" supportent une part proportionnellement plus élevée du coût des politiques climatiques. Cela peut être atteint en transférant la totalité (ou une partie) des recettes des taxes sur les carburants fossiles sur ceux qui ont les revenus les plus modestes. Bien que ce principe soit facile à formuler, il semble que les conflits politiques qui surviennent lorsqu’on veut l’appliquer soient intenses.

La deuxième question distributionnelle, celle entre la génération présente et les générations futures soit tout aussi importante. C’est celle sur laquelle je veux me pencher ici. Quand nous imposons des taxes supplémentaires sur les ménages et entreprises aujourd’hui pour financer les politiques environnementales, nous leur demandons en fait de payer la totalité du coût d’une politique qui va bénéficier aux générations futures. Beaucoup résistent à cela aujourd’hui, et ensuite rationnalisent cette résistance en déniant l’urgence du changement climatique. Il est par conséquent important d’adopter une politique qui assure que les coûts soient répartis entre la génération courante et les générations futures de façon à ce que la distribution de ces coûts reflète aussi la distribution des bénéfices au cours du temps.

Il y a un seul domaine politique où nous pouvons actuellement appliquer cette règle proportionnelle et il s’agit de l’investissement public. Ce dernier, ainsi que les investissements privés, sont essentiels pour transformer l’économie de façon à ce qu’elle utilise moins de carburants fossiles pour se tourner vers les sources d’énergies renouvelables. Les investissements publics doivent être réalisés dans les infrastructures énergétiques, dans le transport public, dans la recherche-développement et dans plein d’autres domaines.

La formule qui atteint l’objectif de la répartition des coûts au cours du temps consiste à financer l’investissement public via l’émission de titres publics. L’émission d’obligations aujourd’hui fournit le financement pour le projet d’investissement, tandis que le paiement des charges d’intérêt est réparti à travers le temps. Donc, un tel financement répartit les coûts de l’investissement entre la génération présente et les générations futures. Ces dernières vont jouir de l’essentiel des bénéfices de ces investissements et vont aussi contribuer à supporter une partie de leurs coûts. Un tel financement permet aussi à la génération présente d’être partiellement allégée des coûts de ces investissements. Cela réduit la résistance à la mise en œuvre de coûteuses politiques environnementales.

Malheureusement, les autorités européennes ont mis du sable dans les rouages. Les règles budgétaires imposées aujourd’hui par la Commission européenne empêchent à ce que les coûts de l’investissement public soient réparties à travers le temps. La règle selon laquelle le Budget public doit être structurellement à l’équilibre rend impossible de financer l’investissement public via l’émission d’obligations, parce que cette dernière crée un déficit structurel dans le Budget et que cela est interdit par la règle budgétaire.

Par conséquent, lorsque les gouvernements de la zone euro veulent procéder à des investissements environnementaux, ils sont obligés d’accroître les taxes ou de réduire d’autres dépenses publiques (par exemple la sécurité sociale). En d’autres mots, ils sont obligés de faire en sorte que 100 % des coûts de ces investissements soient supportés par les ménages et les entreprises aujourd’hui. Et assez naturellement, ces derniers résistent, et ce avec raison

La solution à ce problème est en fait assez simple et elle est parfois qualifiée de "règle d’or". Les autorités européennes doivent permettre aux investissements publics d’être placés dans un "Budget en capital". Ceux-ci doivent être financés via l’émission d’obligations. La règle européenne d’équilibre structurel s’appliquerait alors seulement au Budget ordinaire composé des dépenses et taxes courantes. Puisque les dépenses courantes représentent plus de 95 % du Budget total dans la plupart des pays européens, cela assurerait que plus de 95 % du Budget soit sujet à la règle de Budget équilibré.

La seule chose qui complique l’adoption de cette solution est le dogme selon lequel la dette publique est forcément mauvaise. La dette publique est en effet mauvaise lorsqu’elle sert à financer la consommation. La dette publique est bonne lorsqu’elle sert à financer des investissements productifs qui permettent de protéger la planète des futures catastrophes environnementales.

Le problème avec le dogme selon lequel la dette publique est toujours mauvaise est qu’elle émane d’une obsession qui se focalise seulement du côté du passif des bilans des gouvernements. Nous ne ferions jamais cela si nous voulions évaluer la santé financière des entreprises privées. Nous regarderions toujours à la fois l’actif et le passif pour juger de la solvabilité de ces entreprises. Pourtant, lorsque nous voulons juger d’un gouvernement, nous ignorons l’actif de son bilan ; une procédure complètement irrationnelle. Lorsqu’un supplément de dette publique a pour contrepartie des actifs productifs dont les rendements excèdent le coût de la dette, il n’y a pas de problème à accroître cette dette. La dette peut être en permanence au-dessus de 60 % du PIB, ou même de 100 %, qu’importe. Il est alors insensé que la Commission européenne essaye désespérément d’obtenir une reddition inconditionnelle.

Il est grand temps que nous nous débarrassions du dogme selon lequel la dette publique est toujours mauvaise. Nous devons nous débarrasser de ce dogme pour qu’il soit enfin possible d’investir massivement dans des projets qui empêcheront le changement climatique de détruire la planète. De tels investissements ne seront possibles que si les coûts sont partagés entre la génération actuelle et les générations futures. »

Paul De Grauwe, « Who should pay for the cost of climate policies? », in Ivory Tower (blog), 8 décembre 2018. Traduit par Martin Anota

mercredi 23 novembre 2016

Jusqu’où devons-nous pousser la mondialisation ?

« Les discussions à propos du CETA, l’accord commercial entre le Canada et l’Union européenne, se sont focalisées presque exclusivement sur deux questions. Elles sont importantes, mais elles ne sont pas pour autant les questions les plus fondamentales à se poser. Dans cet article, je vais tout d’abord discuter de ces deux questions et je me tournerai ensuite vers une question plus fondamentale : jusqu’où devons-nos pousser la mondialisation ?

La première question au cœur du débat autour du CETA concerne la façon par laquelle les réglementations sur l’environnement, la sécurité et la santé de chaque pays sont rendues cohérentes avec celles des autres. Pour rendre le commerce possible dans un monde où les partenaires à l’échange ont différentes règles à propos de l’environnement, de la santé et de la sécurité, une certaine procédure doit être suivie pour rendre ces règles mutuellement acceptables. Quand, par exemple, deux pays veulent commercer en volailles, ils doivent s’accorder sur ce qui constitue un poulet sain. Plusieurs opposants du CETA en Europe agissent comme si la réglementation européenne est supérieure à la réglementation canadienne (ou à la réglementation américaine dans le cas du TAFTA), c’est-à-dire comme si les poulets canadiens et américains sont suspects, pour ne pas dire empoisonnés. L’hypothèse implicite derrière cette attitude est que les gouvernements européens s’inquiètent plus de la santé et de la sécurité de leurs citoyens que les gouvernements canadiens et américains le font à propos de leurs citoyens.

Une telle attitude complique les accords commerciaux. En outre, elle n’est pas fondée sur les faits. Il n’y a pas de raison de supposer que la législation européenne en matière de santé, de sécurité et d’environnement est supérieure à celle de l’Amérique du Nord. Si c’était le cas, les régulateurs européens auraient depuis longtemps mis un terme aux émissions nocives des voitures diesel aux moteurs truqués produites en Europe. Elles ne l’ont pas fait, les autorités américaines si.

La seconde question que l’on a entendue lors des négociations du CETA concernait les procédures légales visant à résoudre les désaccords entre investisseurs étrangers et autorités nationales. L’accord commercial du CETA, comme bien d’autres, permet aux investisseurs étrangers qui se sentiraient désavantagés par les nouvelles réglementations relatives à l’environnement, la santé et la sécurité de se tourner vers une procédure d’arbitrage spéciale. C’est en effet un problème. Il serait mieux d’accepter la juridiction des tribunaux nationaux dans ces questions, plutôt que de permettre aux investisseurs internationaux de se tourner vers des tribunaux d’arbitrage spéciaux. L’opinion qui domine dans plusieurs pays, celle selon laquelle il s’agit d’une discrimination inacceptable favorisant les multinationales, doit être respecté. Il vaut mieux s’appuyer sur les tribunaux nationaux pour résoudre les désaccords. Pourtant j’ai l’impression que les opposants au CETA (et au TAFTA) ont exagéré la gravité de ce problème, même en affirmant que la ratification de ces accords commerciaux saperait les fondations de notre démocratie.

Une question plus fondamentale qui se pose ici et qui n’a pas été suffisamment discutée dans les discussions autour du CETA est la suivante : jusqu’où devons-nous pousser la mondialisation ?

Dans ma carrière universitaire, j’ai toujours été un partisan du libre-échange. Ce dernier a fourni la base de la prospérité matérielle phénoménale que nous avons atteinte en Europe durant l’après-guerre. Il a aussi permis à des centaines de millions de personnes, en particulier en Asie, de sortir de la pauvreté extrême et d'avoir une vie décente.

Mais il semble qu'aujourd'hui la mondialisation atteint ses limites. Ces limites existent pour deux raisons. Premièrement, il y a la limite environnementale. La mondialisation entraîne une très forte spécialisation. Il n’y a bien sûr rien de nocif en soi avec la spécialisation, dans la mesure où elle permet de créer plus de bien-être matériel. Mais l’approfondissement de la spécialisation signifie aussi que les biens se déplacent aussi plus fréquemment autour du monde. L’élargissement des chaînes de valeur, qui a été rendu possible par la baisse des tarifs douaniers, signifie que des biens peuvent voyager plusieurs fois d’un pays à l’autre avant d’atteindre leurs consommateurs finaux. Tous ces déplacements ont de larges coûts environnementaux, notamment de fortes émissions de CO2, qui ne sont pas internalisés dans le prix du produit final. Par conséquent, le prix de ces produits est trop faible et la production et la consommation de ces biens sont excessives. Pour le dire autrement, la mondialisation a libéré les marchés, mais ces marchés ne fonctionnent pas proprement, en incitant à produire des biens qui nuisent à l’environnement.

Lorsque les partisans du CETA (et du TAFTA) affirment que les accords commerciaux vont entraîner des PIB plus élevés, ils ont raison, mais ils oublient de dire que cela se fera au prix de coûts environnementaux croissants. Si nous soustrayons ces derniers aux premiers, il n’est pas certain que nous laissions quelque chose de positif.

La seconde limite de la mondialisation concerne la répartition hautement inégale des bénéfices et des coûts de la mondialisation. Le libre-échange crée des gagnants et des perdants. Comme je l’ai dit plus tôt, il peut y avoir plusieurs gagnants de la mondialisation dans le monde. Les plus grands gagnants sont les centaines de millions de personnes qu'elle a sorties de la pauvreté extrême. Il y a aussi plusieurs gagnants dans les pays industrialisés, par exemple ceux qui travaillent dans les entreprises exportatrices ou qui en sont les actionnaires. Mais il y a aussi de nombreux perdants. Les perdants sont les millions de travailleurs, principalement dans les pays industrialisés, qui ont perdu leur emploi et qui ont vu leurs salaires décliner. Il y a aussi des personnes qui ont à être convaincues que le libre-échange sera bénéfique pour eux et pour leurs enfants. Ce n’est pas une tâche facile. Si, cependant, nous échouons à les convaincre, le consensus social qui existait dans le monde industrialisé en faveur du libre-échange et de la mondialisation va davantage se détériorer.

La manière la plus efficace de convaincre les perdants du monde industrialisé que la mondialisation est bonne pour eux consiste à renforcer les politiques redistributives, c’est-à-dire les politiques qui transfèrent le revenu et le patrimoine des gagnants vers les perdants. Cela est cependant plus facile à dire qu’à faire. Les gagnants ont plusieurs façons d’influencer le processus politique afin d'empêcher une telle redistribution. En fait, depuis le début des années quatre-vingt, lorsque la mondialisation s’est intensifiée, la plupart des pays industrialisés ont affaibli les politiques redistributives. Ils l’ont fait de deux manières. Premièrement, ils ont réduit les taux d'imposition marginaux pour les plus riches. Deuxièmement, ils ont affaibli les systèmes de sécurité sociale en réduisant l’indemnisation du chômage, en réduisant la sécurité du travail et en réduisant le salaire minimum. Tout cela a été fait au nom des réformes structurelles et a été activement promu par les autorités européennes.

Donc, alors que la mondialisation allait à pleine vitesse, les pays industrialisés réduisaient les mécanismes redistributifs et protecteurs qui avaient été mis en place par le passé pour aider ceux qui étaient frappés par des forces de marché négatives. Il n’est pas surprenant que ces politiques réactionnaires ont accru les rangs des ennemis de la mondialisation, qui se tournent désormais contre les élites politiques qui mettent en place ces politiques.

Je reviens à la question que j’ai posée : jusqu’où devons-nous pousser la mondialisation ? Ma réponse est que, aussi longtemps que nous ne nous occupons pas des coûts environnementaux générés par les accords de libre-échange et aussi longtemps que nous ne compensons pas les perdants de la mondialisation ou, pire, continuons de les punir d’être des perdants, un moratoire sur de nouveaux accords commerciaux doit être annoncé. Il ne s’agit pas d’un appel à retourner au protectionnisme. C’est un appel à cesser d’approfondir la libéralisation commerciale tant que nous ne gérons pas les coûts environnementaux et les effets redistributifs du libre-échange. Cela implique d’introduire plus de contrôles effectifs sur les émissions de CO2, d’augmenter les taux d’imposition des hauts revenus et de renforcer les systèmes de sécurité sociale dans les pays industrialisés. »

Paul De Grauwe, « How far should we push globalisation? », in Ivory Tower (blog), 31 octobre 2016. Traduit par Martin Anota

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