« La nomination de Christine Lagarde, la directrice générale du Fonds monétaire international et une ancienne Ministre des Finances française, pour succéder à Mario Draghi à la présidence de la Banque centrale européenne, est controversée. Elle ne le devrait pas.

Certes, le marchandage politique via lequel les postes clés de l’Union européenne sont attribués est discutable. Lagarde a été sélectionnée non selon un processus de nomination ouvert, basé sur le mérite, mais plutôt au terme de négociations en coulisses qui menèrent aussi à la nomination de Ursula von der Leyen, la Ministre de la Défense allemande, à la présidence de la Commission européenne.

Mais malgré l’opacité du processus de nomination et le fait qu’elle ait été choisie en partie parce qu’elle est une femme, française et du parti populaire européen du centre-droit, Lagarde a d’immenses qualités pour jouer ce rôle. Elle a eu la ténacité et les compétences politiques pour réussir tout d’abord comme juriste, puis comme politicienne et, plus récemment, comme technocrate internationale. Les huit années qu’elle a passées au FMI lui ont donnée une immense expérience et stature mondiales. Surtout, comme Draghi, si une nouvelle crise éclatait, elle serait désireuse de faire "tout ce qui est nécessaire" (whatever it takes) pour sauver l’euro.

Certains ont rapidement critiqué Lagarde pour des décisions qu’elle a prises durant la crise de la zone euro. En tant que Ministre des Finances française, elle a accepté le consensus en zone euro selon lequel la dette publique de la Grèce ne devait pas être restructurée en 2010 et l’austérité budgétaire était le remède pour la panique financière qui était sur le point de détruire l’euro. Mais quand je l’ai rencontrée pour la première fois avant les réunions annuelles du FMI en septembre 2011, elle indiqua en privé soutenir une intervention de la BCE illimitée et l’allègement de la dette grecque, et ce contrairement au président de la BCE d’alors, Jean-Claude Trichet. Elle a plus tard a approuvé l’autocritique du Fonds pour ses échecs en Grèce, à propos de l’austérité, et au summum de la crise de la zone euro, mais donc aussi ses propres actions en tant que Ministre des Finances. Les institutions de l’UE ont manifestement échoué à faire un tel aveu. Sa volonté d’admettre les erreurs et d’en tirer des leçons est rare et bienvenu.

Le passé politique de Lagarde fait craindre à certains une potentielle politisation de la BCE, en particulier dans la mesure où plusieurs autres membres de son conseil des gouverneurs sont aussi d’anciens politiciens. Mais comme son mandat largement réussi au FMI le montre, elle peut être diplomate en public tout en exprimant son avis en privé. Et, parce que d’immenses compétences politiques sont nécessaires pour gérer une union monétaire incomplète et déficiente de 19 pays-membres avec des idées et intérêts divergents, ses bonnes relations avec les dirigeants de l’UE est en fait un gros avantage. Draghi se sentit capable de réaliser sa promesse de faire "tout ce qu’il faut" en juillet 2012, pour mettre un terme à la panique, seulement après l’avoir remporté face à la Chancelière allemande Angela Merkel. De plus, la BCE est sûrement excessivement indépendante : étant donné sa brutalisation des gouvernements d’Irlande et d’Europe du sud durant la crise, ce ne serait pas forcément une mauvaise chose qu’elle fasse preuve d’une plus grande déférence à l’égard de la politique.

Le manque de formation de Lagarde en économie formelle ne doit pas non plus être un problème. La même accusation lui avait été lancée quand elle prit la succession au FMI en 2011 d’un Dominique Strauss-Kahn tombé en disgrâce, pourtant elle montra que les sceptiques avaient tort. Surtout, Lagarde est à la fois brillante et elle en sait assez à propos de l’économie pour évaluer des arguments en concurrence, saisir les bons conseils et prendre de bonnes décisions. Durant son mandat au Fonds, elle a sagement écouté un brillant panel d’économistes : Olivier Blanchard, Maurice Obstfeld et Gita Gopinath. A la BCE, elle va être bien conseillée par son économiste en chef, Philip Lane.

La flexibilité de Lagarde et son ouverture d’esprit à l’égard de façons différentes de penser contrastent nettement avec la rigidité et la fermeture d’esprit des responsables de politique dogmatiques comme Jens Weidmann, le président de la Bundesbank, l’un de ses rivaux à la présidence de la BCE. Weidmann, un économiste monétaire, s’est erronément opposé à la politique "whatever it takes" de Draghi et son opérationnalisation à travers le programme OMT, aussi bien qu’au lancement de l’assouplissement quantitatif en 2015. Lagarde, au FMI, a soutenu les deux.

Certes, le manque d’expérience directe de Lagarde en matière de politique monétaire est une faiblesse. Jay Powell, le président de la Réserve fédérale américaine, est certes un autre juriste, mais il a eu une expérience de cinq ans au conseil des gouverneurs de la Fed avant d’en avoir la présidence. Mais comme elle le montra au FMI, elle a rapidement maîtrisé ses dossiers et elle dispose maintenant d’une fine compréhension de la politique économique internationale. Et à une époque où la politique monétaire nécessite désespérément une refonte, cela peut aider de ne pas avoir de préconceptions.

Après tout, le prochain président de la BCE fera face à de gros défis. La BCE a échoué à atteindre sa cible d’inflation inférieure à, mais proche de, 2 %, même quand l’économie de la zone euro était en pleine expansion. Et maintenant que la zone euro s’essouffle et qu’elle est vulnérable au ralentissement de la Chine, aux guerres commerciales du Président américain Donald Trump et à un Brexit sans accord, il y a peu de marge pour davantage de relance. Les taux directeurs sont proches de zéro ou légèrement négatifs et, dans le cadre de ses règles actuelles, la BCE a peu de marge pour un supplément d’assouplissement quantitatif (…). Des politiques plus audacieuses, telles que le ciblage des rendements obligataires de long terme ou même l’utilisation de la monnaie-hélicoptère, restent légalement complexes et politiquement tabous. Dans cet environnement, avec comme principal défi pour la politique monétaire une inflation excessivement faible, une réflexion nouvelle est nécessaire pour considérer les cibles, les outils et les tabous de la BCE. Lagarde est plus ouverte d’esprit que beaucoup.

Plus largement, l’architecture interne de la zone euro reste incomplète et son rôle externe est inadéquat. Son union bancaire incomplète n’a pas rompu les liens entre banques et gouvernements qui ont été à deux doigts de détruire l’euro. De plus, la zone euro manque d’un actif sûr commun qui assurerait la stabilité du système financier, stimulerait l’efficacité de la politique monétaire et fournirait une alternative au dollar, dont le statut mondial privilégié est remis en cause par Trump.

La nomination de Lagarde est un véritable bol d’air frais pour une BCE vieillissante, dominée par les hommes. Draghi semble difficilement remplaçable, mais Lagarde a ce qu’il faut pour réussir. Elle doit être courageuse. »


Philippe Legrain, « Lagarde Is the right choice », 4 juillet 2019. Traduit par Martin Anota