« (…) Dans cet entretien pour ProMarket, Piketty parle du rôle de l’idéologie comme moteur des inégalités, de ses propositions pour réduire les inégalités et accroître la participation démocratique, et de sa vision de la crise du Covid-19 comme opportunité. (…)

ProMarket : Comment situez-vous Capital et Idéologie par rapport à votre précédent livre, Le Capital au XXIe siècle ?

Thomas Piketty : Je pense que c’est un bien meilleur livre. Mon précédent livre était trop centré sur l’Europe occidentale et l’Amérique du nord. Ce n’était pas entièrement de ma faute ; cela s’explique notamment par le manque d’accès à des données fiables, ainsi que par une limitation de mon raisonnement. J’étais très centré sur la façon par laquelle les deux guerres mondiales ont réduit les inégalités en Europe et dans une moindre mesure aux Etats-Unis. Mais du point de vue des inégalités au Brésil, en Inde, en Afrique du Sud ou en Chine, les deux guerres mondiales ne sont pas si importantes ou, du moins, elles n’ont pas eu une importance aussi décisive que dans le cas de l’Europe occidentale.

Dans ce nouveau livre, j’adopte une perspective comparative plus large de ce que j’appelle les régimes d’inégalités, que je définis comme des systèmes de justification des inégalités ; des systèmes d’institutions qui essayent d’organiser un certain niveau d’égalité ou d’inégalité entre les groupes sociaux. Je focalise mon attention sur l’idéologie, c’est-à-dire le système de justification de l’égalité et des inégalités. Selon moi, l’idéologie n’est pas négative en soi, dans le sens où chaque société cherche à trouver une certaine façon de donner du sens et une justification à la façon par laquelle elle est organisée. Dans mon précédent livre, je n’avais pas vraiment ouvert la boîte noire de la politique et de l’idéologie autant qu’il me paraît à présent nécessaire si nous voulons comprendre les véritables causes des inégalités et de l’égalité entre les sociétés.

ProMarket : Si Marx voyait toute l’Histoire comme l’histoire de la lutte des classes, il semble que vous voyiez l’Histoire comme l’histoire des luttes idéologiques pour les régimes d’inégalités. Est-ce une bonne description ?

Piketty : Oui. Nous devons prendre au sérieux les idées et l’idéologie, parce qu’elles ont toujours une certaine autonomie. La lutte des classes, bien sûr, peut être importante dans l’Histoire. Mais la position de classe d’un individu donné ne suffit jamais comme une théorie de la propriété, de l’éducation, de l’imposition ou du système financier. L’idée selon laquelle la lutte des classes produit en soi une sorte de processus déterministe du changement et selon laquelle l’idéologie et les institutions sont déterminées entièrement sur la base d’une structure économique est tout simplement erronée. Ce que nous observons dans l’Histoire est une vaste gamme de possibilités.

ProMarket : Donc l’idéologie est, selon vous, la principale cause des inégalités ou simplement un facteur majeur y contribuant que nous aurions trop peu étudié jusqu’à présent ?

Piketty : C’est le principal facteur derrière les changements des niveaux d’inégalité et les inégalités entre les sociétés. Plus spécifiquement, je dois dire que ma conclusion n’est pas simplement que tout changement dans l’idéologie peut entraîner tout genre de changement. C’est en partie parce que nous avons une large diversité de trajectoires possibles. Au-delà de cela, je dis quelque chose d’un peu plus spécifique : au cours du temps, en moyenne, il y a effectivement un processus qui mène à une certaine forme de réduction des inégalités. En ce sens, mon livre est très optimiste. Le niveau des inégalités aujourd’hui est inférieur à ce qu’il était il y a un siècle et, il y a un siècle, il était, de certaines façons, inférieur à ce qu’il était un siècle plus tôt. Donc, il y a un processus de long terme d’apprentissage à propos de la justice et historiquement ce processus s’est révélé être un grand succès. La prospérité économique, en particulier au vingtième siècle, a découlé d’un mouvement vers davantage d’égalité, en particulier d’un surcroît d’investissements égalitaires dans l’éducation qui n’avait jamais été observé jusqu’alors.

Bien sûr, ce n’est pas un processus linéaire. Nous avons connu des régressions par le passé, notamment entre 1914 et 1945, en particulier en Europe, et nous sommes retournés à de plus fortes inégalités au cours des vingt dernières années. Mais si vous prenez une perspective de très long terme, nous ne devons pas oublier qu’il y a un processus de long terme vers l’égalité. Le message du livre, en définitive, est que ce processus de long terme peut et doit continuer.

ProMarket : L’argument selon lequel les inégalités trouvent principalement leur source dans l’idéologie ne passe-t-il pas sous silence d’autres facteurs importants, comme la religion et la technologie, et ne court-il pas en conséquence le risque d’être monocausal ?

Piketty : La religion est une forme d’idéologie, dans le sens où c’est une tentative visant à donner une certaine signification à l’Histoire humaine et à l’organisation de la société humaine. A mes yeux, c’est une partie de l’étude de l’idéologie. Je ne dis pas que les changements technologiques ne sont pas importants, bien sûr. La construction du savoir scientifique joue un rôle majeur dans les changements historiques. Mais je souligne la diversité des institutions, soutenues par différentes idéologies politiques, qui font usage de ce savoir technique.

ProMarket : Vous écrivez que "chaque société humaine doit justifier ses inégalités". Pour éviter l’effondrement, chaque société a besoin d’un récit qui justifie les accords institutionnels avec lesquels elle structure ses inégalités économiques, sociales et politiques. Quel est le récit de notre époque ?

Piketty : Nous sommes à une époque d’agitation. Il y a eu plusieurs récits. Au milieu du vingtième siècle, il y avait le récit selon lequel nous devions contrôler les forces du marché, développer les droits des travailleurs, diffuser l’éducation et la sécurité sociale ; et tout cela s’est révélé être une réussite. Dans les années quatre-vingt, nous avons eu un autre récit : celui du ruissellement (trickle-down) proposé par Reagan et Thatcher. Il dit : "eh bien, en fait, nous devons retourner à de plus fortes inégalités. Nous sommes allés trop loin avec l’Etat-providence, avec le New Deal, avec l’impôt progressif. Donc nous devons réduire la progressivité de l’impôt pour permettre aux entrepreneurs et milliardaires d’innover afin de générer davantage de croissance".

Ce récit a été une réussite, du moins en termes politiques, dans les années quatre-vingt et, dans une certaine mesure, dans les années quatre-vingt-dix. En particulier, si vous regardez la performance en termes de croissance de l’économie américaine au cours des trente années après la décennie de Reagan, entre 1990 et 2020, ce que vous voyez en fait est une division par deux de la croissance économique : le taux de croissance du revenu national par tête a été de 1,1 % par an entre 1990 et 2020, alors qu’il était de 2,2 % par an entre 1950 et 1990. Cette idéologie aurait pu être exacte sur le plan théorique, mais elle s’est retrouvée en conséquence sous pression.

Pour être plus concret, une grosse partie des classes moyennes et des classes populaires aux Etats-Unis sentent que le libéralisme économique et la mondialisation ne fonctionnent pas très bien pour eux. Il y a différentes réactions à cela : l’une est le discours de Trump, qui revient à dire, "eh bien, ce n’est pas le libéralisme économique en soi qui est mauvais. Le problème est que les travailleurs mexicains, la Chine et le reste du monde sont en train de prendre l’avantage sur les Etats-Unis ; on nous vole une partie de notre croissance et de nos richesses, mais nous allons nous battre, nous allons la récupérer". C’est le récit que nous entendons beaucoup. A mes yeux, ce récit n’est pas très convaincant et il ne fonctionnera pas à long terme. Mais malheureusement, c’est un récit suffisamment simple pour attirer beaucoup d’attention.

Il y a un autre genre de récit possible qui, selon moi, est plus convaincant, et qui appelle à retourner à ce qui a été une expérience fructueuse des Etats-Unis par le passé : plus d’investissement dans l’éducation publique, les universités publiques, davantage de droits pour les travailleurs, une plus grande progressivité de l’impôt.

Entre ces deux réponses possibles à l’échec de la Reaganomics, il y a aussi le scénario du "business as usual", celui qui dit qu’après tout cela ne fonctionne pas si mal que cela, qu’il faut continuer dans cette direction.

ProMarket : Vous décrivez les développements politiques de ces quarante dernières années comme dominés par deux élites distinctes, en l’occurrence la "droite marchande" (l’élite des affaires) et la "gauche brahmane" (l’élite intellectuelle), à l’exclusion des électeurs à faible revenu et peu diplômés qui étaient traditionnellement représentés par le passé par la gauche, avant que les partis de gauche ne les abandonnent pour se focaliser sur les électeurs diplômés des classes moyennes. Cette dynamique semble éclairer la fracture idéologique qui a marqué les primaires démocrates aux Etats-Unis.

Piketty : Oui, effectivement. Il semble qu'une stratégie néolibérale possible consiste à essayer de réunir la gauche brahmane et la droite marchande. C’est un peu ce que Macron a tenté en France et c’est également ce que tente de faire le parti démocrate aux Etats-Unis. A mes yeux, c’est une stratégie très risquée. Quand vous regardez les données aux Etats-Unis, vous voyez une très faible participation électorale en général, en particulier parmi les 50 % les plus modestes.

Bien sûr, vous pouvez vous dire "il n’y a rien que nous puissions y faire, cela a toujours été ainsi. Oublions l’idée que ces gens puissent venir et voter". A long terme, une telle réaction se révèle nihiliste et elle va juste davantage pousser cette population à se tourner vers les populistes de la droite nativiste. En outre, à long terme, cela détériore la légitimité de notre régime électoral démocratique. Ce qui fait la force du régime électoral démocratique, c’est la participation de la population, du mois d’une grande majorité de celle-ci, notamment parmi les plus pauvres. Si cela n’est plus vrai, c’est la légitimité de la démocratie électorale qui s’en trouve contestée.

Si les gens ne vont pas voter, il doit y avoir une raison. Vous ne pouvez pas simplement supposer qu’ils ne comprennent pas. C’est un peu trop facile. La stratégie centriste, qui croit fondamentalement qu’il n’y a rien que nous puissions faire pour ramener les pauvres aux bureaux de vote, est une stratégie très risquée. Je ne dis pas que ce sera facile de ramener ces électeurs et il faudra certainement plus d’une élection pour y parvenir, mais à long terme, je ne pense pas qu’il y ait d’autre d’option que de proposer un programme politique qui puisse leur être plus convaincant, ce qui signifie davantage de redistribution que nous n’en faisons.

ProMarket : Vous semblez faire allusion à un certain intérêt ou à une certaine vision du monde que partageraient la gauche brahmane et la droite marchande en ce qui concerne les inégalités. Est-ce une bonne analyse ?

Piketty : Oui, c’est une bonne analyse. Elles ont des différences, mais elles ont aussi beaucoup de choses en commun. En particulier, elles pensent qu’elles bénéficient du système économique tel qu’il est. La droite marchande va insister sur l’utilité et la dimension non intellectuelle du travail et de l’effort, sur la propension à faire de bonnes affaires, à être un peu dur en négociation, tandis que la gauche brahmane va davantage souligner l’ouverture intellectuelle. Elles ne mettent pas l’accent sur les mêmes qualités personnelles ou dimensions de l’effort individuel. Mais en définitive, elles croient l’une et l’autre que les gens qui ont réussi à rejoindre l’élite l’ont fait grâce à leurs efforts.

A un certain niveau général, il est exact bien sûr que l’effort importe. Mais si vous poussez cette vision trop loin, vous stigmatisez injustement les personnes situées en bas de la répartition des revenus. Quand j’ai étudié les régimes d’inégalités à travers l’Histoire, il m’est apparu qu’il y a toujours eu une tentation chez les gens de parler de leur mérite et de stigmatiser les pauvres en les accusant de ne pas faire d'efforts et de ne pas être méritants, mais aujourd’hui c’est vraiment plus fort que dans tous les autres régimes d’inégalités du passé. Cela peut nuire à la stabilité globale de la société.

ProMarket : Vous proposez plusieurs réformes ambitieuses dans le livre, notamment une forte imposition du patrimoine, de massifs investissements dans l’éducation, le partage du pouvoir dans les conseils d’administration entre les travailleurs et les actionnaires et une sorte de gouvernement mondial internationaliste pour combattre l’évitement fiscal. Vous appelez cela le "socialisme participatif". Pouvez-vous expliquer ce dont il s’agit ?

Piketty : Oui. Je précise que si d’autres veulent appeler cela la "sociale-démocratie pour le vingt-et-unième siècle", s’ils sont plus à l’aise avec ce terme ou un autre, cela ne me pose pas problème.

Ce que j’entends par socialisme participatif se ramène fondamentalement à poursuivre dans la direction de ce qui a fonctionné au vingtième siècle. L’imposition progressive, je pense, a été un gros succès. Certains peuvent l’avoir oublié, mais l’essor de l’imposition progressive des hauts revenus ou du patrimoine hérité entre les années vingt et les années soixante-dix est allé de pair avec une très forte croissance de la productivité. En termes fiscaux également, il est plus facile de convaincre les classes moyennes et les pauvres que nous devons financer un système d’éducation public s’ils prennent conscience que les riches dépensent bien plus dans l’éducation qu’ils ne le font. L’idée de justice fiscale a été très importante dans la constitution des sociétés sociales-démocrates et de l’Etat-providence au cours du vingtième siècle. Nous devons en faire l’inventaire et aller plus loin dans le sens de la taxation progressive de la richesse et la classification de la richesse.

L’autre dimension a à voir avec les droits des travailleurs et avec le fait que les droits des propriétaires doivent être rééquilibrés par rapport aux droits des travailleurs, des consommateurs et des gouvernements locaux. A nouveau, les choses étaient plutôt bien équilibrées dans chaque pays au cours du vingtième siècle et cela a été une réussite. Les pays qui sont allés encore plus loin, comme l’Allemagne ou la Suède, qui ont de substantiels droits pour les travailleurs et une forte représentation de ces derniers aux conseils d’administration des entreprises ont été capables d’impliquer les travailleurs dans la stratégie de long terme de leurs entreprises.

Enfin, il y a la question de la justice éducative qui, comme je l’ai dit plus tôt, est une vraie source de prospérité économique et de réduction des inégalités à long terme. Au milieu du vingtième siècle, quand la question était de promouvoir l’enseignement primaire, puis secondaire, ce grand effort éducatif radicalement égalisateur a été un gros succès. Avec l’essor d’une plus grande éducation, nous devons davantage investir dans les universités publiques. Nous avons besoin d’un nouvel effort éducatif égalisateur.

ProMarket : Vous proposez d’imposer fortement, bien plus fortement, les riches. Dans une recension du livre, Paul Mason a écrit que vous essayez de "taxer le capitalisme hors de l’existence". Est-ce ce que vous cherchez à faire ?

Piketty : (rires) Non. J’ai simplement regardé ce qui a fonctionné au cours de l’Histoire. Les Etats-Unis avaient un taux d’imposition des plus hauts revenus autour de 80-81 % en moyenne entre 1930 et 1980 et cela n’a pas détruit le capitalisme. Cela l’a poussé dans une bonne direction. C’est ce qui nous a permis de tirer avantage d’une bonne partie de la propriété privée et de la concurrence des marchés, qu’il faut bien sûr maintenir, tout en limitant les conséquences négatives de la concentration excessive des revenus et de la richesse. Je veux poursuivre cette expérience de façon à aller plus loin.

L’idée qu’un individu puisse recevoir pour le reste de sa vie les pleins-pouvoirs pour prendre seul des décisions compliquées dans une très grande organisation au seul motif qu’il a fait sa fortune à l’âge de trente me paraît folle. Dans nos sociétés très éduquées, il y a de nombreuses personnes, de nombreux travailleurs, ingénieurs, qui peuvent contribuer et participer à la prise de décision dans notre société. Là où cela a été appliqué, ce fut une réussite. L’idéologie de l’hyper-concentration du pouvoir dans quelques mains n’est pas adaptée à notre époque.

ProMarket : Qu’est-ce que la crise du Covid-19 nous enseigne à propos de notre régime d’inégalités actuel ?

Piketty : La crise du Covid-19 illustre certainement la dégradation de la santé publique, des soins universels et plus généralement des services publics que nous avons observée ces dernières décennies, en particulier aux Etats-Unis, mais également en Europe et en définitive dans tous les pays riches. La situation est plus grave dans les pays pauvres, où le manque de système sanitaire public approprié et de programmes de soutien aux revenus peut avoir des conséquences très dommageables ces prochaines semaines et ces prochains mois.

L’illusion capitaliste-technologique suppose que le progrès social et économique suit mécaniquement le progrès technique et les forces de marché, mais ce n’est pas le cas. Historiquement, le progrès social et économique est allé de pair avec une réduction des inégalités et l’essor des sociétés plus égalitaires, en particulier dans le domaine de l’éducation et de la santé. Depuis les années quatre-vingt, beaucoup ont oublié ces leçons de l’Histoire et ont tenté une alternative, le récit hyper-capitaliste. Il est grand temps de faire machine arrière et d’utiliser cette opportunité pour contrer l’idéologie dominante et significativement réduire les inégalités. »

ProMarket, « Piketty on the Covid-19 crisis: “It is high time to use this opportunity to counter the dominant ideology and significantly reduce inequality” », entretien avec Thomas Piketty, 30 avril 2020. Traduit par Martin Anota



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