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Tag - Paul Krugman

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lundi 22 janvier 2024

L'économie chinoise est en grande difficulté

« En 2023, l’économie américaine a largement dépassé les attentes. La récession largement annoncée ne s’est jamais produite. De nombreux économistes ont affirmé que la réduction de l’inflation nécessiterait des années de chômage élevé ; au lieu de cela, nous avons connu une désinflation immaculée, une baisse rapide de l’inflation sans coût visible.

Mais les choses ont été très différentes dans la première économie mondiale (ou la deuxième, cela dépend de l’indicateur). Certains analystes s’attendaient à un boom de l’économie chinoise après la levée des mesures draconiennes "zéro Covid" qu’elle avait adoptées pour contenir la pandémie de Covid-19. Au lieu de cela, la Chine a sous-performé pour quasiment tous les indicateurs économiques, à l’exception du PIB officiel, qui aurait augmenté de 5,2 %.

Mais il y a un scepticisme généralisé à propos de ce chiffre. Les pays démocratiques comme les États-Unis politisent rarement leurs statistiques économiques (par contre, demandez-le-moi de nouveau si Donald Trump revient au pouvoir), mais les régimes autoritaires le font souvent.

Et selon d’autres indicateurs l’économie chinoise semble vaciller. Même les statistiques officielles indiquent que la Chine connaît une déflation à la japonaise et un chômage élevé des jeunes. Il ne s’agit pas d’une crise à grande échelle, du moins pas encore, mais il y a des raisons de croire que la Chine entre dans une ère de stagnation et de déceptions.

Pourquoi l'économie chinoise, qui il y a seulement quelques années semblait se diriger vers la domination mondiale, est-elle en difficulté ? Une partie de la réponse tient à un mauvais leadership. Le président Xi Jinping commence à ressembler à un mauvais dirigeant économique, dont la propension aux interventions arbitraires (chose que les autocrates ont tendance à faire) a étouffé l’initiative privée. Mais la Chine serait en difficulté même si Xi était un meilleur dirigeant.

Il est clair depuis longtemps que le modèle économique chinois est devenu insoutenable. Comme le souligne Stewart Paterson, les dépenses de consommation sont très faibles, relativement au PIB, probablement pour plusieurs raisons. Celles-ci incluent notamment de la répression financière (consistant à payer de faibles intérêts sur l’épargne et à accorder des prêts bon marché aux emprunteurs privilégiés) qui freine le revenu des ménages et le détourne vers des investissements contrôlés par le gouvernement, un faible filet de sécurité sociale qui pousse les ménages à accumuler de l’épargne pour faire face à d’éventuelles urgences, et d’autres raisons encore.

Avec des consommateurs qui achètent si peu, du moins par rapport à la capacité de production de l’économie chinoise, comment la nation peut-elle générer suffisamment de demande pour maintenir cette capacité en service ? La principale réponse, comme le souligne Michael Pettis, a été de promouvoir des taux d'investissement extrêmement élevés, supérieurs à 40 % du PIB. Le problème est qu'il est difficile d'investir autant d'argent sans se heurter à des rendements fortement décroissants.

Il est vrai que des taux d’investissement très élevés peuvent être soutenables si, comme en Chine au début des années 2000, vous disposez d’une main-d’œuvre en croissance rapide et d’une forte croissance de la productivité comme vous rattrapez les économies occidentales. Mais la population chinoise en âge de travailler a culminé vers 2010 et continue de décliner depuis. Même si la Chine a fait preuve d’une capacité technologique impressionnante dans certains domaines, sa productivité globale semble également stagner. En bref, ce n’est pas une nation capable d’investir de manière productive 40 % de son PIB. Quelque chose doit céder.

Or, ces problèmes sont assez manifestes depuis au moins une décennie. Pourquoi ne deviennent-ils aigus que maintenant ? Eh bien, les économistes internationaux aiment citer la loi de Dornbusch : "La crise met beaucoup plus de temps à arriver que vous ne le pensez et ensuite elle se produit beaucoup plus vite que vous ne l'auriez pensé". Ce qui s'est produit dans le cas de la Chine, c'est que le gouvernement a réussi à masquer le problème de l'insuffisance des dépenses de consommation pendant plusieurs années en promouvant une gigantesque bulle immobilière. En fait, le secteur immobilier chinois est devenu follement important par rapport aux normes internationales. Mais les bulles finissent par éclater.

Pour les observateurs extérieurs, ce que la Chine doit faire semble simple : mettre fin à la répression financière, permettre aux ménages de bénéficier d’une plus grande part des revenus de l’économie, et renforcer le filet de sécurité sociale afin que les consommateurs ne ressentent pas le besoin d’accumuler des liquidités. Et ce faisant, elle peut réduire ses dépenses d’investissement insoutenables.

Mais il existe des acteurs puissants, en particulier les entreprises publiques, qui profitent de la répression financière. Et lorsqu’il s’agit de renforcer le filet de sécurité, le leader de ce régime soi-disant communiste fait un peu penser au gouverneur du Mississippi, dénonçant un "welfarisme" qui crée des "gens paresseux".

Alors, à quel point devrions-nous nous inquiéter à propos de la Chine ? D’une certaine manière, l’économie chinoise actuelle rappelle celle du Japon après l’éclatement de sa bulle dans les années 1980. Cependant, le Japon a fini par bien gérer son rétrogradage. Il a évité un chômage de masse, il n’a jamais perdu sa cohésion sociale et politique et le PIB réel par adulte en âge de travailler a augmenté de 50 % au cours des trois décennies suivantes, soit un chiffre proche de la croissance des États-Unis.

Ce qui me préoccupe le plus, c’est que la Chine ne réagisse pas aussi bien que le Japon. Dans quelle mesure la Chine fera-t-elle preuve de cohésion face aux difficultés économiques ? Tentera-t-elle de soutenir son économie grâce à une poussée des exportations qui se heurtera de plein fouet aux efforts occidentaux visant à promouvoir les technologies vertes ? Le plus effrayant encore, est-ce qu’elle tentera de détourner l’attention des difficultés intérieures en s’engageant dans l’aventurisme militaire ? Ne nous réjouissons donc pas de la débâcle économique de la Chine, qui pourrait devenir le problème de tous. »

Paul Krugman, « China's economy is in serious trouble », 18 janvier 2024. Traduit par Martin Anota



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« Anatomie de la croissance chinoise »

« La Chine rencontre Solow. Autour de l'épuisement du modèle de croissance chinois »

« Le boom immobilier chinois est-il soutenable ? »

« Où en est le rééquilibrage de l’économie chinoise ?

« Surestime-t-on la croissance chinoise ? »

mercredi 23 août 2023

A quel point la crise chinoise est-elle inquiétante ?

« Les difficultés économiques des années post-pandémiques ont entraîné d’intenses débats intellectuels et politiques. Une chose sur laquelle presque tout le monde, cependant, s’accorde est que la crise post-Covid a peu de ressemblances avec la crise financière mondiale de 2008. Pour autant, la Chine (la plus grosse ou la deuxième plus grosse économie au monde, selon votre façon de mesurer sa taille) semble être au bord d’une crise qui ressemble beaucoup à ce que le reste du monde a connu en 2008.

Je n'ai pas de connaissances suffisamment précises de la Chine pour juger si elle va réussir à contenir son moment Minsky, l’instant auquel tout le monde prend soudainement conscience que la dette insoutenable s’avère effectivement insoutenable. En fait, je ne suis pas sûr que quelqu’un (même parmi les responsables chinois) sache répondre à cette question.

Mais je pense que nous pouvons répondre à une question plus conditionnelle : si la Chine avait une crise semblable à celle de 2008, celle-ci se répercuterait-elle violemment au reste du monde, en particulier aux Etats-Unis ? Et la réponse est clairement négative. Aussi grosse que l’économie chinoise, l’économie américaine a peu d’exposition financière ou commerciale aux problèmes de la Chine.

Avant d’arriver à cette conclusion, parlons des raisons pour lesquelles la Chine en 2023 ressemble aux économies de l’Atlantique Nord (c’est-à-dire la fois les Etats-Unis et l’Europe) en 2008.

La crise de 2008 a été provoquée par l’éclatement d’une ample bulle immobilière des deux côtés de l’Atlantique. Les effets de l’éclatement de la bulle ont été amplifiés par des perturbations financières, en particulier l’effondrement du système bancaire parallèle (shadow banks), des institutions qui agissent comme les banques, qui subissent le risque de connaître l’équivalent de ruées bancaires, mais qui n’étaient pas régulées et qui manquaient du filet de sécurité fourni aux banques conventionnelles.

Aujourd’hui, la Chine a un secteur immobilier encore plus gonflé que celui des nations occidentales à la veille de 2008. La Chine a aussi un secteur bancaire parallèle très important et en difficulté. Et elle a des problèmes qui lui sont spécifiques, notamment d’importantes dettes détenues par les gouvernements locaux.

La bonne nouvelle est que la Chine n’est ni comme l’Argentine, ni comme la Grèce, des nations qui possédaient d’importantes dettes vis-à-vis des créanciers étrangers. La dette en question est essentiellement de l’argent que la Chine doit à elle-même. Et il doit être en principe possible pour le gouvernement national de résoudre la crise via une certaine combinaison de renflouements des débiteurs et de décotes pour les créanciers.

Mais le gouvernement chinois est-il assez compétent pour gérer le genre de restructuration financière dont son économie a besoin ? Les responsables chinois ont-ils assez de détermination ou de clarté intellectuelle pour faire ce qui doit être fait ? Je m’inquiète tout particulièrement à propos du dernier point. La Chine doit remplacer un investissement immobilier insoutenable par une plus forte demande des consommateurs. Mais certaines informations suggèrent que les hauts responsables restent méfiants quant au "gâchis" que représentent pour eux les dépenses des ménages et rechignent à l’idée de "donner plus d’autonomie aux individus pour qu’ils prennent plus de décisions par eux-mêmes sur la façon de dépenser leur argent". Et il n’est pas rassurant de voir que les responsables chinois répondent à la crise potentielle en poussant les banques à prêter plus, fondamentalement en continuant sur le sentier qui a amené la Chine où elle se trouve à présent.

Donc la Chine pourrait avoir une crise. Si c’est le cas, comment nous affectera-t-elle ? La réponse, autant que je sache, est que l’exposition des Etats-Unis à une potentielle crise chinoise est étonnamment faible. Combien les Etats-Unis ont-ils investi en Chine ? L’investissement direct (l’investissement qui implique un contrôle) en Chine et à Hong Kong est d’environ 215 milliards de dollars. L’investissement de portefeuilles (essentiellement sous la forme d’actions et d’obligations) est d’un montant un peu supérieur à 300 milliards de dollars. Donc, nous parlons d’environ 515 milliards de dollars au total. Cela peut sembler être un gros chiffre, mais pour une économie aussi grosse que celle des Etats-Unis, il est faible. Voici une comparaison. Aujourd’hui, il y a plusieurs inquiétudes à propos de l’immobilier commercial américain, en particulier les bâtiments de bureaux, qui font probablement face à une réduction permanente de la demande avec l’essor du télétravail. Eh bien, les bâtiments de bureaux représentent actuellement environ 2.600 milliards de dollars, soit environ cinq fois plus que l’investissement américain en Chine.

Pourquoi est-ce qu’une grosse économie a si peu attiré l’investissement américain ? Fondamentalement, selon moi, parce qu’étant donné l’arbitraire de la politique chinoise, beaucoup de potentiels investisseurs craignent que la Chine puisse être comme un piège à insectes : vous pouvez y entrer, mais pas en sortir.

Que dire de la Chine en tant que marché ? La Chine est un gros acteur dans le commerce international, mais elle n’achète pas beaucoup aux Etats-Unis, l’équivalent de 150 milliards de dollars en 2022, soit moins de 1 % du PIB américain. Donc un effondrement chinois n’aurait pas beaucoup d’effet direct sur la demande de produits américains. L’effet sera plus large pour les pays qui vendent beaucoup à la Chine, comme l’Allemagne et le Japon, et il pourrait y avoir un effet ricochet sur les Etats-Unis via les ventes de ces pays. Mais l’effet global serait toujours faible. Une crise économique chinoise pourrait même avoir un petit effet positif sur les Etats-Unis, parce qu’elle réduirait la demande de produits de base, en particulier le pétrole, ce qui pourrait réduire l’inflation.

Rien de cela ne signifie que nous devrions considérer comme bienvenue la possibilité d’une crise chinoise ou jubiler à l’idée que la Chine puisse connaître des difficultés. (…) Nous devrions nous inquiéter à propos de ce que le régime chinois pourrait faire pour détourner ses citoyens des problèmes domestiques. Mais en termes économiques, nous pourrions penser qu’une potentielle crise chinoise ne serait pas un événement mondial comme la crise de 2008. »

Paul Krugman, How scary Is China’s crisis? », 21 août 2023. Traduit par Martin Anota



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« Quel serait l’impact d’un ralentissement de la croissance chinoise sur le reste du monde ? »

« Quelles seraient les répercussions internationales d’un atterrissage brutal de l’économie chinoise ? »

« Le boom immobilier chinois est-il soutenable ? »

« Où en est le rééquilibrage de l’économie chinoise ?

mardi 17 janvier 2023

Le problème avec le déclin démographique de la Chine

« La population chinoise a décliné l’année dernière, pour la première fois depuis la vague de décès associée au désastreux Grand Bond en avant de Mao Zedong au cours des années 1960. Ou peut-être qu’il serait plus exact de dire que la Chine a annoncé que sa population a décliné. Plusieurs observateurs se disent sceptiques à propos des données chinoises : j’ai été à des conférences quand la Chine a sorti de nouvelles données sur la croissance économique et beaucoup ont répondu en se demandant non pas "pourquoi la croissance a-t-elle été de 7,3 % ?", mais plutôt "pourquoi le gouvernement chinois a-t-il décidé de dire qu’elle a été de 7,3 % ?".

Dans tous les cas, il est clair que la population chinoise a atteint ou est sur le point d’atteindre un pic. Le plus probable est que la population décline depuis plusieurs années. Mais pourquoi y voir un problème ? Après tout, au cours des années 1960 et 1970, beaucoup de gens s’inquiétaient à l’idée que le monde fasse face à une crise de surpopulation et considéraient en l'occurrence la Chine comme l’une des plus grosses sources de pressions démographiques. Et le gouvernement chinois chercha lui-même de limiter la croissance de la population avec sa fameuse politique de l’enfant unique.

Donc, pourquoi la baisse de la population n’est-elle pas une bonne nouvelle, le signe que la Chine et le monde en général auront moins de personnes utilisant les ressources d’une planète finie ?

La réponse est que le déclin démographique crée deux problèmes majeurs pour la gestion économique. Ces problèmes ne sont pas insolubles (…). Mais la Chine parviendra-t-elle à les résoudre ? C’est loin d’être clair.

Le premier problème est qu’une population en déclin est aussi une population vieillissante. Or, dans chaque société, je pense que nous attendons des plus jeunes qu'ils soutiennent les plus âgés. Aux Etats-Unis, les trois gros programmes sociaux sont la sécurité sociale, Medicare et Medicaid : les deux premiers ciblent explicitement les seniors et même le troisième dépense l’essentiel de ses fonds sur les plus âgés et les personnes handicapées. Dans chaque cas, le financement de ces programmes dépend en définitive des taxes payées par les adultes en âge de travailler et les inquiétudes à propos de l’avenir budgétaire à long terme des Etats-Unis tient largement à la hausse du ratio de dépendance des personnes âgées, c’est-à-dire la hausse du nombre de seniors sur le nombre de personnes en âge de travailler.

En Chine, le filet de protection sociale est relativement sous-développé en comparaison avec le nôtre, mais les Chinois les plus âgés dépendent des aides sociales, en particulier des pensions versées par l’Etat. Et le ratio de dépendance des personnes âgées de la Chine explose. Cela signifie que la Chine devra soit infliger beaucoup de souffrances économiques aux personnes âgées, soit accroître les impôts des plus jeunes, soit une combinaison des deux.

L’autre problème est subtil, mais également sérieux. Pour maintenir le plein emploi, une société doit maintenir son niveau de dépenses à un niveau suffisamment élevé pour maintenir l’économie à sa capacité productive. Vous pouvez penser qu’une contraction de la population, qui réduit les capacités de production, simplifierait la tâche. Malheureusement, une chute de la population, en particulier une chute de la population en âge de travail, tend aussi à réduire certains postes importants de dépenses, en particulier les dépenses d’investissement. Après tout, si le nombre de travailleurs décline, il y a aussi moins besoin de construire de nouvelles usines, d’immeubles de bureaux, et ainsi de suite. Si le nombre de familles diminue, il y a moins besoin de construire des logements.

Par conséquent, une société avec une population en âge de travailler qui décline tend à connaître, toute chose égale par ailleurs, des difficultés économiques persistantes. Le cas du Japon l’illustre bien : sa population en âge de travailler a atteint son pic au milieu des années 1990 et le pays a lutté depuis contre la déflation, malgré des décennies de taux d’intérêt extrêmement faibles. Plus récemment, d’autres pays riches dont la démographie a commencé à ressembler à celle du Japon ont connu des problèmes similaires, bien que ces problèmes aient été éclipsés (temporairement selon moi) par l’emballement de l’inflation déclenché par les politiques adoptées en réponse à la pandémie de Covid-19.

Pour être exact, les Japonais ont assez bien géré les conséquences économiques du déclin démographique, en évitant le chômage de masse, notamment en soutenant leur économie avec des déficits publics. Cela a poussé la dette publique à des niveaux élevés, mais il n’y a pas de signe que les marchés financiers aient perdu la foi dans la solvabilité de l’Etat japonais.

Mais la Chine, dont la population en âge de travailler chute depuis 2015, peut-elle réussir aussi bien les choses ? Il y a de bonnes raisons d’être sceptique.

La Chine a eu pendant longtemps une économie déséquilibrée. Pour des raisons que je ne comprends pas tout à fait, les autorités chinoises ont été réticentes à laisser les bénéfices de la croissance économique passée aller entre les mains des ménages et cela s’est traduit par une consommation relativement faible.

La Chine a stimulé son économie avec des niveaux d’investissement extrêmement élevés, bien plus élevés que ceux qui ont été observés au Japon au sommet de sa fameuse bulle à la fin des années 1980. Normalement, investir dans l’avenir est une bonne chose, mais quand un investissement extrêmement élevé coïncide avec une chute de la population, l’essentiel de cet investissement rapporte inévitablement des rendements décroissants. La Chine semble dépendre d’un secteur de l’immobilier incroyablement gonflé, ce qui laisse bien sûr présager l’éclatement d’une crise financière.

Il serait ridicule de supposer que la Chine ne peut faire face à ses problèmes démographiques. Après tout, si nous adoptions une vue de plus long terme, la Chine s’est révélée être une incroyable success-story : en quelques décennies, elle est passée du statut de nation pauvre, en développement, à celui de superpuissance économique. D’un autre côté, je suis assez vieux pour me rappeler de l’époque où les livres de gestion semblaient avoir un samouraï sur leur couverture, promettant d’enseigner les secrets du management qui faisaient du Japon le meneur économique du monde.

Pour les économies, comme pour les fonds d’investissement, les performances passées ne garantissent pas les résultats futurs. Nous ne savons pas à quel point les dynamiques démographiques de la Chine l’affecteront, mais il y a de bonnes raisons d’être inquiet. J’ai entendu des pessimistes décrire la situation en Chine comme similaire à celle du Japon post-boom sans le même niveau de cohésion sociale qui permit au gouvernement et à la société d’amortir la chute. Oh, et la Chine est une superpuissance, avec un dirigeant autoritaire et a priori erratique. Je ne pense pas qu’il soit alarmiste de s’inquiéter de sa réaction si son économie se porte mal. »

Paul Krugman, « The problem(s) with China’s population drop », 17 janvier 2023. Traduit par Martin Anota



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« La décroissance démographique marquera-t-elle la fin de la croissance économique ? »

« Comment le vieillissement démographique influe-t-il sur la croissance économique ? »

« Et si, à l’âge des robots, le vieillissement démographique stimulait la croissance ? »

« Vieillissement démographique, robotisation et stagnation séculaire »

samedi 1 octobre 2022

Pourquoi la livre sterling s'est-elle fait frapper ?

« D’habitude, les marchés financiers donnent beaucoup de marge budgétaire aux pays riches, politiquement stables. En l’occurrence, un pays comme les Etats-Unis ou la Grande-Bretagne peut normalement générer de larges déficits budgétaires sans créer de panique sur sa devise. C’est parce que les investisseurs financiers croient typiquement que des pays comme ceux-là vont, à terme, agir de concert et rembourser leur dette ; ils croient aussi que les banques centrales comme la Réserve fédérale et la Banque d’Angleterre vont faire tout ce qu’il faut pour empêcher le déficit public de provoquer une inflation galopante.

En fait, les déficits publics dans une économie avancée poussent normalement la devise de ce pays à s’apprécier relativement aux autres devises, parce que la collision entre la relance budgétaire et le resserrement monétaire entraîne des taux d’intérêt élevés et que ces taux élevés attirent un afflux de capitaux du reste du monde. Quand Ronald Reagan a réduit les impôts tout en augmentant les dépenses militaires au début des années 1980, le dollar s’est fortement apprécié vis-à-vis des autres devises majeures, comme le deutschemark allemand (c’était bien avant la création de l’euro).

Mais une chose amusante (enfin, guère amusante si vous êtes britannique) est survenue au cours de la semaine dernière, quand Liz Truss, la nouvelle Première ministre du Royaume-Uni a annoncé un "événement budgétaire" néo-reaganien. (Elle n’a pas appelé cela un "Budget" parce que cela aurait nécessité de publier des prévisions budgétaires et économiques, des prévisions qui auraient probablement été embarrassantes.)

Il était déjà manifeste que le gouvernement de Truss aurait à accroître les dépenses à court terme pour aider les ménages touchés par la hausse des prix de l’énergie provoquée par l’embargo russe sur le gaz naturel. Plutôt que d’accroître les impôts pour couvrir cette dépense, le chancelier de l’Echiquier de Truss a annoncé des baisses d’impôts, notamment une forte réduction des impôts pour les plus riches. Le parallèle avec la Reaganomics était évident. Les taux d’intérêt ont augmenté. Mais, cette fois-ci, au lieu de s’apprécier, la livre sterling a plongé.

Ce n’est pas la réaction à laquelle vous pouvez vous attendre de la part de marchés financiers à l’égard d’une économie avancée. Ce fut par contre similaire à ce que l’on observe régulièrement dans les pays émergents, là où les investisseurs financiers s’inquiètent à l’idée de voir les gouvernements couvrir leurs déficits en faisant tourner la planche à billets, amenant l’inflation à accélérer.

De telles choses s’étaient déjà produites en Grande-Bretagne par le passé. En 1976, celle-ci a connu une crise de la livre sterling, parce que des inquiétudes à propos des déficits budgétaires avaient fait plonger la monnaie, alimentant une inflation déjà forte. Chose humiliante, le gouvernement avait été forcé de se tourner vers le FMI pour obtenir un prêt, qui lui fut octroyé en contrepartie de fortes réductions dans les dépenses publiques.

A l’époque, cependant, la Banque d’Angleterre n’était pas l’institution indépendante qu’elle est devenue par la suite. Elle était, en effet, une simple branche du Trésor de Sa Majesté et elle a assoupli sa politique monétaire face aux effets inflationnistes des déficits publics au lieu d’agir de façon à les contrer. Aujourd’hui, la Banque d’Angleterre est non seulement indépendante, mais elle a aussi pour mandat de maintenir l’inflation à un faible niveau.

Donc pourquoi la soudaine panique sur la livre ? Une réponse que j’ai aimée vient d’un économiste de la City, Dario Perkins, qui déclara que le problème avec le Budget n’est pas qu’il est inflationniste, mais qu’il est "idiot" et qu’une économie dirigée par des idiots devait payer une prime de risque. Mais même si j’aime l’idée d’une "prime de stupidité", il peut aussi y avoir un motif d’inquiétude plus pressant. J’ai été en correspondance avec d’autres économistes de la City et ils ont exprimé des doutes à propos de la volonté de la Banque d’Angleterre de suffisamment resserrer sa politique monétaire pour compenser l’impact inflationniste de la Trussonomics. Ces doutes se sont renforcés lundi, quand la banque centrale a déçu les investisseurs financiers, qui espéraient une hausse du taux d’urgence pour stabiliser le taux de change, en se contenant de déclarer vaguement qu’elle "n’hésiterait pas" à relever ses taux si nécessaire pour limiter l’inflation.

Pourtant, je ne vois pas de raison de croire que la banque centrale de la Grande-Bretagne ait perdu son indépendance politique ou qu’elle soit intimidée par un gouvernement qui croit apparemment en l’idée zombie qu’une réduction d’impôts s’autofinancerait. Il pourrait toutefois y avoir une raison spécifique à la Grande-Bretagne qui expliquerait pourquoi la Banque d’Angleterre hésiterait à relever suffisamment ses taux pour contenir l’inflation.

Plus je me penche sur les événements qui se passent actuellement en Grande-Bretagne, plus je pense, non pas à la crise sterling de 1976, mais à celle de 1992. A l’époque, l’euro n’existait pas encore, mais plusieurs pays européens, notamment la Grande-Bretagne, faisaient partie d’un système cherchant à stabiliser la valeur relative de leurs devises, le Système Monétaire Européen. En 1992-1993, le SME s’est retrouvé sous la pression des spéculateurs, notamment de George Soros, qui commencèrent à parier que plusieurs pays cesseraient de défendre leur monnaie et finiraient par la laisser chuter vis-à-vis du deutschemark. Défendre contre une vague de spéculation aurait nécessité de relever brutalement les taux d’intérêt pendant une longue période. Et à la fin, plusieurs pays, la Grande-Bretagne elle-même, se révélèrent guère enclins à le faire.

Pourquoi ? Une partie de la réponse était que la Grande-Bretagne souffrait d’un chômage élevé à l’époque et qu’elle craignait que le relèvement des taux aggrave sa récession. Mais il y avait une inquiétude, peut-être plus pressante. Pour diverses raisons, les propriétaires britanniques, contrairement aux propriétaires américains, tendaient à avoir soit des crédits à taux variables, c’est-à-dire dont le taux d’intérêt variait avec celui du marché, ou des crédits qui arriveraient bientôt à échéance et qui devraient être refinancés dans les prochains jours. En 1992, cela signifiait que défendre la livre avec une hausse des taux d’intérêt infligerait immédiatement une détresse financière pour des millions de personnes. Et après quelques semaines de grandes paroles, les autorités plièrent sous la pression et laissèrent la livre chuter. Je n’ai pas d’éléments montrant que des considérations similaires pèsent aujourd’hui sur la Banque d’Angleterre. Mais il est possible que ce soit le cas.

Il est trop tôt pour faire une croix sur la Grande-Bretagne. C’est un pays riche avec une grande liberté de manœuvre. D’un autre côté, si la politique monétaire britannique est vraiment contrainte de cette façon, donner libre cours à la politique budgétaire zombie est encore plus irresponsable. Et vous devez vous demander combien de temps Truss va rester en place, étant donné cette énorme erreur de politique. »

Paul Krugman, « Why is the British pound getting pounded? », 28 septembre 2022. Traduit par Martin Anota



aller plus loin... lire « La crise du SME : simplement le produit d'événements domestiques ? »

samedi 10 septembre 2022

Les mystères de la toute-puissance du dollar

« En 1971, John Connally, le secrétaire du Trésor de Richard Nixon, a dit à ses homologues des autres grandes économiques : "le dollar est notre monnaie, mais c’est votre problème". Le contexte (l’effondrement du système monétaire de Bretton Woods) est une vieille histoire. Mais cette déclaration s’avère toujours remarquablement juste après toutes ces années.

J’ai dit "remarquablement" parce que les Etats-Unis ne dominent plus l’économie mondiale comme ils ont pu le faire par le passé. En 1960, les Etats-Unis représentaient environ 40 % du PIB mondial ; à présent, ils représentent moins d’un quart de celui-ci. En outre, il y a à présent deux autres devises (l’euro et le yuan) servant des économies pratiquement comparables en taille.

Pourtant, le dollar reste dominant sur les marchés financiers mondiaux. Par exemple, quand les pays émergents empruntent à l’étranger, leur dette est toujours libellée de façon disproportionnée en dollar américain :

GRAPHIQUE 1 Composition en devise de la dette externe des pays émergents (en % du PIB)

Paul_Krugman__composition_en_devises_dette_externe_des_pays_emergents.png

La domination financière du dollar semble donner au taux de change américain (la valeur du dollar en termes des autres devises) une grande importance dans l’économie mondiale. Une nouvelle étude de Maurice Obstfeld et Haonan Zhou affirme qu’il y a un "cycle du dollar" mondial : quand le dollar est fort, cela crée des turbulences financières et économiques à travers le monde. Et le dollar a été très fort dernièrement :

GRAPHIQUE 2 Indice nominal du dollar vis-à-vis des autres économies avancées

Paul_Krugman__indice_du_dollar.png

source : FRED

A mes yeux, il y a trois gros mystères à propos du pouvoir du dollar. Le premier et le plus simple est de savoir pourquoi le dollar reste dominant, même si l’économie américaine ne domine plus. La deuxième question, plus énigmatique, est de savoir pourquoi les fluctuations du taux de change du dollar ont de tels effets mondiaux. Enfin, il y a la question de savoir pourquoi le dollar s’est autant apprécié dernièrement.

Concernant la première question, une partie de la réponse tient au rôle de l’histoire. Une fois qu’une devise a établi une domination mondiale, cette domination tend à se perpétuer par elle-même. Il est plus facile et moins cher de réaliser des transactions en dollars parce que beaucoup d’autres personnes utilisent le dollar ; l’emprunt en dollar tend à être moins cher parce qu’une grande partie du commerce international se fait en dollar et les faibles coûts de financement encouragent l’usage du dollar.

En outre, il est plus facile et plus sûr d’utiliser une devise au niveau mondial si elle est adossée sur un marché financier national sur lequel les actifs peuvent être facilement achetés et venus. Les marchés financiers combinés des pays de la zone euro sont larges, mais ils sont aussi quelque peu fragmentés ; par exemple, les obligations italiennes sont vendues à rabais en comparaison avec les obligations allemandes. Et il est difficile de se sentir en sécurité en allant sur les marchés chinois lorsque le pays contrôle les mouvements de fonds qui y entrent et en sortent et qu’il est gouverné par un autocrate de plus en plus erratique.

Mais même s’il y a de bonnes raisons expliquant la domination du dollar, pourquoi les effets des fluctuations du taux de change du dollar sont si larges ? Obstfeld et Zhou affirment que parce qu’une grande partie de la dette mondiale est libellée en dollars une hausse du taux de change du dollar crée des problèmes de bilan à travers le monde. Cela fait sens. Mais je trouve toujours surprenante l’apparente taille des effets. Je suis particulièrement intrigué par la force de la relation entre le dollar et les prix des produits de base mondiaux comme le pétrole et le blé.

(…) Vous pourriez penser (…) que lorsque le dollar s’apprécie vis-à-vis de l’euro, le prix du pétrole chute en dollars, mais augmente en euros. Mais ce n’est pas ce qu’ils pensent ; confirmant un résultat que j’ai vu à plusieurs reprises, ils trouvent qu’"une appréciation de 2 % du dollar est associée à une baisse en pourcentage bien plus forte des prix mondiaux des produits de base". Quand le dollar s’apprécie vis-à-vis de l’euro, le prix du pétrole ne chute pas seulement en dollars ; il chute aussi en euros.

Donc l’appréciation du dollar contribue à expliquer pourquoi les prix mondiaux du pétrole sont actuellement là où ils étaient avant que la Russie n’envahisse l’Ukraine et pourquoi le prix du blé a effacé, quoique pas entièrement, la hausse provoquée par l’invasion de l’Ukraine. (…)

Mais pourquoi le dollar grimpe-t-il autant ? A première vue, la réponse semble évidente : c’est à cause de la Fed. La Réserve fédérale a relevé ses taux d’intérêt pour réduire l’inflation, ce qui, toute chose égale par ailleurs, rend plus attractif l’achat d’actifs en dollars et accroît la valeur du dollar. Mais la Fed n’est pas la seule banque centrale à relever ses taux. Les économistes internationaux croient normalement que les taux de change dépendent des taux de long terme, pas des taux de court terme et que les taux de long terme ne dépendent justement pas de ce qu’une banque centrale a déjà fait, mais de ce que les investisseurs financiers s’attendent de ce qu’elle fasse à l’avenir.

Voici une chose amusante : les taux de long terme ont autant augmenté en Europe qu’ils ont augmenté aux Etats-Unis. En décembre 2021, le taux d’intérêt sur les obligations à dix ans aux Etats-Unis était de 1,47 % : le même taux en Allemagne était de – 0,38 %, ce qui reflétait la croyance des investisseurs financiers que l’économie européenne faisait face à plusieurs années de faible croissance économique. Ce matin, le taux américain était de 3,26 % (supérieur de 1,79 point à ce qu’il était en décembre) ; le taux allemand était de 1,67 % (supérieur de 2,05 à ce qu’il était en décembre). Donc l’Europe semble avoir eu un resserrement monétaire similaire ou plus efficace que les Etats-Unis. Alors pourquoi l’euro a-t-il plongé ?

Il n’est pas dur de trouver des raisons possibles, en particulier le fait que l’embargo de facto du gaz de Vladimir Poutine affecte durement l’Europe. Mais dans tous les cas, la force du dollar semble ne pas seulement tenir à la lutte contre l’inflation menée par la Fed.

Qu’importe les raisons, cependant, il est clair que le dollar fort inflige beaucoup de maux aux économies à travers le monde. A nouveau, c’est notre devise, mais leur problème. Est-ce que cela doit influencer la politique monétaire ? Claudia Sahm, une ancienne économiste de la Fed (celle qui a inventé la fameuse "règle de Sahm", un indicateur de récession), a fortement critiqué la position dure que la Fed a adoptée à l’égard de l’inflation et elle a récemment déclaré que la Fed a la responsabilité les dommages que ses politiques infligent sur le reste du monde. Elle a un point.

Malheureusement, je ne pense pas que la Fed va écouter, pour l’instant. Les responsables de la Réserve fédérale sont toujours profondément inquiets à l’idée que la forte inflation persiste dans l’économie américaine et cette inquiétude va dominer tout le reste jusqu’à ce qu’il y ait des signes clairs que l’inflation ralentit. Une fois que la Fed sentira qu’elle retrouve un peu d’oxygène, elle devrait commencer à prendre en compte les répercussions internationales de ses décisions. (…) »

Paul Krugman, « The mysteries of the almighty dollar », 9 septembre 2022. Traduit par Martin Anota



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« Le système de change en ce début de vingt-et-unième siècle »

« La discrète érosion de la suprématie du dollar »

« Pourquoi l’euro ne fait-il pas le poids ? »

« La Fed se soucie-t-elle du reste du monde ? »

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