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mardi 24 mars 2020

Récession liée au coronavirus : il ne faut pas oublier l'offre !

« (…) Alors que seulement une fraction des nouveaux cas requiert une hospitalisation, les admissions quotidiennes peuvent dépasser les capacités hospitalières. C’est ce qui se passe aujourd’hui en Italie et en Espagne ; c’est ce qui s’est passé à Wuhan. (…) L’incapacité des hôpitaux à faire face se traduit par de tragiques conséquences. Incapables de fournir les soins dont les gens ont besoin pour survivre, les hôpitaux surchargés ne peuvent sauver des gens qu’ils auraient pu sauver si l’infection se propageait plus lentement. Réduire le taux d’infection est donc une question de vie ou de mort. (…)

Puisque nous ne disposons pas des outils du vingt-et-unième siècle pour contenir la contagion du COVID-19, on ne peut réduire les infections qu’en isolant les gens infectés des gens non infectés. Etant donné le manque de testing en Europe et aux Etats-Unis, la seule façon de séparer les malades des bien-portants est de séparer tout le monde. Et cela produit une récession. Bref, la récession est une mesure de santé publique. Cela lie les aspects médicaux et économiques de la crise, créant le problème des "deux courbes".

Le problème des deux courbes


Parce que le COVID-19 est une maladie très contagieuse, mais pas particulièrement mortelle, la maladie en soi aurait provoqué un ralentissement, mais probablement pas un fort ralentissement. L’essentiel de la récession à venir est provoqué par les mesures de santé publique adoptées par les autorités pour réduire le désastre humain dans les hôpitaux. Les gouvernements empêchent les travailleurs d’aller travailler (renforçant la récession du côté de l’offre) et les consommateurs de consommer (renforçant la récession du côté de la demande). La récession, en d’autres termes, est intentionnelle et inévitable. Ce qui n’est pas inévitable, ce sont les dommages à long terme que les politiques de confinement font à l’économie. Elles ont imposé un "arrêt brutal" à la production, à la consommation et à l’investissement et elles nuisent à l’économie de telle sorte qu’elle va augmenter la durée et la sévérité de la récession au-delà de ce qui est nécessaire pour des raisons purement médicales. Heureusement, les gouvernements réagissent de façon à protéger leur économie de ces dommages à long terme. (…)

Considérez les choses ainsi. Chaque week-end, la production de la plupart des biens et services s’écroule, si bien que la mesure du PIB du côté de la production chute. Cela n’inquiète personne, puisque le lundi matin, tous les emplois sont toujours là. Toutes les entreprises sont toujours en activité. Tous les réseaux et infrastructures dont nécessitent les économies modernes sont toujours en place. Les travailleurs reviennent, la production repart.

Dans le meilleur des scénarii, c’est ce à quoi ressemble la crise économique associée au coronavirus. La production chute puisque les travailleurs sont écartés du travail. Mais une fois que la crise médicale est passée, la production va reprendre, puisque tous les emplois, toutes les entreprises et tous les réseaux sont toujours là. Le but est de "garder la lumière allumée", comme j’ai déjà pu le dire.

Beaucoup de commentateurs parlent de « plans de sauvetage », mais on devrait plutôt parler de "plans de protection". Ils doivent protéger les emplois, les entreprises, les banques et les réseaux. En outre, ils doivent inspirer la confiance que l’économie retournera à la normale. Et ils doivent protéger les citoyens économiquement vulnérables. (…) "Eteindre une économie, ce n’est pas comme appuyer une économie. Cela s’apparente davantage à éteindre un réacteur nucléaire. Vous devez le faire lentement et soigneusement, sinon il risque d’entrer en fusion", comme le dit John Cochrane (2020). (…)

L’offre compte aussi ! Dépenses, production et prix


Le PIB est une mesure du revenu d’une nation et une mesure de sa production, et ce en même temps. Pour une question de logique et d’identités comptables, revenu et production doivent être égaux. Non sans heurts, les ajustements des prix et quantités vont les maintenir synchronisés. Le graphique 4 illustre cette idée avec un diagramme de flux circulaires très simplifié avec un côté réel. Le circuit intérieur (en jaune) montre le travail allant des ménages aux entreprises et les biens et services produits par les entreprises vers les ménages. Le circuit extérieur (en gris) montre le côté monétaire : il représente les flux de revenus et de dépenses.

GRAPHIQUE 4 S les dépenses circulaires augmentent et la production circulaire diminue, il peut y avoir de l’inflation

Richard_Baldwin__depenses_production_circulaire.png

L’épidémie de coronavirus et les politiques de confinement ont directement et massivement réduit le flux de travailleurs à la disposition des entreprises. En conséquence, il y a une réduction soudaine et massive de la production de biens et services. Tous les biens et services ne sont pas affectés de la même façon (et cela va faire une grande différence, comme on le verra ci-dessous), mais pour l’instant, simplifions pour clarifier le propos et notons que le montant de la production réelle chute.

Les gigantesques plans de relance adoptés par les gouvernements stimulent les dépenses ou, plus précisément, visent à contenir la baisse des dépenses. Les gigantesques politiques de confinement réduisent la production. A très court terme, les pays développés, ouverts, ont assez de mou et de stocks pour permettre à l’offre et à la demande de s’ajuster sans gros changements des prix. Mais que va-t-il se passer dans un ou deux mois ? Quand les stocks s’épuiseront, le système des prix va ajuster l'offre déprimée et la demande stimulée comme il le fait habituellement : les prix vont augmenter.

Je ne dis pas que la solution n’est pas de stimuler ; nous devons "garder les lumières allumées". Nous devons protéger les entreprises, les emplois et le système financier. Mais nous ne devons pas oublier l’offre cette fois, même si habituellement nous pouvons le faire. En temps normal, l’offre s'occupe d’elle-même. Ou, plus précisément, il y a une armée d’entrepreneurs et d’entreprises prêts à s’en occuper en échange d’un profit. Normalement, les entreprises désirent accroître leurs profits et sont capables d’honorer toute demande. Lors des récessions normales, le gros problème est une insuffisance de la demande globale. Cette fois, les choses sont différentes, parce que les politiques adoptées par le gouvernement (les politiques de confinement) provoquent la récession en affectant l’offre.

Quel message en tirer ? Réduire la production avec des politiques de confinement, tout en stimulant les dépenses via des plans de relance, est susceptible d’être inflationniste. Ce n’est pas totalement mauvais en ces temps déflationnistes, mais cela pourrait dégénérer comme lors des années soixante-dix.

L’offre relative importe aussi !


Les directives visant à généraliser le télétravail ont un impact biaisé sur la production de biens et de services. Plusieurs tâches de services peuvent être faites à distance, mais l’essentiel de la production de biens requiert une proximité sociale, pas une distanciation sociale. Si les confinements s’appliquaient à l’ensemble des emplois (et je vais affirmer ci-dessous que ce serait une mauvaise idée), il y aurait un déplacement de l’offre de biens relativement aux services. Cela risque probablement de se traduire par une hausse des prix relatifs des biens. Donc, la hausse des prix suggérée par le graphique 5 peut être particulièrement marquée quand elle concerne les biens.

GRAPHIQUE 5 Les déplacements de l’offre relative

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Cette analyse est trop simplifiée, bien sûr. Nous devons distinguer les biens durables des biens non durables ou encore les services en personne des services numériques, par exemple, mais le point fondamental demeure : les politiques de confinement vont changer les prix relatifs puisqu’elles modifient les offres relatives. Cela est illustré par le graphique 5, qui est une version du diagramme d’offre et de demandes relatives classique de Krugman-Obstfeld. Les politiques de confinement qui empêchent les gens de participer à la production vont se traduire par un déplacement sur la gauche de la courbe d’offre de biens relativement aux services. Si la demande relative de biens se maintient, voire augmente, il en résultera une hausse des prix relatifs des biens.

Dans la mesure où les gens ont besoin de certains biens pour survivre et où les hausses de prix ne sont pas populaires, les gouvernements peuvent chercher à relâcher politique de confinement. Les travailleurs de production peuvent en être exemptés, à condition qu’ils puissent recevoir un équipement pour réduire leur exposition au COVID-19.

Concilier la production d’un minimum de biens essentiels avec la justice


Le dernier point concernant l’offre est bien connu par les étudiants en économie de guerre. Une combinaison d’économie fondamentale et d’économie politique mène souvent à des pénuries, au contrôle des prix et à une production nationalisée (ou subventionnée).

Le graphique 6 aide à organiser la réflexion sur ce sujet. Ici, la courbe d’offre relative diffère de celle du graphique 5. L’offre relative est celle des biens essentiels relativement à celle des autres. Comme je l’ai dit, le maintien des travailleurs en dehors du travail déprime la production, en particulier la production de biens physiques puisqu’une telle production requiert la présence physique de travailleurs dans les usines et leur fourniture nécessite un bon approvisionnement en biens intermédiaires.

GRAPHIQUE 6 Le dilemme des biens essentiels : des prix plus élevés ou une moindre disponibilité

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La réduction subséquente de l’offre relative de biens essentiels est représentée sur le graphique par le déplacement de la courbe d’offre relative vers la droite (passage de la courbe en noir à la courbe en bleu). Les citoyens qui sont effrayés, du moins inquiets, sont susceptibles d’augmenter leur demande relative pour les biens essentiels, ce qui entraîne alors une hausse de la demande relative (la courbe de la demande se déplace sur la droite). Le marché pour les biens essentiels s’équilibre maintenant à un prix élevé et une moindre disponibilité. Mais ce n’est pas la fin de l’histoire.

Les prix élevés pour les biens essentiels vont être perçus par les citoyens comme injustes, peut-être même inacceptables. L’Histoire a régulièrement montré que cette combinaison peut générer des forces politiques qui se traduisent par des contrôles des prix (pour contenir la hausse des prix) et des rationnements (pour allouer les biens rares).

Est-ce ce que nous allons voir ces prochains mois ? Ce n’est pas improbable, en particulier dans les pays où l’électorat est focalisé sur le social. Le rationnement, bien sûr, n’est pas la seule possibilité. Il y a plusieurs autres options. En fait, c’est fondamentalement une ouverture pour les enseignants d’économie en licence pour aborder la question de l’analyse des prix-plafonds, des quotas de production, des détails de divers schémas de rationnement, des coupons, du soutien au revenu, etc. (...) »

Richard Baldwin, « The supply side matters: Guns versus butter, COVID-style », in VoxEU.org, 22 mars 2020. Traduit par Martin Anota

mardi 10 mars 2020

L'économie au temps du coronavirus

« Le COVID-19 propage des souffrances humaines à travers le monde ; c’est ce sur quoi nous devrions tous nous focaliser. Mais nous, nous ne sommes pas des docteurs. Nous sommes des économistes. Et le coronavirus propage des souffrances économiques à travers le monde. Le virus pourrait en fait être aussi contagieux économiquement qu'il ne l'est médicalement. (…)

Il y a juste six semaines, l’économie mondiale semblait bien sur la voie qu’une bonne reprise ; les tensions commerciales et politiques étaient perçues comme "pas si terribles que cela", les prévisions de croissance étaient optimistes et les marchés financiers étaient euphoriques. Aujourd’hui, les paris sont ouverts. Comme le coronavirus se diffuse à travers le monde, il est désormais clair qu’il a le potentiel de faire dérailler l’économie mondiale.

La taille et la persistance de l’impact économique sont inconnues. A l’image d’une personne saine qui attrape la grille saisonnière, souffre d’un mal désagréable, mais temporaire, et est rapidement sur pied, la crise peut être brève et brutale. Un tel profil "en forme de V" semblait probable quand le coronavirus constituait essentiellement un problème chinois et que la Chine s’y attaquait énergiquement. Les temps ont changé.

Même si une crise brève et brutale est toujours possible, elle semble moins susceptible de constituer le scénario le plus probable. La maladie se diffuse rapidement dans des douzaines de pays. Trois chapitres dans le livre chiffrent cela et nous résumons ces évaluations ci-dessous, mais la conclusion est que, malgré le fait qu’il y ait trop d’incertitude pour que nous soyons certains sur les événements, il est clair que ce choc économique peut provoquer une douleur tenace et peut-être laisser de profondes cicatrices, bien plus profondes que les autres pandémies d’après-guerre (…).

Quelle sera la nature des chocs ?


En ce qui concerne les chocs économiques, il est important de distinguer trois sources ; deux d’entre elles sont tangibles. La première source tient aux chocs purement médicaux : des travailleurs alités ne contribuent pas au PIB. La deuxième source tient à l’impact économique des mesures de confinement publiques et privées, des choses comme les fermetures d’usines et d’écoles, les restrictions aux déplacements et les quarantaines. La troisième source est littéralement "dans toutes les têtes".

Les chocs liés aux croyances

Le comportement humain dépend des croyances et ces dernières sont sujettes aux biais cognitifs habituels (…). Le cerveau humain évolue dans un monde de "distances à pieds", où les incréments futurs peuvent raisonnablement être prédits par les incréments passés. Utiliser les incréments pour prédire les incréments revient à faire de l’approximation linéaire. Il est naturel, par exemple, de chercher à prévoir le nombre futur de cas de COVID-19 en se basant sur le nombre de nouveaux cas qui sont apparus dans le passé immédiat. Cela peut nous emmener à de graves erreurs. Sur le graphique, une prédiction linéaire faite durant les premiers jours d’une courbe épidémiologique sous-estimerait radicalement la diffusion de la maladie. Une projection linéaire faite plus tard peut au contraire radicalement surestimer la sévérité de celle-ci. Il est facile de penser que la panique peut survenir quand les analystes dans les médias passent de la sous-estimation à la surestimation. Comme Michael Leavitt, l’ancien chef du Département de la santé et des services sociaux aux Etats-Unis a pu le dire : "Tout ce que nous faisons avant une pandémie va sembler alarmiste. Tout ce que nous faisons après va sembler inadéquat".

Richard_Baldwin__sous-estimation_surestimation_epidemie_coronavirus.png

Les éléments psychologiques ou basés sur les croyances des chocs sont aussi fondés, en partie, sur les croyances et les actions des autres. Quand les croyances sont basées sur les croyances des autres, des équilibres multiples sont possibles. Il peut y avoir un bon équilibre et un mauvais équilibre. Et une "dynamique non linéaire" dans la transition. Si tout le monde croit que les autorités prennent les bonnes décisions, les gens ne vont pas se ruer sur les gels hydroalcooliques puisqu’ils croient que personne ne le fera. Mais une ruée folle est possible si beaucoup pensent que les autres vont faire des stocks. Si la croyance passe du bon équilibre au mauvais équilibre, en raison, par exemple, d’une perte de confiance vis-à-vis du gouvernement en ce qui concerne sa capacité à contenir la contagion, le résultat peut être chaotique. Ou, pour le dire plus directement, les croyances qui dépendent des croyances des autres peuvent produire des comportements grégaires et une panique, comme cela peut être le cas avec les ruées bancaires ou les achats de papier toilette réalisés dans la panique.

Les chocs d’offre sont plus tangibles.

Les chocs d’offre

L’impact direct sur l’offre que peuvent avoir les réactions humaines au virus est évident et abondant. Les autorités publiques et les firmes dans plusieurs pays ont fermé les sites de production et les écoles. Cela a notamment été rapidement le cas du Japon. Après des rapports sporadiques sur les infections au COVID-19, plusieurs grandes firmes japonaises ont ordonné à leurs salariés de travailler à la maison fin février. Cette pratique se généralise rapidement. La Ford Motor Company a annulé tout voyage le 2 mars après que deux de ses salariés aient été testés positifs et plusieurs firmes l’ont imitée.

D’un point de vue économique, ces fermetures et interdictions de voyager peuvent réduire directement la productivité d’une façon semblable à celle d’une chute de l’emploi.

La taille de la contraction subséquente de la production peut être atténuée aujourd’hui grâce aux technologies numériques et aux logiciels et bases de données basés sur les clouds. Ceux-ci n’existaient pas lorsque, par exemple, l’épidémie du SRAS avait frappé il y a deux décennies. Mais le travail à distance n’est pas une panacée. Même aujourd’hui, toutes les tâches ne peuvent pas être réalisées à distance. La présence humaine sur le site de production est nécessaire, notamment pour manipuler les biens. L’un des fabricants japonais de produits de santé, Unicharm, a décidé de faire travailleurs tous ses salariés à distance, sauf les travailleurs dans les usines de production, afin qu’ils puissent honorer la demande croissante pour les masques médicaux.

D’autres mesures de santé publique visant à ralentir la contagion, comme les fermetures d’écoles, réduisent indirectement et temporairement l’emploi, comme les travailleurs doivent rester à la maison s’occuper de leurs enfants. Le Japon a fermé toutes ses écoles pour un mois le 27 février 2020 ; l’Italie a suivi le 4 mars 2020 (…).

Le fait que des personnes ne puissent pas aller travailler pour s’occuper de proches malades entraîne une autre réduction temporaire de l’emploi. Le même type de choc survient du fait de la généralisation de la mise en quarantaine des familles des personnes infectées et de ceux avec lesquels elles sont entrées en contact. La sévérité de ces chocs est amplifiée quand ils concernent des travailleurs en bonne santé. Par exemple, un hôpital dans la préfecture japonaise présentant le plus grand nombre de patients atteints par le COVID-19 a été forcé d’arrêter d’accepter des patients en raison de l’absence d’infirmières (qui restaient à la maison pour s’occuper de leurs enfants). (…)

L’incertitude autour de la propagation du choc sanitaire

Le COVID-19 n’est pas le premier choc d’offre que l’économie mondiale a connu. Les « chocs pétroliers » des années soixante-dix sont les plus célèbres, mais des exemples très clairs et bien étudiés sont survenus en 2011, avec l’inondation des usines en Thaïlande et le séisme au Japon. Tous ces chocs ont été très différents.

Un aspect singulier du choc d’offre associé au coronavirus concerne son schéma de propagation. Dans le cas des précédents chocs d’offre (comme les inondations de 2011 en Thaïlande), l’impact sur les usines a été presque complètement saisi dans les jours suivants, si ce n’est les heures suivantes ; il dépendait de l’altitude des usines. De même, le choc d’offre qui survint dans le sillage du tremblement de terre au Japon en 2011 était simple à dimensionner. La distance relativement à l’épicentre était un déterminant assez fiable des dommages touchant les usines.

A l’inverse, la diffusion du nouveau virus n’est pas nécessairement dictée par la distance géographique relativement à Wuhan en Chine, comme le montre la propagation de l’épidémie en Italie. Les trajets des avions et bateaux semblent influencer la dissémination du virus dans la phase initiale.

La propagation des chocs d’offre dans le cas du coronavirus semble mieux représentée par des réseaux enchevêtrés, plutôt que par des cercles concentriques.

En outre, puisqu’il implique des personnes et que le comportement humain est difficile à prédire, l’incertitude à propos de l’ampleur et de la localisation des chocs est forte et est susceptible de persister ainsi pendant plusieurs jours, si ce n’est des semaines.

Enfin, la durée du choc d’offre dépend de la létalité du virus et est donc fortement incertaine pour des raisons tenant à la nature du virus et aux réactions des autorités en matière de santé publique. Dans les scénarii les plus extrêmes considérés par certains prévisionnistes économiques (extrêmes dans le sens où ils impliquent des taux de mortalité en-dehors des gammes vues au cours du dernier demi-siècle), le choc peut réduire bien plus directement et bien plus durablement l’emploi en réduisant l’offre de travail, en raison des décès ; les probabilités de tels scénarii impliquent des jugements médicaux que nous ne sommes pas assez qualifiés pour faire.

Les chocs sur les chaînes d’approvisionnement

Début mars, l’épidémie du coronavirus était très centrée sur la Chine, 90 % des cas déclarés concernant ses résidents. Les deux pays les plus touchés après sont le Japon et la Corée du Sud. Ces pays sont centraux pour les chaînes d’approvisionnement mondiales pour de nombreux biens manufacturés. Le chapitre réalisé par Baldwin et Tomiura, qui se focalise sur les répercussions sur le commerce international, fournit davantage de détails, mais le point fondamental est illustré dans le graphique suivant.

GRAPHIQUE Trois hubs interconnectés des chaînes d'approvisionnement mondiales pour les biens des technologies d'information et de communication

Richard_Baldwin__trois_hubs_interconnectes_chaines_d__approvisionnement_mondiales.png

Sur le graphique, la taille de la bulle reflète la taille du pays (la valeur de son commerce extérieur) et l’épaisseur des lignes de connexion montre l’importance relative des flux bilatéraux (les faibles flux n’ont pas été marqués). Le graphique montre les liens en termes de chaînes de valeur internationales intervenant dans la réalisation des biens des technologies d’information et de communication.

Trois choses ressortent. Premièrement, la Chine est vraiment l’usine du monde, dans la mesure où elle est centrale à l’ensemble du réseau mondial. Donc une perturbation de l’industrie chinoise crée des chocs d’offre secondaires dans les secteurs manufacturiers dans presque toutes les nations. Deuxièmement, il y a une forte dimension régionale dans les chaînes d’approvisionnement, donc le fait que la Chine, la Corée du Sud et le Japon soient parmi les cinq plus touchés signifie que le choc d’approvisionnement sera très puissamment ressenti en Chine. Troisièmement, l’Allemagne est le principal nœud des chaînes d’approvisionnement en Europe. Il s’agit aussi du septième pays le plus touché au monde (du moins le 5 mars 2020). Ajoutez à cela le choc médical touchant l’Italie, la France et la Belgique (…) et il apparaît manifestement que la contagion économique via les chaînes d’approvisionnement risque très probablement d’être une source majeure de contagion économique en Europe. Des schémas similaires s’observent également en Amérique du Nord. (…)

Les chocs de demande

En ce qui concerne le choc immédiat sur la demande agrégée provoquée par le COVID-19, il est utile de distinguer deux aspects : concret et psychologique. Concret dans la mesure où certains consommateurs sont ou seront empêchés d’aller faire les magasins, si bien que leur demande disparaît du marché. De même, certains services à domicile sont suspendus, si bien que les biens et consommateurs viennent ensemble moins fréquemment. Psychologique dans la mesure où, comme ce fut le cas dans le sillage de la crise mondiale, les consommateurs et les entreprises tendent à embrasser une attitude attentiste lorsqu’ils font face à une massive incertitude knightienne (l’inconnu inconnu) comme celle que le COVID-19 présente maintenant au monde.

Au cours des crises passées (comme lors du Grand Effondrement des échanges de 2008-2009), les personnes et les entreprises différèrent leurs achats et retardèrent leurs investissements. Cet effet est particulièrement pernicieux puisque les médias internationaux et les communications interpersonnelles peuvent non intentionnellement synchroniser ces croyances. En d’autres termes, le choc d’attentisme est contagieux via internet. Le choc de demande n’a pas besoin de transiter via les connections commerciales et financières bilatérales traditionnelles. Cela fut abondamment démontré durant la Grande Crise de 2008-2009. Les personnes et les entreprises autour du monde ont été les témoins médusés de la crise financière qui se déroulait aux Etats-Unis. Alors même qu’une poignée de pays était directement impliquée dans le chaos subprime, le choc psychologique les amena à différer leurs achats et investissements. Cela transforma ce qui avait débuté comme un choc financier touchant le seul Nord de l’Atlantique en un choc de demande mondial massif et synchronisé. Les volumes du commerce s’effondrèrent au même instant dans toutes les nations et pour presque tous les produits à un rythme qui n’avait jamais été observé jusqu’alors. Il est impossible de savoir si l’histoire se répétera ainsi en réaction au choc du COVID-19, mais c’est une possibilité.

Chacun de ces chocs de demande de premier tour est susceptibles d’être amplifié via les effets de multiplicateur keynésien. Pour de nombreuses personnes et firmes à travers le monde, ne pas aller travailler se traduit par une perte de salaire, ce qui comprime davantage leur demande.

La durée des chocs

Sur la durée des chocs, nous pouvons trouver des indices en considérant les chocs passés. Les répercussions négatives du coronavirus sur la demande domestique pour les services non échangeables vont s’aggraver s’il faut du temps pour contenir l’infection. Les précédents chocs épidémiques furent brefs et brutaux. Aujourd’hui, la durée est moins claire. La Chine exporte énormément de biens industriels, donc la durée de l’interruption peut dépendre de la capacité des entreprises à trouver des substituts pour les biens chinois et de la vitesse de contrôle de l’épidémie en Chine. Dans le pire cas où la chute de la demande et la perturbation de l’offre s’aggravent mutuellement, on peut même s’attendre à une situation assez analogue à celle des chocs pétroliers des années soixante-dix, quand presque tous les pays développés se retrouvèrent dans une stagflation persistante.

Les réactions des gouvernements créent des perturbations plus nombreuses et plus durables que le virus. C’est une leçon de l’histoire : l’essentiel des problèmes des chocs pétroliers des années soixante-dix provint de l’inflation générée par des réponses inappropriées de la politique macroéconomique, pas simplement de la pénurie de pétrole. Au cours d’un épisode plus récent, la hausse des droits de douane décidée par l’administration Trump s’est traduite par une baisse des importations de biens chinois, mais les importations américaines se sont reportées vers d’autres pays, comme le Mexique et le Vietnam (…).

Quelle sera l'ampleur des chocs ?


Le COVID-19 a tout d’abord été considéré comme un choc chinois, puis comme un choc régional pour l’Asie. Il est maintenant clair que le virus voyage et que nous faisons face à un choc commun et mondial. La dernière que l’économie mondiale a souffert d’un choc mondial, ce fut dans le sillage de l’effondrement de Lehman Brothers en septembre 2008. A la fin de l’année 2008, la crise nord-atlantique du crédit subprime avait fini par devenir une crise mondiale, une crise dans plusieurs pays du G7 avec de larges secteurs bancaires et une crise commerciale pour la centaine de pays sans beaucoup d’activité bancaire, mais avec une dépendance vis-à-vis des exportations.

Baldwin et Tomiora affirment dans leur chapitre que les preuves empiriques de la crise mondiale de 2008-2009 fournissent une estimation haute de la gamme d’événements aujourd’hui. Cette crise avait produit ce que l’on a appelé le Grand Effondrement du Commerce (Great Trade Collapse). Ce fut, et ça l’est encore, la chute la plus brutale du commerce mondial que l’on ait enregistrée au cours de l’Histoire et la plus profonde chute depuis la Grande Dépression. La chute a été soudaine, sévère et synchronisée. En outre, elle n’a pas vraiment été courte dans la mesure où la croissance du commerce mondiale est restée en territoire négatif pendant plus d’un an.

GRAPHIQUE Croissance du volume d'importations mondiales du troisième trimestre 1965 au troisième trimestre 2019 (en glissement trimestriel, en %)

Richard_Baldwin__croissance_du_volume_d__importations_mondiales_recessions.png

Laurence Boone estime qu’un scénario de base, dans lequel l’épidémie est contenue à la Chine et à quelques autres pays, peut impliquer un ralentissement de la croissance mondiale d’environ 0,5 point de pourcentage en 2020. Dans le scénario pessimiste, où la contagion touche l’ensemble de l’hémisphère nord la croissance du PIB mondial en 2020 en serait réduite de 1,5 point de pourcentage. L’essentiel de l’impact est attribué à une plus faible demande, mais dans ce scénario, la contribution négative de l’incertitude est aussi significative.

Mann discute de la possibilité que la crise soit susceptible d’être en forme de U plutôt qu’en forme de V, comme on a pu l’observer dans des cas similaires d’épidémies et d’autres chocs d’offre récentes. Selon elles, les liens discutés affecteront différemment les pays. Certains secteurs et certains pays pourront peut-être connaître une crise en V, courte et brutale, mais avec une reprise rapide vers l’ancienne trajectoire de croissance, mais la récession pourrait être plus persistante pour d’autres secteurs et d’autres pays. Cela suggère qu’au niveau agrégé, du moins pour l’activité manufacturière, cela ressemble davantage à une crise en forme de U dans les données mondiales. Pour les services, le choc sera suivit par une reprise bien plus lente, si bien que la crise aurait davantage l’apparence d’un L. L’activité chuterait pour un long moment et, même si elle finirait par redécoller, il n’y aurait pas de rattrapage. Les gens qui se privent d’aller au restaurant, au cinéma et en vacances au soleil sont peu susceptibles d’aller deux fois plus souvent au restaurant, au cinéma et en vacances au soleil pour rattraper ce qu’ils ont raté. Le choc touchant le tourisme, les services de transport et les activités domestiques ne sont généralement pas suivis par un rebond. Mann prédit que les services domestiques seront les principales victimes de l’épidémie virale.

McKibbin et Fernando ont estimé l’impact de différents degrés de sévérité d’un choc purement chinois et d’un choc mondial. Dans leur scénario le plus pessimiste (avec un taux d’infection très élevé), leur impact sur la croissance en 2020 serait quatre fois plus ample que celui observé dans le cas pessimiste de Boone. Dans ce scénario, le Japon est le pays qui serait le plus durement touché, avec une perte de 10 % en termes de PIB suivie par l’Allemagne et les Etats-Unis avec des pertes d’environ 8 % chacun. (…) »

Richard Baldwin & Beatrice Weder di Mauro, « Introduction », in CEPR, Economics in the time of COVID-19, mars 2020. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

Que se passe-t-il lors des récessions mondiales ?

Quel serait l’impact d’un ralentissement de la croissance chinoise sur le reste du monde ?

samedi 18 mars 2017

L’anachronique stratégie commerciale de Trump



« (…) Dans ses discours et ses tweets, Trump s’en est pris agressivement à la mondialisation. Il a choisi Robert Lighthizer, très connu pour ses positions protectionnistes, comme Représentant du Commerce. Et les deux autres membres de son triumvirat en matière de commerce (Wilbur Ross, secrétaire du Commerce, et Peter Navarro, le conseiller en commerce de la Maison Blanche, ne sont pas moins protectionnistes que Lighthizer.

Beaucoup parmi les classes populaires et moyennes aux Etats-Unis croient que les accords de libre-échange expliquent pourquoi leurs revenus ont stagné au cours des deux dernières décennies. Donc, Trump cherche à leur fournir une "protection" en choisissant des protectionnistes.

Mais Trump et ses collaborateurs ont mal diagnostiqué le problème. Même si la mondialisation a pu jouer un rôle déterminant dans le déclin de la classe moyenne, c’est également le cas de l’automatisation. Lighthizer et Ross ont essentiellement travaillé dans des secteurs du vingtième siècle tels que la production métallurgique, ce qui les a convaincus de poursuivre des solutions héritées du vingtième siècle pour les problèmes que les Etats-Unis rencontrent au vingt-et-unième siècle.

Malheureusement, le protectionnisme du vingtième siècle ne va pas stimuler la compétitivité des secteurs américains, même s’il contribue à sauver des milliers d’emplois dans des secteurs très médiatisés. En outre, l’abandon des accords commerciaux et le relèvement des tarifs douaniers ne vont pas créer de nouveaux emplois bien payés dans les usines. Pire, les tarifs douaniers risquent de seulement infliger davantage de mal aux travailleurs.

Trump et son équipe ne comprennent pas quelque chose d’important : la mondialisation à l’œuvre au vingt-et-unième siècle est tirée par le savoir et non par le commerce. Une puissante baisse des coûts de communication a permis aux entreprises américaines de délocaliser leur production dans les pays à faibles salaires. Entretemps, pour synchroniser leurs processus de production, les firmes ont aussi délocalisé beaucoup de leur savoir-faire en matière de techniques, de marketing et de gestion. C’est cette "délocalisation du savoir" qui a changé la donne pour les travailleurs américains.

En 2017, les travailleurs américains ne sont pas en concurrence avec la main-d’œuvre étrangère à faible salaire, le capital et la technique de la même façon qu’ils ont pu l’être au cours des années 1970. Ils sont en concurrence avec une combinaison de main-d’œuvre étrangère à faibles salaires et de savoir-faire américain. Nous pouvons conceptualiser cela en considérant les produits américains comme n’étant pas faits aux Etats-Unis, mais dans l’Usine Amérique du Nord. Les biens produits dans l’Usine Amérique du Nord sont en concurrence avec les biens produits dans l’Usine Asie, l’Usine Europe, et ainsi de suite.

Cela signifie que si l’administration Trump impose des tarifs douaniers, cela va transformer les Etats-Unis en une île à hauts coûts pour les intrants industriels. Les entreprises peuvent être poussées à ramener une partie de leur production aux Etats-Unis, si celle-ci vise effectivement les consommateurs américains. Mais elles vont également être encouragées à délocaliser la production qui est destinée aux marchés à l’export, de façon à ce qu’elles puissent concurrencer les producteurs japonais, allemands et chinois en-dehors des Etats-Unis.

Augmenter les tarifs douaniers sur les importations, sans toucher aux flux d’idées et de propriété intellectuelle, c’est comme essayer d’empêcher l’eau de couler de ses mains en serrant les poings. Une approche plus rationnelle consisterait à accepter les réalités du vingt-et-unième siècle. La révolution de l’information a changé le monde d’une telle façon que les tarifs douaniers ne peuvent inverser les choses. Avec des travailleurs américains déjà en concurrence avec les robots dans l’économie domestique et avec les travailleurs à faibles salaires à l’étranger, une perturbation des importations va juste créer davantage d’emplois pour les robots.

Trump doit protéger les travailleurs individuels, par les emplois individuels. Les processus associés à la mondialisation du vingt-et-unième siècle sont trop soudains, imprévisibles et incontrôlables pour que l’on s’appuie sur des mesures statiques comme les tarifs douaniers. Les Etats-Unis ont plutôt besoin de restaurer leur contrat social afin que les travailleurs puissent tirer davantage bénéfice des gains générés par l’ouverture commerciale et par l’automatisation. La mondialisation et le progrès technique ne sont pas des processus indolores, donc il faudra toujours mettre en place des programmes de requalification, de formation tout au long de la vie, des programmes de mobilité et de soutien au revenu, et des transferts de revenu régionaux.

En poursuivant de telles politiques, l’administration Trump aura plus de chances de réussir à redonner à l’Amérique sa "grandeur" pour les classes moyennes et populaires. La mondialisation a toujours créé plus d’opportunités pour les travailleurs les plus compétitifs et plus d’insécurité pour les autres. C’est pourquoi un fort contrat social avait été établi durant la période de libéralisation d’après-guerre en Occident. Durant les années 1960 et 1970, les institutions telles que les syndicats se sont développées et les gouvernements pris de nouvelles mesures pour faciliter l’accès à l’éducation, développer la sécurité sociale et introduire une imposition progressive. Tout cela a contribué à ce que les membres des classes moyennes puissent se saisir des nouvelles opportunités lorsque celles-ci sont apparues.

Au cours des deux dernières décennies, la situation a énormément changé : la mondialisation s’est poursuivie, mais le contrat social s’est déchiré. La première priorité de Trump devrait être de le refondre ; mais ses conseillers en commerce ne le comprennent pas. Malheureusement, ils semblent vouloir se contenter de tarifs douaniers, or ceux-ci vont perturber les chaînes de valeur mondiales, peut-être entraîner des guerres commerciales et surtout accélérer la délocalisation de l’industrie américaine à l’étranger. »

Richard Baldwin, « Trump’s anachronistic trade strategy », 9 février 2017. Traduit par Martin Anota

mercredi 4 janvier 2017

Richard Baldwin et l’émancipation des contraintes spatiales



« Le nouveau livre de Richard Baldwin, The Great Convergence, est une contribution aux études sur la mondialisation, à l’économie du développement et à la littérature sur le commerce international. (…)

Il y a divers aspects du livre de Baldwin qu’il est utile de souligner. Le premier d’entre eux est sa manière, nouvelle et convaincante, de définir les trois ères historiques de la mondialisation comme ayant été successivement rendues possibles par la réduction du coût de transport (i) des biens, (ii) de l’information et (iii) des gens. Selon Baldwin, les choses se sont passées ainsi. Quand le transport de biens était périlleux et cher, la production et la consommation coïncidaient géographiquement : les communautés consommaient ce qu’elles produisaient. (…) Dans les sociétés les plus développée de l’ère pré-moderne, notamment Rome, le commerce était limité aux biens de luxe et à la viande. Mais Rome constituait une exception : dans la plupart des sociétés pré-modernes, le commerce était minimal.

Vint ensuite la Révolution industrielle qui (…) réduisit fortement le coût de transport des biens. Elle permit de transporter les biens à des destinations lointaines et nous donna la première mondialisation ou la "première dissociation" (first unbundling) comme l’appelle Baldwin : les biens étaient désormais produits "ici" et consommés "ailleurs". Cela nous donna également d’autres choses que les économistes considèrent comme allant de soi : un développement à travers lequel une nation produit des biens dans toutes leurs étapes, un commerce international à travers lequel une nation A exporte un bien à une nation B, une (théorie de la) croissance économique qui voit les nations passer d’une production d’aliments à une production de biens manufacturés. Bien que Baldwin ne le dise pas, pratiquement tous les outils de l’économie moderne restent influencés par la manière par laquelle la première dissociation s’est déroulée.

La seconde dissociation (et la seconde mondialisation) apparurent quand le contrôle et la coordination de la production était faite "ici" mais la production effective de biens réalisée "là-bas". Notons la différence : premièrement vous séparez la production de la consommation, puis vous séparez les différentes tâches de production elles-mêmes. La dissociation de la production a été rendu possible par la révolution informatique qui permit aux entreprises de concevoir et de contrôler des processus depuis le centre tout en délocalisant la production à des centaines d’unités dispersées autour du monde, notamment en la sous-traitant . Ce sont les fameuses "chaînes de valeur mondiales". La réduction du coût de transport de l’information (c’est-à-dire la capacité à coordonner et contrôler sans tenir compte de la distance) est à la seconde dissociation ce que la réduction du coût du transport était à la première.

Il est utile de souligner deux trois choses concernant la seconde dissociation. Premièrement, une grande importance des institutions. Quand la mondialisation consistait
seulement en l’exportation de biens, les institutions dans le pays vers lequel les biens étaient exportés n’étaient pas très importantes : que les institutions « là-bas » étaient bonnes ou mauvaises, les exportateurs gagnaient (à peu près) la même chose. Ce n’est plus le cas aujourd’hui avec la seconde dissociation. Quand la production est délocalisée, la qualité des institutions, des infrastructures et des politiques dans le pays hôte importe énormément pour le centre. Si les conceptions de produits sont imitées, les productions volées, la circulation des gens entre le centre et le pays étranger difficile, alors la structure de production entière de l’entreprise s’écroule. Pour le centre, la qualité des institutions dans le pays étranger devient presque aussi importante que la qualité des institutions locales.

Deuxièmement, le progrès technique dans les pays étrangers prend maintenant une teinte entièrement différente de celle du passé. Alors que les pays en développement essayaient par le passé de pousser les investisseurs étrangers à partager leurs savoirs, désormais le centre (la société-mère) a toutes les raisons de s’assurer que la meilleure technologie soit utilisée parce que le lieu étranger fait partie intégrante de la chaîne de production du centre. C’est un énorme changement : alors que par le passé les pays en développement suppliaient les entreprises des pays riches de transférer leurs technologies, désormais les propriétaires de ces technologies sont eux-mêmes favorables aux transferts technologiques.

La grande convergence dont le livre tire son titre fait référence à la croissance remarquablement rapide de l’Asie. Elle a été rendue possible par une amélioration des institutions et par l’intensification des transferts de savoir-faire technologique. Et ces deux dynamiques ont elles-mêmes été directement reliées à la second dissociation. Pour le dire simplement : l’Asie a connu une forte croissance grâce à la mondialisation.

L’histoire de Baldwin est ici clairement liée à l’économie du développement. L’idée traditionnelle du développement était que celui-ci se faisait "par étapes" : en s’inspirant de la façon par laquelle l’Angleterre, puis les Etats-Unis et le Japon se développèrent, elle considérait que les pays devaient commencer par procéder à une substitution aux importations et instaurer d’importants droits de douane, puis développer leurs exportations de simples biens manufacturés avant de se tourner graduellement vers des produits de plus en plus sophistiqués. C’était l’idée qui sous-tendait la plupart des politiques de développement qui furent menées entre les années cinquante et quatre-vingt. La Corée du Sud, le Brésil et la Turquie en furent les meilleurs exemples. Mais dans les années quatre-vingt-dix, avec la seconde mondialisation, les choses changèrent. Ce qui devint crucial pour la réussite ne consista plus à se développer via sa propre politique économique et en passant par diverses étapes, mais à faire partie des chaînes de valeur mondiales organisées par le centre (le "Nord").

Le raisonnement de Baldwin change la manière par laquelle nous interprétons les succès asiatiques d’aujourd’hui : la Chine, l’Inde, l’Indonésie, la Thaïlande ne répètent pas l’expérience de la Corée du Sud, mais elles sont les précurseurs d’un nouveau mode de développement qui, en intégrant leur économie au « Nord », permet à celle-ci de franchir plusieurs étapes technologiques et institutionnelles. Pour connaître de la croissance économique, il devient crucial de faire partie des chaînes de valeur mondiales. Les pays qui ont le mieux réussi lors de la seconde mondialisation sont ceux qui, grâce à leurs institutions, à leurs compétences, à leur coût de leur travail et à leur proximité géographique par rapport au "Nord", sont parvenus à faire partie intégrante de l’économie du "Nord". L’interprétation de Baldwin inverse (correctement, selon moi) le vieux paradigme de la dépendance qui affirmait que "se découpler" était la seule façon de se développer. Au contraire, c’est en "se reliant" que l’Asie est passée en un laps de temps incroyablement court de la pauvreté absolue au statut de revenu intermédiaire.

Quelle sera la troisième mondialisation ? L’ultime dissociation (du moins de notre point de vue actuel) proviendra de la capacité du travail à se déplacer sans entraves. Cela sera possible lorsque les coûts de déplacement du travail deviendront faibles. Pour plusieurs opérations qui requièrent la présence physique d’une personne, le coût qu’il faut supporter pour déplacer temporairement cette personne reste élevé. Mais s’il n’est plus nécessaire que le travailleur soit physiquement présent dans un lieu éloigné, comme nous le voyons déjà avec les docteurs réalisant les opérations à distance, alors le travail peut se mondialiser également. La troisième dissociation, celle du travail (en tant qu’intrant dans le processus de production) par rapport à son lieu physique, nous amène à penser très différemment la migration et les marchés du travail: si les tâches qui requièrent pour l’instant la présence physique d’un travailleur peuvent désormais être réalisées à distance par une personne ailleurs dans le monde, alors la migration du travail peut perdre en importance. Au terme de la troisième dissociation, le marché du travail finirait par répliquer ce à quoi il ressemblerait avec une migration pleinement libre.

En observant la mondialisation actuelle au prisme des précédentes mondialisations et de ce qui pourrait être la prochaine mondialisation, Baldwin nous amène à nous représenter les avancées économiques des deux derniers siècles comme un continuum impulsé par les émancipations successives dans la circulation des biens, des informations, puis des individus. Il permet aussi de s’imaginer un futur où tout se déplacerait quasi instantanément et presque sans coûts autour du globe : ce serait la victoire ultime sur les contraintes spatiales. »

Branko Milanovic, « Liberation from the shackles of space », in globalinequality (blog), 23 décembre 2016. Traduit par Martin Anota