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« Chaque jour, les enchères allouent des valeurs astronomiques entre acheteurs et vendeurs. Les lauréats de cette année, Paul Milgrom et Robert Wilson, ont amélioré la théorie des enchères et inventé de nouveaux formats d’enchères, au bénéfice des vendeurs, des acheteurs et des contribuables à travers le monde.

Les enchères ont une longue histoire. Dans la Rome antique, les prêteurs utilisaient les enchères pour vendre les actifs qu’ils avaient confisqués des emprunteurs qui s’étaient révélés incapables de rembourser leur dette. La plus vieille maison d’enchères au monde, la Stockholms Auktionsverk, a été fondée en 1674, également avec l’objectif de vendre des actifs confisqués.

Aujourd’hui, quand nous entendons le mot "enchère", nous pensons peut-être à des enchères agricoles traditionnelles ou à des ventes d’œuvres d’art, mais il peut aussi s’agir de vendre quelque chose sur internet ou d'acheter un logement via un agent immobilier. Les résultats des enchères sont aussi très importants pour nous, en tant que contribuables et de citoyens. (…) Les prix de l’électricité, qui sont quotidiennement déterminés par les enchères régionales d’électricité, influencent le coût du chauffage de nos logements. La couverture de notre téléphone portable dépend des fréquences radio que les opérateurs téléphoniques ont acquises via des enchères de fréquences. Tous les pays contractent désormais des prêts en vendant des obligations publiques aux enchères. L’objectif de la mise aux enchères des quotas d’émissions par l’Union européenne est d’atténuer le réchauffement climatique.

Donc, les enchères nous affectent tous à différents niveaux. En outre, elles sont devenues de plus en plus fréquentes et de plus en plus compliquées. C’est là où les lauréats de cette année ont produit des contributions majeures. Ils n’ont pas simplement clarifié comment les enchères fonctionnent et pourquoi les enchérisseurs se comportent de telle ou telle façon, mais ils ont aussi utilisé leurs découvertes théoriques pour inventer des formats d’enchères entièrement nouveaux pour la vente de biens et services. Ces nouvelles enchères se sont largement diffusées à travers le monde.

La théorie des enchères


Pour comprendre les contributions des lauréats, nous devons en savoir un peu à propos de la théorie des enchères. Le résultat d'une enchère (…) dépend de trois facteurs. Le premier est les règles de l'enchère, ou format. Les offres sont-elles ouvertes ou fermées ? Combien d'offres les enchérisseurs peuvent-ils faire ? Quel prix paie le gagnant ? leur offre ou la deuxième offre la plus élevée ? Le deuxième facteur tient à l'objet mis aux enchères. A-t-il une valeur différente pour chaque enchérisseur ou valorisent-ils l'objet de la même façon ? Le troisième facteur concerne l'incertitude. Quelle information les différents enchérisseurs ont-ils à propos de la valeur de l'objet ?

En utilisant la théorie des enchères, il est possible d’expliquer comment ces trois facteurs gouvernent le comportement stratégique des enchérisseurs et donc le résultat de l’enchère. La théorie peut aussi montrent comment concevoir une enchère pour créer le plus de valeur possible. Les deux tâches sont particulièrement difficiles quand de multiples objets liés sont mis aux enchères en même temps. Les lauréats du prix en sciences économiques cette année ont rendu la théorie des enchères plus applicables en pratique via la création de formats d’enchères nouveaux, sur mesure.

Différents types d’enchères


Les maisons d’enchères autour du monde vendent habituellement des objets individuels en utilisant les enchères anglaises. Ici, le commissaire-priseur commence avec un prix bas et propose ensuite des prix de plus en plus élevés. Les participants peuvent voir toutes les offres et choisir s’ils veulent placer une offre plus élevée. Quel qu’il soit, celui qui propose l’offre la plus élevée gagne l’enchère et paye le prix de son offre. Mais d’autres enchères ont des règles complètement différentes ; une enchère hollandaise commence avec un prix élevé, qui est ensuite peu à peu réduit jusqu’à ce que l’objet soit vendu.

Les enchères anglaises et hollandaises ont des offres ouvertes, donc tous les participants voient les offres. Dans d’autres types d’enchères, cependant, les offres sont fermées. Dans les marchés publics, par exemple, les enchérisseurs proposent souvent des offres scellées et l'autorité publique choisit le fournisseur qui s’engage à assurer le service au prix le plus faible, tout en respectant les exigences de qualité spécifiques. Dans certaines enchères, le prix final est l’offre la plus élevée (enchères au premier prix), mais dans d’autres formats le gagnant paye la deuxième offre la plus élevée (enchères au deuxième prix).

Quel format d’enchères est le meilleur ? Cela ne dépend pas seulement de son résultat, mais aussi de ce que nous entendons par "meilleur". Les vendeurs privés espèrent surtout obtenir le prix le plus élevé. Les vendeurs publics ont des objectifs plus larges, de façon à ce que les biens soient vendus par l’enchérisseur qui délivre le plus important bénéfice à long terme pour la société dans son ensemble. La quête de la meilleure enchère est un problème épineux qui travaille depuis longtemps les économistes.

La difficulté avec l’analyse des enchères est que la meilleure stratégie d’un enchérisseur dépend de ses croyances quant aux offres des autres participants. Est-ce que certains enchérisseurs croient que l’objet vaut davantage que ne le pensent d’autres ? Est-ce que ces différences de valorisation reflètent le fait que certains enchérisseurs ont une meilleure information à propos des caractéristiques et de la valeur des biens ? Les enchérisseurs peuvent-ils coopérer et manipuler l’enchère afin de maintenir le prix final à un faible niveau ?

Les valeurs privées


Le lauréat en sciences économiques de 1996, William Vickrey, a fondé la théorie des enchères au début des années 1960. Il a analysé un cas spécial, dans lequel les enchérisseurs ont seulement des valeurs privées pour le bien ou service mis aux enchères. Cela signifie que les valeurs des enchérisseurs sont entièrement indépendantes l’une de l’autre. Par exemple, cela peut être une enchère de bienfaisance pour un dîner avec une célébrité (disons un lauréat du Nobel). Le montant que vous seriez prêt à payer est subjectif : votre propre valorisation n’est pas affectée par la valorisation du dîner qu’en ont les autres enchérisseurs. Donc comment devriez-vous enchérir dans un tel type d’enchère ? Vous ne devez pas enchérir plus que la valeur que le dîner a à vos yeux. Mais devez-vous enchérir moins, pour peut-être obtenir le dîner à un prix inférieur ? Vickrey a montré que les meilleurs formats d’enchères connus (comme les enchères anglaises et hollandaises) donnent le même revenu attendu pour le vendeur, à condition que tous les enchérisseurs soient rationnels et neutres au risque.

Les valeurs communes


Les valeurs entièrement privées constituent un cas extrême. La plupart des objets d’enchères (comme les titres, les droits de propriété et d’extraction) ont une considérable valeur commune, ce qui signifie qu’une partie de la valeur est égale à tous les enchérisseurs potentiels. En pratique, les enchérisseurs ont aussi différents montants d’information privée à propos des propriétés de l’objet.

Prenons un exemple concret. Imaginons que vous soyez un diamantaire et que vous, tout comme les autres diamantaires, considériez une offre sur un diamant brut, donc que vous pourriez produire des diamants taillés et les vendre. Votre consentement à payer dépend seulement de la valeur de revente des diamants taillés qui, elle-même, dépend de leur nombre et de leur qualité. Les différents diamantaires ont différentes opinions à propos de cette valeur commune, en fonction de leur expertise, de leur expérience et du temps qu’ils ont eu pour examiner le diamant. Vous pourriez mieux estimer la valeur si vous aviez accès aux estimations des autres diamantaires, mais chaque diamantaire préfère garder ses informations secrètes.

Les enchérisseurs dans les enchères avec valeurs communes courent le risque que les autres enchérisseurs aient de meilleures informations à propos de la vraie valeur. Cela mène au phénomène bien connu des offres basses en enchères réelles, connu sous le nom de malédiction du vainqueur. Imaginons que vous gagniez l’enchère du diamant brut. Cela signifie que les autres enchérisseurs valorisent moins le diamant que vous ne le valorisez, si bien que vous avez très certainement réalisé une perte lors de la transaction.

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Robert Wilson a été le premier à créer un cadre pour analyser les enchères avec valeurs communes et à décrire comment les enchérisseurs se comportent en de telles circonstances. Dans trois articles classiques publiés lors des années 1960 et 1970, il décrit la stratégie d’enchère optimale pour une enchère au premier prix quand la vraie valeur est incertaine. Les participants vont proposer des offres plus faibles que leur meilleure estimation de la valeur, pour éviter de faire une mauvaise affaire et donc être touché par la malédiction du vainqueur. Son analyse montre aussi qu’avec une plus grande incertitude, les enchérisseurs vont être plus prudents et le prix final sera plus faible. Finalement, Wilson montre que les problèmes provoqués par la malédiction du vainqueur sont même accrus quand certains enchérisseurs ont de meilleures informations que d’autres. Ceux qui ont un désavantage informationnel vont alors proposer des offres encore plus basses ou complètement s’abstenir de participer à l’enchère.

Les valeurs à la fois privées et communes


Dans la plupart des enchères, les enchérisseurs ont des valeurs à la fois privées et communes. Supposons que vous pensez enchérir dans une enchère pour un appartement ou une maison ; votre consentement à payer dépend alors de votre valeur privée (combien vous appréciez son état, son plan de sol et sa localisation) et de votre estimation de la valeur commune (combien vous pensez récupérer en vendant le logement dans le futur). Un fournisseur d’énergie qui enchérit sur le droit d’extraire du gaz naturel s’inquiète à propos de la taille du réservoir de gaz (une valeur commune) et du coût d’extraction du gaz (une valeur privée, comme le coût dépend de la technologie disponible à la société). Une banque qui enchérit pour des obligations publiques considère le futur taux d’intérêt de marché (une valeur commune) et le nombre de ses clients qui veulent acheter des obligations (une valeur privée). Analyser les offres dans des enchères avec des valeurs privées et communes se révèle être un problème encore plus épineux que les cas spéciaux analysés par Vickrey et Wilson. La personne qui a finalement résolu ce problème a été Paul Milgrom, dans une poignée d’articles publiés autour de 1980.

L’analyse de Milgrom (en partie avec Robert Weber) inclut de nouvelles intuitions importantes à propos des enchères. L’une de ces inquiétudes est de savoir dans quelle mesure différents formats d’enchères permettent de traiter le problème de la malédiction du vainqueur. Dans une enchère anglaise, le commissaire-priseur commence avec un faible prix et le relève. Les enchérisseurs qui observent le prix auquel d’autres enchérisseurs quittent l’enchère obtiennent ainsi des informations à propos de leurs valorisations ; comme les enchérisseurs restants ont alors plus d’informations qu’au départ de l’enchère, ils sont moins enclins à enchérir sous leur valeur estimée. D’un autre côté, une enchère hollandaise, où le commissaire-priseur commence avec un prix élevé et le réduit jusqu’à ce que quelqu’un désire acheter l’objet, ne génère pas de nouvelles informations. Le problème avec la malédiction du vainqueur est donc plus grand dans les enchères hollandaises que dans les enchères anglaises, ce qui se traduit par de plus faibles prix finaux.

Ce résultat particulier reflète un principe général : un format d’enchère fournit plus de recettes si le lien entre les offres et l’information privée des enchérisseurs est renforcé. Par conséquent, le vendeur a un intérêt à fournir aux participants autant d’informations que possible à propos de la valeur de l’objet avant que les enchères commencent. Par exemple, le vendeur d’un logement peut anticiper un prix final plus élevé si les enchérisseurs ont accès à une estimation d’expert (indépendant) avant le début de l’enchère.

Les meilleures enchères en pratique


Milgrom et Wilson se sont non seulement dévoués à la théorie fondamentale des enchères. Ils ont aussi inventé de nouveaux meilleurs formats pour les situations complexes dans lesquelles les formations d’enchères existantes ne peuvent être utilisées. Leur contribution la plus connue est l’enchère qu’ils conçurent la première fois que les autorités américaines vendirent les fréquences radio aux opérateurs télécom.

Les fréquences radio qui permettent la communication sans fil (les appels mobiles, les paiements sur internet ou les vidéoconférences) sont des ressources limitées de grande valeur pour les consommateurs, les entreprises et la société. Ces fréquences sont possédées par le gouvernement, mais les acteurs privés peuvent souvent les utiliser plus efficacement. Les autorités ont donc souvent cherché à allouer l’accès de ces bandes de fréquences à ces acteurs. Ce fut initialement fait via un processus connu sous le nom de concours de beauté, dans lequel les sociétés ont à fournir des arguments justifiant pourquoi elles doivent recevoir une licence. Ce processus a amené les sociétés de télécommunications et de médias à dépenser de larges montants d’argent en lobbying. Les recettes générées par le processus furent cependant limitées.

Dans les années 1990, lorsque le marché de la téléphonie mobile se développait, les autorités responsables aux Etats-Unis, la Federal Communications Commission (FCC), prirent conscience que les concours de beauté n’étaient pas tenables. Le nombre de compagnies de mobiles s’est rapidement accru et la FCC s’est retrouvée submergée de demandes d’accès aux fréquences radio. Après avoir subi des pressions de la FCC, le Congrès américain permit l’usage de loteries pour allouer les bandes de fréquences. Le concours de beauté était donc remplacé par une allocation entièrement aléatoire de licences, qui ne générèrent pourtant qu’un revenu limité pour le gouvernement.

Cependant, les opérateurs mobiles n’étaient pas heureux. Les loteries étaient menées à un niveau local, donc les opérateurs mobiles nationaux n’obtenaient généralement que des réseaux discontinus avec différentes bandes de fréquences dans différentes régions. Les opérateurs essayèrent alors d’acheter et de vendre des fréquences entre eux, menant à l’émergence d’un large marché de l'occasion pour les licences. Entretemps, la dette nationale croissante des Etats-Unis rendit cela de plus en plus politiquement difficile de continuer de distribuer des licences presque gratuitement. La valeur de marché des licences s’élevait à plusieurs milliards de dollars, de l’argent qui finissait dans les mains de spéculateurs de fréquences à la place de bons du Trésor américain (une perte de recettes qui serait en définitive supportée par les contribuables). Finalement, en 1993, il fut décidé que les bandes de fréquences seraient distribuées en utilisant les enchères.

De nouveaux formats d’enchères


Maintenant, un nouveau problème se pose : comment concevoir une enchère qui atteigne l’allocation efficient des bandes de fréquences ratio, tout en bénéficiant un maximum aux contribuables ? Ce problème se révèle être très difficile à résoudre, puisqu’une bande de fréquence a à la fois des composantes de valeur privée et de valeur commune. En outre, la valeur d’une bande de fréquence spécifique dans une région spécifique dépend des autres bandes de fréquences détenues par un opérateur spécifique.

Considérons un opérateur qui cherche à construire un réseau mobile national. Disons qu’un régulateur suédois mette aux enchères des bandes de fréquence une par une, en commençant par la Laponie au nord pour ensuite s’enfoncer peu à peu vers le sud jusqu’à la province de la Scanie. A présent, la valeur de la licence de Laponie dépend de la possibilité pour l’opérateur de réussir à acheter des licences lors des enchères suivantes jusqu’à la Scanie et du prix de ces achats. L’opérateur ne connait pas le résultat des enchères futures, donc il est presque impossible de savoir combien il devra payer pour acquérir la licence. En outre, des spéculateurs peuvent essayer d’acheter la bande de fréquence exacte dont l’opérateur a besoin à la Scanie, afin de la lui vendre à un prix élevé sur le marché de l’occasion.

Cet exemple suédois illustre un problème général. Pour le contourner, la première enchère étasunienne devait allouer toutes les zones géographiques du sceptre radio en même temps. Elle devait aussi gérer de nombreux enchérisseurs. Pour surmonter ces problèmes, Milgrom et Wilson (en partie avec Preston McAfee), inventèrent un format d’enchères entièrement nouveau, l’enchère à plusieurs tours simultanés (simultaneous multiple round auction, SMRA). Cette enchère offre tous les objets (les bandes de fréquences radio dans différentes zones géographiques) simultanément. En commençant avec les prix les plus faibles et en laissant la possibilité d’offres répétées, l’enchère réduit les problèmes provoqués par l’incertitude et la malédiction du vainqueur. Quand la FCC utilisa pour la première fois une SMRA, en juillet 1994, elle vendit 10 licences dans 47 tours d’enchères pour un total de 617 millions de dollars, des objets que le gouvernement américain avait précédemment alloués quasiment gratuitement. La première enchère du spectre utilisant une SMRA a généralement été considérée comme un grand succès. Plusieurs pays (notamment la Finlande, l’Inde, le Canada, la Norvège, la Pologne, l’Espagne, le Royaume-Uni, la Suède et l’Allemagne) ont adopté le même format pour leurs enchères du spectre. Les enchères de la FCC, utilisant ce format, ont rapporté plus de 120 milliards de dollars entre 1994 et 2014 et, globalement, ce mécanisme a généré plus de 200 milliards de dollars des ventes du spectre. Le format SMRA a aussi été utilisé dans d’autres contextes, notamment pour les ventes d’électricité et de gaz naturel.

Les théoriciens des enchères (souvent en travaillant avec des informaticiens, des mathématiciens et des spécialistes du comportement) ont raffiné les nouveaux formats d’enchères. Ils les ont aussi adaptés pour réduire les opportunités de manipulation et de coopération entre enchérisseurs. Milgrom est l’un des architectes d’une enchère modifiée (la combinatorial clock auction) dans laquelle les opérateurs peuvent enchérir sur des « paquets » de fréquences, plutôt que sur des licences individuelles. Ce type d’enchères requiert une forte puissance de calcul, comme le nombre de paquets possibles augmente très rapidement avec le nombre de fréquences en vente. Milgrom est aussi un développeur de premier plan pour un nouveau format avec deux tours (l’incentive auction). Au premier tour, vous achetez les fréquences radio des détenteurs actuels de fréquences. Au second tour, vous vendez ces fréquences à d’autres acteurs qui peuvent les gérer plus efficacement. (…) »

Académie royale des sciences de Suède, « The quest for the perfect auction », Popular science background, 12 octobre 2020. Traduit par Martin Anota